Concernant la vie et l'œuvre de Jules Verne, un des sujets qui a fait couler beaucoup d'encre dans les années récentes est celui de l'écrivain lié à l'ésotérisme, [1] passant par des interprétations numériques ou des relations supposées que Verne aurait eues avec les extraterrestres, son attachement aux rose-croix, ou encore des indications sur le devenir du trésor de Rennes-le-Château. Cependant, l'appartenance de Jules Verne aux francs-maçons n'a pas pu être prouvée. C'est pour cette raison que chaque fois qu'un nouveau livre sur le sujet s'annonce on s'attend à lire toujours les mêmes théories répétées encore une fois. Précisément, sur cette matière, José Gregorio Parada Ramirez a écrit Le Grand secret maçonnique de Jules Verne, publié en 2021 par les Éditions Hermésia, un livre qui diffère un peu de ses prédécesseurs.
Bien que le livre n'apporte rien de nouveau sur le sujet, il se présente bien (en couverture rigide, par ailleurs), avec une mise en page attractive et très réussie qui attire l'attention sur la panoplie de graphiques et des images qui illustrent le tout. Il est divisé en quatre parties et comme on pourrait s'attendre à un travail qui présente un sujet assez méconnu du grand public, la première section sur « les sociétés secrètes » (quelque vingt-cinq pages) est dédiée exclusivement à expliquer en détail les grandes lignes qui entourent ces types de sociétés, tout en explorant des personnes célèbres qui ont appartenu à des telles sociétés, pour finalement atterrir dans la franc-maçonnerie qui semble être l'objet de discussion du volume de plus de 350 pages.
« Jules Verne et son entourage » est le titre générique de la deuxième partie du texte et commence par décrire l'ambiance familiale par rapport à la religion et les différences d'approche entre l'écrivain et ses parents, introduction qui met en contexte les pages suivantes où Parada liste les personnes qui constituent le réseau social qui gravite autour de Jules en passant par les musiciens, les anarchistes, les écrivains, les dramaturges, les scientifiques, les géographes, les nobles, les journalistes, les illustrateurs, les amis, et les voisins. Puis, on passe aux influences littéraires ou non de ces personnes qui l'ont motivé et inspiré au développement de ces romans. On y voit défiler, devant nous, des profils connus, tels que ceux d'Edgar Allan Poe et Walter Scott, d'ailleurs deux personnes qui l'ont profondément influencé, selon les propres mots de l'écrivain qui parle de son admiration pour ces hommes dans plusieurs de ses entretiens. Jusque-là, 140 pages pour nous introduire à la matière et nous faire déguster l'« épisode » suivant qui constitue, sans aucun doute, le noyau de cet ouvrage.
Dans la troisième partie de ce volume, il s'agit des « symboles maçonniques dans le corpus vernien » et c'est dans les cent pages suivantes que l'on constate que l'auteur du livre travaille l'aspect lexicographique du corpus vernien. En effet, à l'aide d'un logiciel, Hyperbase, il a réussi à obtenir des statistiques mesurables et palpables par rapport à une longue liste de mots, de symboles, et des concepts utilisés dans le vocabulaire maçonnique courant : le soleil, la Lune, les étoiles, la lumière, les quatre éléments, les cinq sens, la musique, les mathématiques, et le silence pour ne mentionner que quelques-uns. On pourrait alors se demander comment Verne aurait-il pu éviter, dans ses romans géographiques, la mention de quelques-uns de ces éléments ? S'agit-il nécessairement d'allusions maçonniques ? ou plutôt un ensemble de mots qui sont évidements reliés à ce genre littéraire et son vocabulaire implicite ? Autrement dit, l'apparition de ces mots pourrait être significative dans un autre scenario, mais ils perdent leur importance dans le contexte des romans parus dans la série des Voyages extraordinaires.
