Dans sa biographie notoire, Jules Verne (1928), Marguerite Allotte de la Fuÿe donne des informations qui s’avèrent souvent exclusives, et auxquelles les biographes suivants n’ont pas hésité à faire emprunt, tout en critiquant vertement les approximations et raccourcis de la biographe, cependant habituels à l’époque.
L’on a récemment élucidé deux détails signifiants de la vie de Verne, signalés par la biographe seule mais de manière incomplète ou inexacte. En ce qui concerne les dîners des « Onze sans femmes », que toutes les biographies situent dans les années 1850, un examen croisé des deux feuilles d’invitation connues et de la presse contemporaine montre que la date des dîners est en fait bien postérieure, en 1868 [1].
Invitation au dîner des Onze sans femmes, « mardi 4 mai [1868] » |
Une confirmation et une complétion ont également émergé concernant l’identité de la première institutrice de Verne à Nantes vers 1834, qu’Allotte de la Fuÿe identifie seulement sous la forme de : « Madame Sambain, l'inconsolable veuve d'un capitaine au long cours » (p. 20). Il s’agit plutôt de Marie-Élisabeth Sambin (1767-1859) [2], femme bien attestée dans les documents contemporains.
La biographe, de même, n’invente point une troisième information, mais la rapporte encore de manière inexacte. En ce qui concerne le Verne d’environ 1844-1845, elle évoque :
ses camarades : [Ernest] Genevois, [Émile] Coëtoux du Tertre, Charles Maisonneuve. Il fréquentait avec eux le « Cercle des Externes », qui se tenait chez le Père Bodin, libraire, dont la boutique avançait un bec menaçant entre la Place du Pilori et la Grande Rue.
C'est sur un coin de la table du Père Bodin, que Jules Verne écrivit une tragédie en vers dont le nom même a péri ! (p. 28)
Personne à ma connaissance n’a ajouté à cette saynète. Cependant, grâce aux ressources mises en ligne par la Bibliothèque nationale française et Google Books, l’on peut dès maintenant confirmer l’existence d’une telle librairie.
Rappelons qu’à l’époque, les éditeurs faisaient souvent fonction de libraires, s’assurant par ce moyen au moins un lieu de débit. D’autre part, s’agissant de livres chers, avant l’avènement d’imprimeries hautement mécanisées, les librairies avaient tendance à devenir cabinets de lecture, auxquels l’on pouvait, moyennant un abonnement, fréquemment emprunter les livres. Et enfin, par une transition naturelle, les cabinets de lecture donnaient parfois naissance aux salons littéraires. Si ces divers cercles sont normalement réservés aux hommes, les femmes pouvaient bénéficier, par des intermédiaires, de la possibilité de prêts.
En revenant à l’allusive allusion allottienne, Google nous amène assez vite à une « imprimerie Mellinet », située au 5 place du Pilori, brevetée en 1816 et dirigée dans les années 1840 et 1850 par « Mme veuve Camille Mellinet » (François-Camille étant les prénoms du mari défunt) [3], sous le nom de « mpr. [Pierre Joseph] Mellinet fils ». Cet établissement imprimait notamment les Annales de la société académique de Nantes et de la Loire-inferieure semestrielles et le Journal de Médecine bimensuel.
Camille Mellinet |
« Jean Baudin » (5e ligne), « Imprimeur[s] en Lettres », et « Jean-Marc Baudin » (12e ligne), « Libraire[s] » |
D’autre part, un Prosper Sébire est libraire-éditeur au 4 ou au 5 place du Pilori, attesté dans les années 1835-1846 et au-delà ; avec apparemment un cabinet de lecture, spécialisé notamment dans les guides et les histoires de Nantes et des environs. La librairie Sébire aurait peut-être ainsi succédé à celle des Mellinet.
