Verniana — Jules Verne Studies/Etudes Jules Verne — Volume 11 (2018–2020) — 43–52
Submitted September 6, 2019 Published October 7, 2019
Proposé le 6 septembre 2019 Publié le 7 octobre 2019

L'origine du compte à rebours

Jacques Crovisier


Abstract

The origin of the countdown which is traditionally chanted when launching a rocket, is attributed to Fritz Lang in his film Woman in the Moon (1929). However, one can already find hints of a countdown in Jules Verne’s lunar novels From the Earth to the Moon (1865) and Around the Moon (1870), and in a more achieved form in Topsy Turvy (1889). And it appeared in George Griffith’s short story The Great Crellin Comet (1897) inspired by Jules Verne.

Résumé

L’origine du compte à rebours, rituel qui accompagne le lancement des fusées aéronautiques, est attribuée à Fritz Lang qui le fait apparaître dans son film La Femme sur la Lune (1929). Cependant, on le trouve déjà présent par bribes dans les romans lunaires de Jules Verne De la Terre à la Lune (1865) et Autour de la Lune (1870), et sous une forme plus achevée dans Sans dessus dessous (1889). Et George Griffith l’a fait figurer dans sa nouvelle d’inspiration vernienne The Great Crellin Comet (1897).


Le compte à rebours préside aux rituels actuels de nos lancements de fusées (Figure 1). On peut le rapprocher d'autres rituels tels que le départ des courses d'athlétisme (« – À vos marques ! – Prêts ! – Partez ! »), des jeux d'enfants (« – Un ! – Deux ! – Trois ! - Soleil ! ») ou encore, chez les militaires, les commandements aboyés par les sous-officiers pour synchroniser les exercices d'ordre serré de la troupe. L’astronautique relève de la mécanique céleste et ses lancements doivent bien souvent se faire à des instants précis, sans place à l’erreur. Mais on peut se demander quelle est encore l’utilité d’un tel rituel, à notre époque où pratiquement tout est automatisé et où la marge de manœuvre en temps réel est très réduite. Peut-être n’est-il plus qu’une manière d’exorciser nos angoisses lors de ce moment de stress extrême.

 

Figure 1 – Le lancement de la sonde Rosetta (vol Ariane VA158) le 2 mars 2004. Le compte à rebours est affiché en haut à droite de l'image et est scandé dans la bande-son de la vidéo. https://www.youtube.com/watch?v=RqPCCzl3BUQ (© CNES-Arianespace)

 

Fritz Lang et La Femme sur la Lune

Par son réalisme, dû en grande partie à la qualité des contributions de ses conseillers techniques [1], le film de Fritz Lang (1890–1976) (Figure 2) Die Frau im Mond (La Femme sur la Lune, 1929) préfigure l’astronautique actuelle et peut être comparé aux romans lunaires de Jules Verne. Le lancement de la fusée y est accompagné d’un compte à rebours. On ne l’entend pas, car c’est un film muet, mais on le voit sous la forme d’une succession de cartons (Figure 3). On peut remarquer que le film a été monté de sorte que ces cartons apparaissent en suivant scrupuleusement l’écoulement réel du temps.

 

Figure 2 – Fritz Lang sur le tournage de La Femme sur la Lune. © Bundesarchiv.

 

Figure 3 – Les cartons du compte à rebours dans le film de Fritz Lang La Femme sur la Lune.

 

Cet épisode est souvent signalé comme étant l’origine du compte à rebours. Suivant le témoignage de Willy Ley (ami de Fritz Lang et historiographe des débuts de l'astronautique) que l’on peut lire dans Rockets, Missiles and Men in Space :

