Verniana reste le seul forum vernien de haut niveau qui soit vraiment international, qui transcende les frontières géographiques et linguistiques. Toutefois, vu la nationalité du premier intéressé et la langue des documents primaires, la France et le français forment le point de départ obligatoire pour tous ceux qui s’intéressent à Verne. C’est un rare domaine du savoir où l’anglais ne véhicule pas la majorité des synthèses et des recherches de pointe : paradoxe, vu le nombre de chercheurs verniens venus d’autres horizons.
Le volume 12 de la revue, qui vient de clore, renferme une large gamme d’approches : notamment un nombre croissant de comptes rendus, une étude en « aval », à propos de Paris au XXe siècle et d’une initiative d’urbanisation, et deux études « en amont » : une recherche des sources de l’auteur dans la littérature classique et une transcription commentée d’extraits d’un manuscrit inédit.
Par de tels articles, Verniana trouve un équilibre délicat entre, premièrement, la communication entre les spécialistes et les essais conçus pour le grand public. La littérature, en dernière analyse, consiste en une sorte de fourre-tout, de pot-pourri, dernière refuge des généralistes, où les idées les plus familières peuvent vivre en promiscuité avec les plus révolutionnaires. Division qui correspond seulement en partie à l’écart mental entre les chercheurs établis, voire conservateurs, dominant les instances verniennes, et les nouveaux venus, porteurs de vents — ou d’ouragans — d’ailleurs, bouleversant allègrement les conceptions et les hiérarchies.
Et deuxième équilibre qui se trouve dans les « colonnes » de Verniana, avec l’élargissement à l’échelle mondiale et un foisonnement de médias de toutes sortes, la communication en études verniennes n’est plus réservée à l’Europe occidentale. Le temps où un seul colloque pouvait réunir la majorité de ceux qui faisaient de la recherche originale est bien révolu, comme l’est même le temps où l’on pouvait espérer lire tout ce qui s’écrivait. La place est dorénavant cédée à une anarchique multiplicité de voix, à tous les tons, discordante on l’espère. Toutefois, cette internationalisation fait penser au point de départ : peut-on être vernien sans connaître le français ? (On a l’impression que nombre d’autorités, et non des moindres, l’ont fait.) Les recherches de pointe peuvent-elles se faire en traduction ?
Contribuant à cette tendance centripète, les nombreuses sociétés verniennes, normalement dotées d’une revue, ont malgré tout continué leur activité en 2021, avec une vigueur surprenante. D’autant plus méritoire à cet égard est la résurgence des études hispanophones, manifestée par la santé florissante d’une revue, Mundo Verne, d’une maison d’édition bilingue et multinationale, Paganel, et des colloques biannuels. À l’extrême opposé, la Chine et le chinois montrent peu d’activité internationale sur ou autour de Verne — signe d’un dégagement plus large ?
Mais plutôt que de rester plus longtemps sur les accomplissements — très réels — de Verniana et des Verniens pendant l’année passée, il sied de regarder les perspectives futures — tout en étant conscient que, comme les cordonniers sont souvent mal chaussés, les futurologues sont enclins à se tromper.
Certains ont émis l’avis que les découvertes essentielles en études verniennes ont déjà été faites, que les inédits commencent à tarir, que l’on commence à savoir tout sur l’œuvre de Verne. Dans son éditorial de 2021, tout en évoquant quelques possibilités d’élargissement d’activité, Alex Kirstukas en constate ainsi un certain ralentissement. À mon avis, il serait téméraire de parler d’une « dernière frontière », étant donné le travail qui reste à faire dans deux ou trois domaines en particulier, secouru par un outil dont l’utilité ne fait que commencer : l’informatique.
Certes, écrire sur Verne en ne recourant qu’à la plume et le papier restera toujours possible. Mais ce sera de se priver d’outils proprement miraculeux, quasi instantanés, à commencer par la libre consultation en ligne d’une bibliographie colossale, commencée par Jean-Michel Margot et massivement augmentée par Wim Thierens, qui recense la grande majorité des publications sur Verne depuis le début. Ou l’indexation : ceux qui ont travaillé dans les brumes de l’histoire gardent un sens d’émerveillement devant la possibilité de rechercher les mots clefs, avant tout les noms propres, à travers des milliers de textes. Ou, ayant trouvé un document des plus obscurs, de le lire et même d’en copier le texte. Ou encore de le faire traduire, même depuis le japonais ou le gallois, sans élégance il est vrai mais suffisamment pour en extraire du sens.
