Les lecteurs du Voyage au centre de la Terre de Jules Verne (1863) se souviennent peut-être d'une visite supposée du chimiste Humphry Davy (1778-1829) au minéralogiste Otto Lidenbrock [1]. Après avoir théorisé sur la composition métallique de la Terre, Davy a impressionné Lidenbrock avec « une expérience bien simple » réalisée dans le confort de son propre bureau :
Il composa une boule métallique faite principalement des métaux dont je viens de parler, et qui figurait parfaitement notre globe ; lorsqu’on faisait tomber une fine rosée à sa surface, celle-ci se boursouflait, s’oxydait et formait une petite montagne ; un cratère s’ouvrait à son sommet ; l’éruption avait lieu et communiquait à toute la boule une chaleur telle qu’il devenait impossible de la tenir à la main. [2]
Les talents de conteur de Verne sont pleinement mis en valeur dans ce passage : une cascade spectaculaire mais sans conséquence, exécutée lors de conférences par le vrai Davy — en faisant couler de l'eau dans un modèle réduit de volcan chargé en potassium et laissant la réaction à son cours pyrotechnique — est redirigée par une prose pleine de talent pour devenir un petit miracle scientifique. [3] La version vernienne de l'expérience, qu'elle soit le fruit d'un malentendu ou d'une mythification délibérée, a permis à Davy de créer rien de moins qu'une planète Terre en miniature pleinement fonctionnelle : vivante grâce à une activité géologique accélérée, exploitant le changement et la transformation, réagissant aux stimuli externes avec une mystérieuse énergie interne, le tout dans son propre système microcosmique autonome.
Il est tentant de comparer cette image à la description du projet des Voyages extraordinaires de Hetzel, avec son impossible promesse que Verne réécrirait toutes les informations connues et inconnues, toute « l'histoire de l'univers », pour les faire entrer dans les limites étroite d'une suite de romans didactiques. [4] En réponse, Verne (mettant en scène Davy jouant à Dieu ?) façonne effectivement ses récits comme des mondes microcosmiques d'information et d'invention, des « microgalaxies », pour citer un hommage (elliptique mais intrigant) à Verne de Vladimir Nabokov. [5] Transposons l'anecdote de Lidenbrock, de manière encore plus métatextuelle, au domaine des études verniennes, lui-même un petit monde continuant à prospérer et à réagir même si son système se modifie constamment.
Au cours de ces dernières années, les spécialistes et fans de Jules Verne ont assisté à un épanouissement grandissant de la mise à disposition du public d'un matériel de recherche multilingue facilement accessible — un des stimuli externes générant une action à la manière la « rosée fine » de Davy provocant une activité géologique. La plate-forme en ligne Gallica de la Bibliothèque nationale de France, déjà une ressource considérable et précieuse lorsque Garmt de Vries-Uiterweerd l'a citée dans son éditorial du volume 7 de Verniana, continue son développement, offrant non seulement du matériel varié spécifique à Verne, mais aussi de nombreux journaux et revues. À cet égard, elle peut être comparée avec succès à une collection qui se développe de manière similaire aux États-Unis, Chronicling America, hébergée conjointement par la Bibliothèque du Congrès et la National Endowment for the Humanities, en offrant un large assortiment de journaux américains, y compris de nombreux titres peu connus. L'interface de Chronicling America est sans doute la plus conviviale avec la possibilité de recherche sur le texte entier, les mots clés étant mis en évidence directement sur les pages présentées à l'écran. Par contre, l'interface de Gallica permet un accès plus rapide à des dates précises et présente l'avantage d'offrir l'accès aux quotidiens et jounaux de premier plan, comme Le Figaro ou Le Temps. Les anciens numéros des journaux comparables aux Etats-Unis (comme le Boston Globe ou le New York Times) sont généralement non disponibles en accès libre en ligne, enfermés dans leurs propres archives auxquelles il faut s'abonner pour y avoir accès. Comme le souligne l'éditorial de de Vries-Uiterweerd, l'immensité même de ces archives menace de submerger le chercheur ; peu importe l'ingéniosité des fonctions de recherche disponibles, c'est au lecteur qu'il incombe toujours de trier le bon grain de l'ivraie et de donner un sens aux résultats obtenus. Ce numéro de Verniana ne comprend pas moins de trois textes dans lesquels des journaux du dix-neuvième siècle sont mentionnés, démontrant les possibilités de naviguer au sein de telles archives numérisées. En effet, lorsque je présentai en 2017 la première publication en feuilleton (aux Etats-Unis) du Tour du monde en quatre-vingt jours (Around the World in Eighty Days) lors de l'Assemblée annuelle de la NAJVS (North American Jules Verne Society) [6], les deux journaux fortement impliqués n'étaient disponibles que sous forme imprimée ou sous forme payante. Maintenant, tous les deux sont disponibles gratuitement sur Chronicling America.