Milton Rosen [2] casually remarked to me that the countdown was a custom that had originated at the Raketenflugplatz [3]. I assured him that we had not thought of it, but later I began to wonder who had. Thinking back, I realized to my own surprise that it had first been used in the film Die Frau im Mond. This was a silent movie, and at one point the words « ten seconds to go » flashed on the screen, followed by the numbers, « 6 – 5 – 4 – 3 – 2 – 1 – 0 – FIRE. » Knowing that Fritz Lang had been in the Austrian Army in the First World War, I asked him whether he had adapted some military practice which used a countdown. He replied that he had thought it up for dramatic purposes when working on the film; on the proving ground nobody would possibly think of that side effect [4]!
Milton Rosen [2] me fit remarquer que le compte à rebours était une coutume originaire du Raketenflugplatz [3]. Je l’assurai que nous n’y avions pas pensé, mais plus tard je me suis demandé d’où elle provenait. Remontant en arrière, je réalisai avec surprise qu’elle avait été utilisée pour la première fois dans le film Die Frau im Mond. C’était un film muet et à un moment les mots « encore dix secondes » surgissaient sur l’écran, suivis par les nombres « 6 – 5 – 4 – 3 - 2 – 1 – 0 – FEU. » Sachant que pendant la Première Guerre mondiale, Fritz Lang avait servi dans l'armée autrichienne, je lui demandai s'il avait utilisé et adapté là un usage militaire. Il me répondit qu'il l'avait inventé à des fins dramatiques en travaillant au film. Qui aurait alors soupçonné les conséquences de cette trouvaille [4] !

Jules Verne, les romans lunaires et Sans dessus dessous

Comment se passent les mises à feu des canons dans les romans de Jules Verne ?

Dans De la Terre à la Lune [5], le départ de l’obus nous est montré du point de vue des spectateurs. Aucun retard ne peut être toléré et le départ doit se faire à la seconde quarante précise. Juste avant la mise à feu, les secondes sont scandées, mais ce n'est pas un compte à rebours :

Il s’en fallait à peine de quarante secondes que l’instant du départ ne sonnât, et chacune d’elles durait un siècle.
À la vingtième, il y eut un frémissement universel [...]
Trente-cinq ! – trente-six ! – trente-sept ! – trente-huit ! – trente-neuf ! – quarante ! – Feu !!!
Aussitôt Murchison, pressant du doigt l’interrupteur de l’appareil, rétablit le courant et lança l'étincelle électrique au fond de la Columbiad [6].

Dans Autour de la Lune [7], le Chapitre I (qui est en fait le deuxième chapitre du roman) intitulé « de dix heures vingt à dix heures quarante-sept minutes du soir » nous relate le départ sous un angle différent, tel qu’il est vécu par les trois voyageurs de l’intérieur de l’obus. On peut y reconnaître l’esquisse d’un compte à rebours. En effet, le temps restant avant la mise à feu y est constamment rappelé :

−− Dix heures quarante deux! dit Nicholl.
−− Plus que cinq minutes! répondit Barbicane.
.../...
« Dix heures quarante sept ! » murmura le capitaine.
Vingt secondes encore!

Sans dessus dessous [8] (1889) est un Voyage extraordinaire un peu particulier. Ce roman reprend le même canon et les mêmes opérateurs cyniques, membres du Gun-Club, que dans les romans lunaires dont il constitue une suite vingt ans après. Le canon géant est destiné, par l’effet de son recul, à faire basculer l’axe de la Terre ! Ici, un compte à rebours est présent (Figure 4), sous une forme plus achevée bien qu’encore incomplète :

 

Figure 4 – Le compte à rebours tel qu'il apparaît dans le manuscrit de Sans dessus dessous.

 

Il importait que le coup fût tiré au moment précis [...]
Minuit moins cinq ! – Moins quatre ! – Moins trois !  – Moins deux ! – Moins une !...
Le président Barbicane suivait l’aiguille de sa montre [...]
Plus que vingt secondes ! – Plus que dix ! – Plus que cinq ! Plus qu'une !...
On n’eût pas saisi le plus léger tremblement dans la main de cet impassible Nicholl [...]
« Feu !… » cria le président Barbicane.
Et l'index du colonel Nicholl pressa le bouton [9].