Quant aux domaines de recherche peu exploités à ce jour, certes bâtis sur des fondements peu sûrs, voire friables, figurent d’abord les textes de Verne publiés avant 1863 mais non signés et donc non identifiés. Il n’est pas clair, même si d’autres candidats à l’inclusion se présentent, que l’on puisse se trouver un consensus sur la fiabilité de l’attribution ou même sur les critères de chercher un tel accord.Autrement plus urgent est l’établissement du texte des romans verniens, à commencer par les plus célèbres. S’il peut sembler surprenant de prôner une opération si fondamentale, faite depuis longtemps pour les autres écrivains reconnus, il est évident que même les meilleures éditions contemporaines continuent à laisser passer un certain nombre d’erreurs en tous genres. Il manque actuellement en effet une politique ou une volonté de correction des coquilles, des erreurs grammaticales, des fautes d’orthographe — sans même évoquer la question des noms propres fautifs. Autre urgence, sans doute préalable : vérifier si les célèbres éditions illustrées in-8o sont bien toujours les « meilleures » (ce n’est déjà pas le cas pour Vingt mille lieues et Autour de la Lune). Travail complémentaire pour connaître à fond les textes verniens : à partir de l’édition jugée canonique, quelle qu’elle soit, en citer les variantes, soit stylistiques ou mineures comme normalement dans les diverses éditions, soit pouvant atteindre des dizaines de pages en ce qui concerne les brouillons.
Seulement à partir d’un tel travail de fond sera-t-il possible de définir une édition de référence des Voyages extraordinaires tout entiers. À la différence des essayistes qui peuvent allègrement glisser sur les obscurités et les contradictions du texte, les traducteurs en seront reconnaissants, car ils sont à présent obligés de faire face aux textes quelque peu malmenés par Hetzel et reproduits plus ou moins comme tels depuis, pour tenter d’en extraire un texte plus cohérent. Même constat pour l’éducation nationale française qui s’efforce toujours, que ce soit au niveau du bac ou de l’agrégation, de traiter des textes qui bafouent les règles de l’accord ou évoquent des entités géographiques inexistantes.
Si l’établissement de textes fiables des romans reste de toute urgence, la lecture des manuscrits des romans verniens semble presque aussi pressante. La majorité de la dizaine de milliers de feuilles manuscrites est inexplorée à ce jour. Même si cela reste un domaine controversé, à en juger par des commentaires récents sur la question, il semble évident que mieux connaître ces précieux documents, qui sont, presque tous, littéralement de première main, ne pourrait en aucun cas nuire à la connaissance de Verne.
À plus long terme, et donc à plus grand risque d’erreur, il est possible d’imaginer — et donc d’introduire ? — des contributions informatiques croissantes dans les études verniennes. D’abord dans la présentation des éditions critiques qui, à partir du texte de base, doivent extraire un fil d’Ariane dans le dédale de variantes, d’interventions allogènes (en l’occurrence hetzeliennes…), de repentirs, de passages illisibles à force de ratures, des vingtaines d’éditions numérotées, tout en montrant, si possible, la relation — identité, opposition, correction, raffinement — entre le texte de tous ces états : le tout sans descendre dans le maelstrom sans fin des variantes infimes dans la ponctuation.
En amont, la transcription semi-automatique de la meilleure calligraphie de Verne, sinon des carnets de bord ou des brouillons des romans, devra être réalisable tôt ou tard. Le but ultime serait d’aboutir à une feuille manuscrite sous-tendue par la transcription correspondante — reproduite dans une couleur qui corresponde au scripteur ou à l’étape de correction ? — , où, comme actuellement pour les textes imprimés, l’on pourrait simplement survoler le texte pour voir sa transcription.
En remontant encore plus loin dans la création vernienne, quasiment jusqu’à la source même, l’on peut rêver également de pouvoir radiographier les manuscrits des romans les plus connus, comme pour les manuscrits de la mer Morte ou de Proust, de voir « dans » les manuscrits, de percevoir les couches successives des palimpsestes, même de discerner le texte effacé, à la recherche naturellement des modifications successives, mais en visant avant tout la version primitive de la prose vernienne, le degré zéro de la composition, la création même.
Pour les années 2020, en somme, et même au-delà, il reste encore beaucoup de pain exégétique sur la planche verniennne. Quelles que soient les découvertes, impossibles à prévoir, mais que l’on peut croire nombreuses et qui, avec un peu de chance, seront révolutionnaires, Verniana, en approchant l’année mythique de 2028, continuera sur son erre, maintiendra sa vitesse acquise, et restera ainsi au centre du renouveau.