En recourant à la textométrie, on apprend alors que le mois de mars est le plus cité dans l'ouvre vernienne (666 fois) et ce
mois de mars coïncide avec le premier équinoxe, l’équinoxe de printemps, qui détermine le commencement, la renaissance de la nature. Et ce commencement n’est pas négligé par le calendrier maçonnique proposé par Jules Boucher. [2]
On constate aussi que le nom de Mozart,
franc-maçon célèbre, occupe d’ailleurs le premier rang de la liste des musiciens cités par Verne, [3]
apparait 25 fois dans le corpus ; qu'une vingtaine de veuves apparaissent dans l'ensemble étudié ; ou encore que
dans le corpus vernien, les quatre points cardinaux sont très fréquents, notamment en fin de carrière. Le nord reste préféré par l’auteur au début sa production littéraire. De manière globale le nombre d’occurrences ne laisse aucun doute par rapport à l’importance que l’auteur concède au nord. Nord : 3487. Sud 2786. Ouest : 2508. Est : 1194. [4]
La quatrième et dernière partie à propos de « quelques aspects ésotériques de l'œuvre de Jules Verne », semble débuter sur le vif de la discussion en mentionnant la théorie glissée par Lamy dans son très médiatique Jules Verne, initié et initiateur, selon laquelle l’auteur des Voyages extraordinaires aurait appartenu à une société secrète nommée Angélique, aussi connue sous le nom de « la Société du Brouillard », ainsi que l'étude de Franck sur Rennes-le-Château, pour citer deux des hypothèses très répandues. Suivent des sections dédiées à quelques aspects plus ou moins controversés dans sa représentation dans l'œuvre vernienne : les sociétés secrètes, le spiritisme, même le vampirisme, la vie éternelle, et la réincarnation !!! En se basant surtout dans la bibliographie existante et en tirant des citations par ci et par là, c'est à mon avis, la partie la moins réussie de tout le livre et que l'on pourrait facilement avoir laissée hors de l'ouvrage, même si son sens documentaire pourrait être intéressant en résumant ce qui a été dit à ce sujet jusqu'à nos jours. Une section sur les nationalités des personnages verniens nous confirme statistiquement qu'autour de 25 % d'entre eux viennent de l'Angleterre, ce qu'on peut déduire déjà à partir des propres mots de l'écrivain qui concède une prédilection spéciale pour ce pays, ainsi que pour le nouveau et naissant pouvoir, les États-Unis. Les quelques pages dédiées aux prédictions et aux anticipations dans les textes de Verne tiennent difficilement la route et n'ont pas leur place non plus dans un livre comme celui-ci. En effet, une bonne partie de cette section pourrait avoir été facilement supprimée, sans que le livre perde du tout son fil conducteur. Ce n'est qu'un tiers des quatre-vingts pages qui la composent qui pourraient avoir été « gardées » et intégrées à la section précédente.
José Parada finit son étude en disant qu'il a
présenté Jules Verne dans une perspective très peu connue. En général, les écrivains et leurs œuvres sont abordés du point de vue strictement littéraire, c’est-à-dire que l’on oublie souvent l’écrivain pour limiter la recherche uniquement à son œuvre. [5]
En effet, l'auteur a voulu éviter d'émettre des opinions personnelles et s'est limité à exposer les faits, et les recherches qui ont été faites au fil des années. Il a repéré presque tout ce qui pourrait avoir être mis en rapport entre Jules Verne lui-même et un sujet si singulier comme celui qui concerne les sociétés secrètes, très particulièrement la franc-maçonnerie. Si Verne a eu une relation plus ou moins étroite avec des personnes qui ont fait partie de différents cercles ésotériques, rien n'a été prouvé par rapport à son appartenance à des sociétés de ce type. En exposant les allusions directes ou indirectes au langage maçonnique dans son œuvre, l'auteur constate que, vu son cercle d'influence, Verne ne semble pas être dissocié de certains symboles et pratiques utilisés dans des sociétés secrètes, et il finit par dire que
malgré l’ampleur de la recherche, le nombre de liens que nous avons pu établir entre Verne et les membres de différentes sociétés secrètes, notamment de la franc-maçonnerie, nous ne pouvons pas affirmer catégoriquement que l’écrivain faisait partie de ce genre de cercle. [6]
Bien que dans cet ouvrage l’approche textométrique n'est pas aussi présente que dans d'autres de ses études où il l'a utilisée de façon plus systématique, [7] Parada apporte des pistes sur une méthode qui ouvre la porte à de nouvelles façons de faire. Sous la loupe de l'analyse lexicale détaillée, en s'appuyant sur les statistiques, l'outil peut s'avérer un support intéressant pour des futures recherches, et qui pourra s'appliquer à l'ensemble du corpus. Il va nous permettre de regarder les Voyages extraordinaires sous un nouvelle perspective, en parcourant les mots utilisés par son créateur pour y établir des liens, et tirer des conclusions qui nous aideront à mieux comprendre l'écrivain et ses créations.