Des mises à feu d’un canon se font encore dans d’autres romans de Jules Verne. En particulier dans Hector Servadac (1877) et Les Cinq cents millions de la Bégum (1879). Dans les deux cas, la vitesse du boulet est telle qu’il ne retombe pas au sol et on peut donc prétendre que le contexte est bien astronautique. Mais dans les deux cas, le compte à rebours est absent.

Y-a-t’il ailleurs dans les Voyages extraordinaires des occurrences de comptes à rebours en dehors de ce contexte astronautique, par exemple pour souligner l’intensité d’un suspense ? Je n’en ai pas trouvé, mais il y a certainement eu des occasions de le faire qui ont été manquées. Comme par exemple à la fin du Tour du monde en quatre-vingts jours (1873) lorsque les membre du Reform-Club attendent le retour de Phileas Fogg :

Plus qu’une minute, et le pari était gagné. […] Ils comptaient les secondes !
À la quarantième seconde, rien. À la cinquantième, rien encore !
À la cinquante-cinquième, on entendit comme un tonnerre au-dehors, des applaudissements, des hurrahs, et même des imprécations, qui se propagèrent dans un roulement continu.
Les joueurs se levèrent.
À la cinquante-septième seconde, la porte du salon s’ouvrit, et le balancier n’avait pas battu la soixantième seconde, que Phileas Fogg apparaissait, suivi d’une foule en délire qui avait forcé l’entrée du club, et de sa voix calme :
«  Me voici, messieurs », disait-il [10].

Mais le texte aurait-il gagné à être réécrit avec un compte à rebours ? Rien n’est moins sûr !

George Griffith et The Great Crellin Comet

George Griffith (1857–1906) [Figure 5] est inconnu des lecteurs francophones, les œuvres de cet écrivain britannique prolifique n’ayant jamais été traduites. Il fut pourtant un globe-trotter qui accomplit trois fois le tour du monde [11]. Grand reporter, il a, entre autre, publié un reportage sur le bagne de Nouvelle-Calédonie [12], bien avant celui que fit Albert Londres, en 1931, sur le bagne de Guyane. Griffith a visité la Nouvelle-Calédonie et son bagne alors qu'une épidémie de peste bubonique y sévissait depuis décembre 1899. Il a refusé de renoncer à sa visite malgré les injonctions des autorités françaises. Et il fut le premier auteur de science fiction à tirer (au canon !) sur une comète.

 

Figure 5 – George Griffith (1857–1906). Portrait figurant dans In an Unknown Prison Land, Hutchinson and Co, Londres, 1901.

 

Sa nouvelle The Great Crellin Comet (1897) [13] suit l’archétype du scénario catastrophe mettant en scène une collision entre une comète et la Terre. Un astronome qui n'est ni un amateur ni un professionnel institutionnel, mais l’employé d’un riche mécène, découvre une comète qui menace de percuter la Terre. C’est le retour de la comète de Gambart, autrement dit 3D/Biela, qui avait déjà été l’objet de plusieurs alertes [14]. Que faire ? Grand admirateur de Jules Verne, Griffith imagine une réplique du canon de De la Terre à la Lune qui tire sur la comète un obus explosif et la détruit quelques dizaines de secondes seulement avant la collision attendue avec la Terre :

Of course you have read Jules Verne's Journey to the Moon ? Well, my plan is simply to do the same thing on a much bigger scale, only instead of firing men and dogs and chickens out of my cannon, I am going to fire something like a ton and a half of explosives [15].
Vous avez lu, bien sûr, le roman De la Terre à la Lune de Jules Verne ? Eh bien, mon plan est simplement de faire la même chose sur une échelle bien plus grande. Seulement, au lieu de lancer des hommes, des chiens et des poules avec mon canon, je vais lancer une tonne et demi d’explosifs [15].

Ici encore, le départ doit se faire à un moment très précis. Juste avant la mise à feu du canon un compte à rebours est égrené :

« Ten seconds! »
Then he began to count: « Nine – eight – seven – six – five – four – three – two – NOW! »
Their two fingers went down at the same instant and completed the circuits [16].
« Dix secondes ! »
Puis il commença à compter : « Neuf – huit – sept – six – cinq – quatre – trois – deux – TOP ! »
Leurs deux doigts s’abaissèrent au même instant et fermèrent les circuits [16].