De nouveaux sites avec des informations originales et des outils de recherche plus spécifiques semblent en train de naître pour offrir du matériel d'étude sous la forme de nouvelles publications verniennes en plusieurs langues. T3AxEL, une équipe internationale d'experts dirigée par María Pilar Tresaco et hébergée par l'Université de Saragosse, a récemment mis à disposition du public le site web Jules Verne : Textes, Territoires, Technologies (<http://axelverne.unizar.es/>), qui présente un large éventail d'informations et de textes des premières éditions de Verne en espagnol et en portugais. Parallèlement, Ediciones Paganel, la maison d'édition de la Société Hispanique Jules Verne dirigée par Ariel Pérez Rodríguez, propose de nouvelles traductions espagnoles de nombreux textes verniens moins connus, ainsi qu'un éventail impressionnant de travaux de recherche sur Verne, notamment en français et en espagnol. Des efforts tout aussi prometteurs apparaissent dans d'autres langues, comme les efforts en cours menés par Andrzej Zydorczak pour publier une grande partie du corpus Verne, récemment traduit, sous les auspices de la Polskie Towarzystwo Juliusza Verne'a (la Société polonaise Jules Verne).
Pour l'instant, les publications Verne en anglais semblent être dans une période temporaire d'activité ralentie. En 2018, la Société Jules Verne d'Amérique du Nord a achevé sa série Palik de documents verniens non traduits en anglais auparavant, un effort mené avec énergie et rigueur par Brian Taves. Son récent décès prématuré souligne les incertitudes existantes dans le domaine anglophone. Bien que de nombreux romans de Verne et la quasi-totalité des francophones ne soient toujours pas disponibles en bonne traduction anglaise, il est difficile d'estimer si de nouvelles traductions pourraient voir le jour. Il ne s'agit cependant que d'un instantané du moment présent, et il faut espérer voir bientôt de nouveaux développements dans ce domaine. Ici aussi, l'image d'un micro-monde en constante évolution semble adéquate, et il est évident que tout effort visant à briser les barrières linguistiques vaut la peine d'être tenté en toute circonstance. Comme Tresaco le laisse entendre dans son éditorial trilingue du précédent volume de Verniana, les efforts multilingues offrent beaucoup pour l'avenir des études de Verne, en ouvrant plus largement le domaine à de nouveaux lecteurs et chercheurs potentiels.
On ignore bien sûr quel type de paysage critique ces futurs verniens rencontreront et quel genre de verniens ils seront. Jean-Michel Margot a fait valoir que, bien qu'il reste beaucoup à faire parmi les manuscrits, les lettres et les notes de Verne, le domaine se trouve actuellement à un tournant. Les « deux Jules Verne », l'écrivain et l'icône populaire, sont dans certains cas devenus des entités tellement distinctes qu'il est souvent difficile de prévoir à quoi ressembleront les tendances futures en matière de lectorat et d'érudition. [7]
Verne diffère de nombreux autres écrivains qui, eux aussi, ont donné naissance à des sociétés portant leur nom et regroupant des spécialistes et des fans de leurs écrits. Dans de nombreuses sociétés d'appréciation littéraire, comme celles de P. G. Wodehouse, Jane Austen ou L. Frank Baum, pour prendre quelques exemples anglophones, il semble y avoir un certain consensus quant à l'ambiance romanquesque (par exemple, un univers fictif, un cadre philosophique ou un style personnel) que l'écrivain emploie constamment, une grande partie du plaisir de l'adhésion provenant de l'immersion partagée et consciente dans cette atmosphère spécifique. Verne ne s'intègre pas aussi facilement dans une forme ou une personnalité unique. En plus d'identifier deux Jules Vernes à travers l'histoire de la réception de son œuvre, nous pouvons également imaginer autant de Vernes individuels qu'il y a de lecteurs. Considérez ce numéro de Verniana, où Verne est à l'origine de bonnes et de mauvaises traductions (dans l'article d'Arthur B. Evans), Verne le jeune dramaturge en formation (Samuel Sadaune), Verne l'inspiration de la science et de la science-fiction (Jacques Crovisier), Verne la source d'adaptations parodiques et de textes aux variantes sauvages (Philippe Burgaud et moi), et Verne l'individu dont la vie personnelle et politique peut être entrevue à travers ses entretiens et ses notes manuscrites (Volker Dehs).