Le volume se termine par quelques annexes utiles, à savoir une liste du « réseau social » de Jules Verne en forme de tableau, une autre liste — appuyée encore une fois sur la textométrie — qui nous fait savoir que « Comte » (1481), « Seigneur » (744) et « Sir » (585) sont les trois titres de noblesse les plus utilisés par l'écrivain français dans les œuvres analysées. [8] Une référence de la bibliographie connue sur ce sujet passionnant est incluse pour clore, même si les travaux de Chotard à cet égard ne sont pas présents dans cette énumération. L'auteur a-t-il pu consulter ses articles ? connaissait-il ces textes ? Il y a eu, dans ce cas, un manquement au travail de recherche préparatoire qui sert notamment à consulter et à se documenter avec toute la bibliographie précédente déjà produite sur le sujet.
Le Grand secret maçonnique de Jules Verne est en somme un résumé quasi complet des travaux faits à propos du sujet de l'implication de l'auteur des Voyages extraordinaires dans des sociétés secrètes, en particulier la franc-maçonnerie. Il faut signaler que ce volume est un condensé de sa thèse rédigée pour l’obtention du doctorat en Langue et Littérature françaises, en 2013, à l'Université de Nice-Sophia Antipolis. [9] L'auteur est extrêmement prudent et ne prend pas partie sur les liens entre Jules Verne et les traditions maçonniques. C'est ce qui le différencie, en quelque sorte, de ses prédécesseurs. Pourtant le « Grand secret » qu'on annonce dans le titre du livre, n'est jamais révélé. On assiste plutôt au parcours d'un ensemble de faits et des données qui peuvent certainement se retrouver en même temps dans la tradition maçonnique et n'importe quelle œuvre majeure du XIXe siècle qui sont riches en images et en symboles communs ; l'histoire et l'iconographie maçonniques ont toujours voulu rendre compte du monde physique et de la place qu'y occupe l'homme et son travail, en se faisant l'écho de préoccupations contemporaines. Ce sont des pages à déguster, élaborées avec soin, même si on ne mentionne pas et qu'on n'utilise pas du tout des sources reliées à la thématique qui pourraient avoir enrichi le volume encore plus. C'est une recherche adressée au grand public, pour les initiés et aussi pour les non-initiés à l'œuvre de l'écrivain français le plus traduit dans le monde. Une exposition riche en contenu visuel et textuel permettra au lecteur de se placer en position de connaitre les faits et d'en décider par lui-même.
Notes
- RENOUX, Alfred et CHOTARD, Robert : Le Grand test secret de Jules Verne. Paris Robert Chotard, 1962.
RENOUX, Alfred et CHOTARD, Robert : Jules Verne le divin magicien. Paris : Robert Chotard, 1964.
CHOTARD, Robert : De Jules Verne aux extra-terrestres. Paris : Robert Chotard, 1967.