On remarque que le compte à rebours s'arrête ici à un et non à zéro.

L’histoire des sciences selon les images d’Épinal

Fritz Lang n’était pas le premier à mettre en scène le compte à rebours. Jules Verne, puis George Griffith l’avaient utilisé dans leurs romans pour le lancement non pas d’une fusée, mais d’un obus, dans l’espace interplanétaire. Mais Lang l’ignorait très probablement, et c’est en toute bonne foi qu’il était fier de ce qu’il considérait comme son invention.

Ainsi, l’histoire des sciences est parfois tortueuse et souvent plus complexe que ce que nous montrent la simplification des images d’Épinal ou les consécrations officielles des prix Nobel. Elle fourmille d’exemples où une découverte, une percée technique, est abusivement imputée à une seule personne. J’ai ainsi appris à l’école primaire que Gutenberg est à l’origine de l’imprimerie, et Louis Pasteur, de la vaccination. La découverte des satellites de Jupiter, par l’Italien Galilée ou par l’Allemand Simon Marius, est sujet à polémique. En optique, les lois de la réfraction s’appellent lois de Descartes en France, lois de Snell ailleurs. L’invention de la TSF est attribuée à Édouard Branly, Guglielmo Marconi ou Alexandre Popov suivant que vous êtes en France, en Italie ou en Russie...

 

Notes

  1. Willy Ley (1906–1969) et Hermann Oberth (1894–1989). Ce dernier était un lecteur passionné de Jules Verne. ^
  2. Un collègue de Willy Ley. ^
  3. Le lieu à Berlin où un groupe d’amateurs passionnés expérimentaient leurs fusées vers 1930. ^
  4. Willy Ley : Rockets, Missiles and Men in Space, Signet Books, 1960, p. 320. ^
  5. Jules Verne : De la Terre à la Lune, Hetzel, 1865. ^
  6. De la Terre à la Lune, chap. XXVI – Feu !. ^
  7. Jules Verne : Autour de la Lune, Hetzel, 1870. ^
  8. Jules Verne : Sans dessus dessous, Hetzel, 1889. ^
  9. Sans dessus dessous, chap. XVIII - Dans lequel les populations du Wamasai attendent que le président Barbicane crie feu! au capitaine Nicholl. ^
  10. Jules Verne : Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Hetzel, 1873, chap. XXXVI. ^
  11. Around the World in 64 Days – The Real Phileas Fogg, une anthologie d'articles de G. Griffith, parus dans le magazine Pearson's Weekly choisis et présentés par Robert Godwin (Collector's Guide Publishing, Inc., 2010). ^
  12. George Griffith : In an Unknown Prison Land, an Account of Convicts and Colonists in New Caledonia with Jotting out and Home, Hutchinson and Co, Londres, 1901. ^
  13. George Griffith : The Great Crellin Comet, Pearson's Weekly, Christmas Number, 1897. Réédité dans le recueil de nouvelles Gambles with Destiny (Londres, F. V. White and Co., 1899) https://archive.org/details/gambleswithdesti00grifuoft/page/n6 et réutilisé dans le roman posthume The World Peril of 1910 (Londres, F. V. White and Co., 1907). ^
  14. Jules Verne l’évoque dans Hector Servadac (1877). ^
  15. The Great Crellin Comet, p. 130 de l'édition de 1899. ^
  16. Ibid, p. 142. ^

 

 

Jacques Crovisier (jacques.crovisier@obspm.fr) est astronome retraité à l'Observatoire de Paris, spécialiste de radioastronomie et de l'étude des comètes. Il s'intéresse aux aspects astronomiques de l'œuvre de Jules Verne, auxquels il a consacré un site internet : http://www.lesia.obspm.fr/perso/jacques-crovisier/JV/verne_gene.html . ^