Si un vernien débutant ne disposait que de quelques perspectives de ce type, comme cela a parfois été le cas, [8] le domaine étudié et la vision que l'on pourrait avoir de l'écrivain seraient largement déformés. Dans Verniana, cependant, ces différents aspects de Jules Verne se combinent et s'unissent. Leur simultanéité et leur juxtaposition démontrent activement qu'il n'existe pas une seule compréhension faisant autorité à propos de Verne et de son œuvre, pas un seul cadre théorique valable, mais un éventail riche et en constante évolution d'approches potentiellement utiles.
Il ne s'agit pas de prétendre que toutes les interprétations imaginables de Verne sont également plausibles ou nouvelles. Ce domaine de recherche, comme tous les autres, a sa part d'arguments trompeurs. Il ne s'agit pas non plus d'exagérer la diversité actuelle de notre domaine, dans lequel, comme dans beaucoup d'autres cas, les approches non occidentales et non masculines sont encore radicalement minoritaires dans les publications. La diversité des approches sert plutôt à souligner que la multiplicité même des points d'entrée possibles est un avantage plutôt qu'un défaut de la recherche actuelle. Là encore, pour une troisième et dernière fois, l'image d'un microcosme davien-lidenbrockien semble d'une pertinence encourageante. À l'échelle mondiale, la lecture de Verne n'est pas une activité unique, mais un micro-monde entier en évolution, composé de différents processus et perspectives, avec le potentiel de se façonner et de se transformer mutuellement. Plus ce système est ouvert aux stimuli internes et externes, plus l'activité est fructueuse.
Il est à espérer que, dans la décennie qui va contenir le bicentenaire de Verne, les verniens de toutes les langues pourront trouver des moyens de se joindre à l'effort général et encourager ce type de recherche accessible à tous : interdisciplinaire, multilingue, à multiples facettes et de plus en plus diversifié dans tous les sens. La recherche vernienne est un monde miniature varié et en constante évolution, mais c'est aussi pour cette raison qu'elle est robuste et toujours convaincante — The Fabulous World of Jules Verne, comme l'on dit à Hollywood. [9] Même le mythique Humphry Davy de Verne, qui façonne de minuscules planètes dans le calme de son étude, ne pourrait guère en demander davantage.
NOTES
- Jules Verne a puisé l'anecdote sur Davy dans la 7e édition des Lettres sur les révolution du globe par Alexandre Bertrand (Hetzel, 1863), p. 365. Le texte est disponble sur Gallica. ^
- Jules Verne, Voyage au centre de la Terre (Paris: J. Hetzel et Cie, 1867), 31. ^
- The Royal Institution, où Davy réalisa cette expérience en 1812, en offre une démonstration sur YouTube : <https://www.youtube.com/watch?v=nxRHQ1xfnWc>. Un autre aspect de la récupération littéraire que Verne réalise de cette démonstration est bien entendu la façon dont il expose discrètement l'improbabilité logistique de cette rencontre imaginaire. En effet, comme le note Butcher — Jules Verne, Journey to the Centre of the Earth, trans. William Butcher (Oxford: Oxford University Press, 1992, 222) — Lidenbrock aurait eu une douzaine d'années à ce moment-là. ^
- J. Hetzel, « Avertissement de l'Editeur », dans Jules Verne, Voyages et aventures du capitaine Hatteras (Paris : J. Hetzel et Cie, 1866), 1-2. ^
- Dans le mystérieux univers alternatif d'Ada ou l'Ardeur (1969) de Nabokov, le pendant direct de Les Enfants du capitaine Grant de Verne serait un livre du capitaine Grant, intitulé Microgalaxies. Verne et Grant envoient également le narrateur du roman dans des rhapsodies de jeux de mots à forte connotation sexuelle : « au fin bout brûlant de la Patagonie, Captain's Grant Horn [la corne du capitaine Grant], une villa à Verna, mon joyau, mon agonie... ». Voir Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, Paris : Gallimard (coll. Folio), 1969-1975, p. 294, 438, 761. ^
- Ces recherches sont publiées pour la première fois dans ce volume de Verniana. ^
- Voir spécialement l'éditorial de Margot pour le volume 9 de Verniana. ^
- Les éditoriaux des volumes précédents ont déjà noté ou évoqué cette situation et la nécessité de l'éviter à l'avenir. Voir en particulier les éditoriaux de Daniel Compère et de Terry Harpold pour Verniana 1 et 3, respectivement. ^
- Il s'agit du titre de la version américaine du superbe film tchèque Vynález zkázy (L'Invention de destruction) de Karel Zeman, tiré de Face au drapeau de Verne, en 1958. ^