p>Page de titre de La Muse fugitive de Baudin |
Il s’avère légèrement plus difficile d’identifier « le père Bodin ». Une recherche dans les milieux littéraires aboutit néanmoins à un Jean(-Marc) Baudin aîné, attesté comme libraire nantais en 1809 ; qui y dirige un cabinet de lecture, et dont le programmatique Catalogue des livres qui se donnent en lecture, par abonnement, chez Jean-Marc Baudin aîné, libraire… (Imprimerie Victor Mangin, [Nantes], 1812) contient 3 076 livres, y compris 2 480 titres de littérature et 526 « livres d’histoire… mémoires et… “voyages“ » [4] ; et qui, selon un officiel « État des imprimeurs » (v. 1827), reçoit le brevet d’« Imprimeur en lettres » en janvier 1818 [5]. Le nom a laissé une autre trace dans la postérité, sous la forme d’un volume de poésies pareillement imprimé aux frais de l’auteur, au titre un peu larmoyant, La Muse fugitive, ou le charadiste breton (Imprimerie Victor Mangin fils, Nantes, 1824). Ce volume indique que l’auteur continue son activité de « libraire breveté, au bas de la haute Grande-Rue, à l’entrée de la place Bourbon », et qu’il offre toujours la « lecture par abonnement » (p. [6]). La place Bourbon étant l’ancien nom de la place du Pilori, cet endroit coïncide avec la boutique située « entre la Place du Pilori et la Grande Rue » de la biographe vernienne.
Toutefois, la colonne d’« Observations » dans ce même «État des imprimeurs » note contre le nom de Baudin : « décédés [sic], son imprimerie a été inventoriée et vendue au mois de juillet 1824 aux sieurs [illisible] [6], du convertissement de l’administration ».
Un autre Jean-Marc Baudin, peut-être après tout la même personne, ou bien son fils, reçoit son brevet de « libraire » six mois après le premier, le « 18 juillet 1818 ». Il est possible par conséquent que ce second Baudin reste vivant dans les années 1840 et même plus tard reçoive lui aussi l’épithète d’ « aîné ».
Mme Allotte de la Fuÿe a en somme confondu « Baudin » et « Bodin », tout de même homonymiques ; a substitué « père » à « aîné » ; et a peut-être fait des amalgames entre deux personnes, Baudin père et fils, et entre deux ou trois établissements, la librairie-cabinet de lecture des années 1810 et 1820 et la/les librairie(s)-maison(s) d’édition des années 1840.
Il faut néanmoins lui reconnaître le mérite d’avoir rapporté des informations essentielles et de nous avoir ainsi transmis le nom de ce haut-lieu de formation littéraire du jeune Jules Verne.
Notes
- Voir mon article, « La date des dîners des “Onze sans femmes” : une rectification », Verniana, vol. 10, 2017-2018, p. 147-153. ^
- Voir mon Vingt mille lieues sous les mers. Texte restauré, édition établie, annotée et présentée, Presses universitaires Blaise-Pascal (2022), p. 467. — Robert Taussat a identifié l’orthographe exacte du nom de famille et l’adresse du pensionnat dans son article pionnier, « Rêverie sur un vieil almanach », Bulletin de la société Jules Verne, no 16, 1970, p. 160-163. ^
- Le 27 mars 1856, Verne sera reçu à Paris par le général Émile Mellinet, frère de Camille. ^
- Patricia Sorel, La Révolution du livre et de la presse en Bretagne (Presses universitaires de Rennes, 2004), chap. 5. Avant de s’embarquer sur les visites formatrices en Écosse et en Norvège, on le sait, Verne s’alimente surtout de « voyages ». — Ce Catalogue précise notamment que, moyennant « pour un mois, 3 frs » ou « pour une année, 28 frs », « chaque abonné recevra quatre à six volumes à la fois, suivant le format ». ^
- L’« État des imprimeurs » reproduit ici contient d’autres noms intrigants pertinents à la jeunesse de Verne : Forest, Mollinet, Mangin, Marcé. ^
- Les noms non identifiés sont certainement les "sieurs Busseuil frères", évoqués dans la même liste. ^