MARIE, Franck : Le surprenant message de Jules Verne. A-t-il connu le « secret » du trésor de Rennes-le-Château (Aude) ? Malakoff : S.R.E.S. - Vérités Anciennes, 1982.
LAMY, Michel : « Jules Verne et le trésor des rois de France ou le sens caché de Clovis Dardentor ». In : Bulletin de la Société Jules Verne. Paris, vol. 17, Nr. 65/66, 1983. pp. 70-74.
LAMY, Michel : Jules Verne, initié et initiateur. La clé du secret de Rennes-le-Château et le trésor des Rois de France. Paris : Payot, 1984. ^ - Le Grand secret maçonnique de Jules Verne, p. 150. ^
- Idem. p. 175. ^
- Idem. p. 156. ^
- Idem. p. 339. ^
- Idem. p. 339. ^
- PARADA RAMIREZ, José Gregorio. Les voyages extraordinaires sous
le regard des statistiques lexicales, ISBN 979-8-51-513967-4. 353 p.
PARADA RAMIREZ, José Gregorio. « Panorama d’un corpus millionnaire ». In: Hechos y proyecciones del lenguaje. Pasto, Colombia, 2011, pp. 241-265.
PARADA RAMIREZ, José Gregorio. « L’espace géographique vernien mesuré par la textométrie ». In: TRESACO, María Pilar et al. De Julio Verne a la actualidad: La palabra y la tierra. Prensas de la Universidad de Zaragoza. Espagne. ISBN: 978-8415770-58-9. 2013 pp. 165-182.
PARADA RAMIREZ, José Gregorio. « Stylistique de la phrase vernienne sous l’optique de la textométrie ». In: Matices en Lenguas Extranjeras. Universidad Nacional de Colombia. 2015.
PARADA RAMIREZ, José Gregorio. « Étude textométrique du syntagme nominal dans l’œuvre de Jules Verne ». In: Synergies Argentine. ISSN: 2260-1651. ISSN de l'édition en ligne: 2260 – 4987. 29 juin 2017. no 4. ^ - L'auteur a inclus dans le corpus :
55 romans ayant appartenant aux Voyages extraordinaires, en excluant Les Cinq Cents Millions de la Bégum, L’Étoile du sud, L’Agence Thompson, Le Pilote du Danube, Les Naufragés du « Jonathan », Le Secret de Wilhelm Storitz, et L’Étonnante Aventure de la mission Barsac ;
le roman posthume Voyage (à reculons) en Angleterre et en Écosse ;
une collection de nouvelles (Un Drame dans les airs, Un drame au Mexique, Martin Paz, Pierre-Jean, Maître Zacharius, Un Hivernage dans les glaces, Le Mariage de Mr Anselme des Tilleuls, Joyeuses misères de trois voyageurs en Scandinavie, Le Comte de Chanteleine, Les Forceurs de blocus, Le Humbug, Une Fantaisie du docteur Ox, Les Révoltés de la Bounty, Dix heures en chasse, Frritt-Flacc, Les Aventures de la famille Raton, Gil Braltar, Mr Re Dièze et Mlle Mi Bémol) ;
et un ensemble de textes divers (Salon de 1857, Edgar Poe et ses œuvres, À propos du Géant, Géographie illustrée de la France et de ses colonies (extrait), Les Méridiens et le calendrier, Vingt-quatre minutes en ballon, Une ville idéale, Inauguration du Cirque municipal d’Amiens, Souvenirs d’enfance et de jeunesse). ^ - Lecture documentée et analyse textométrique de l'œuvre de Jules Verne. Les influences de la Franc-maçonnerie (Université de Nice, 2013, 872 p.). Il existe aussi une traduction en espagnol, Jules Verne y la Francmasonería. Un intento por escudriñar la simbología masónica y las influencias de esta y otras sociedades secretas en la obra del afamado escritor (Kindle Direct Publishing, 2017, 566 p.), https://www.amazon.com/dp/1549976826. ^