Sans dessus dessous [1] est un Voyage extraordinaire un peu particulier. Jules Verne est maintenant libéré de l'emprise parfois envahissante de Pierre-Jules Hetzel après la mort de ce dernier en 1886 et a un peu plus de latitude pour donner libre cours à son style personnel. Il en résulte un roman débridé, avec plus de fantaisie, des jeux de mots à foison… Mais la fantaisie n'exclut pas le sérieux et Jules Verne a voulu faire un roman bâti sur un dossier scientifique irréprochable. Pour cela, il a eu recours à l'aide d'Albert Badoureau (1853-1923), un polytechnicien ingénieur des mines alors en poste à Amiens [2]. Le détail de la collaboration nous est connu par les notes de Badoureau à Jules Verne, qui ont été conservées [3]. On y découvre que Badoureau va bien plus loin qu'une simple étude scientifique : il suggère le personnage Alcide Pierdeux, copié sur lui-même et d'autres polytechniciens [4], ainsi que plusieurs péripéties. Sans dessus dessous est réellement un roman écrit à quatre mains.
L'histoire de cette collaboration est bien connue [5] et il n'est pas dans notre propos d'y revenir ici. Mais sachant que l'affaire a été conclue moyennant une somme de 2500 F versée à Badoureau [6], nous allons nous interroger sur l'utilisation que le jeune ingénieur a pu faire de ce pécule important et sans doute inespéré.
Un calcul lucratif
Jules Verne a avancé les 2500 F versés à Badoureau, mais il peine à se les faire rembourser par Louis-Jules Hetzel, comme le montrent les lettres envoyées à son éditeur [7].
Je vais régler Badoureau pour le prix convenu de son travail, et, vraiment, je vous le répète, sans lui, j’aurais fait une machine toute de travers, et plus Sans dessus dessous encore que le roman en question [8].
Plusieurs rappels sont nécessaires :
J’ai reçu le compte semestriel, et je vous renvoie ci-joint le reçu signé. Vous avez oublié dans ce compte de me créditer de 2500 frs (Badoureau) que je lui ai versés [9].
Vous pouvez être sûr que l’affaire Badoureau ne se renouvellera plus ; mais, je vous le répète, sans lui, je n’aurais pu faire le livre, et ne l’aurais probablement pas fait. Tout mon système reposait sur une base absolument fausse en mécanique [10].
Dans le prochain compte, n’oubliez pas de faire figurer les 2500 frs Badoureau à mon crédit [11]...
Et enfin, six mois après la parution, le remboursement, qui a dû se faire, n'est plus mentionné :
J’ai reçu mon relevé de compte et vous envoie les 2 reçus signés [12].
Concrètement, l'apport de Badoureau à Sans dessus dessous n'apparaît au lecteur que comme un chapitre supplémentaire où ses calculs sont exposés, soit 24 pages sur 330 dans l'édition in-18. Ce chapitre, sans doute jugé comme étant un repoussoir rébarbatif, sera supprimé dans l'édition in-8 illustrée. Cette contribution fut une bonne affaire pour notre ingénieur : les 2500 F étaient une somme substantielle pour l'époque, correspondant à environ 10 000 de nos euros actuels [13]. Vers 1900, le salaire journalier d’un ouvrier était de 3 à 8 F ; un instituteur gagnait entre 1000 et 1500 F par an en 1894. En fin de carrière, Albert Badoureau, promu ingénieur en chef de 1ère classe, aura un traitement annuel de 8000 F [14].
Selon le contrat alors en vigueur entre Verne et Hetzel [15], un roman d’un volume comme Sans dessus dessous (l'auteur devait fournir deux volumes par an) rapportait à Jules Verne 50 centimes par exemplaire pour l'édition in-18 ; ce qui fera 4000 F pour les 8000 exemplaires qui se vendront jusqu'à 1904 [16]. Et environ 4500 F pour l'édition in-8° illustrée [17]. Son revenu mensuel moyen revenait à environ 2500 F, « gain honorable mais peu sensationnel », selon une estimation de Volker Dehs [18]. On comprend les réticences de Louis-Jules Hetzel à rembourser les 2500 F supplémentaires, et on peut se demander si, du temps de son père Pierre-Jules, connu pour être plus dur en affaires, une telle possibilité aurait même été envisageable.
Une addiction au whist
Albert Badoureau était un joueur de cartes impénitent. Ce penchant pour les jeux de cartes était de notoriété publique, tout comme l'était son habileté à en établir la théorie des probabilités, qu'il a exposée dans une succession d'articles publiés dans la Revue Scientifique :
Les cartes à jouer sont à la fois une source de revenus pour l’État qui les monopolise, de distractions plus ou moins dangereuses pour la plupart des citoyens et de calculs intéressants pour ceux qui veulent y appliquer la théorie des probabilités [19].
Mais la théorie ne semble avoir guère aidé Badoureau dans la pratique de ces jeux : il perdait régulièrement, comme s'est complu à le rappeler l'abbé Francqueville dans sa réponse au discours de réception d'Albert Badoureau à l'Académie d'Amiens :
[...] vous vous délassez en composant des articles sur la théorie du Whist, du Baccarat, du Piquet, et j'imagine que vous avez presque autant de plaisir à traiter scientifiquement de ces jeux qu'à les pratiquer. D'ailleurs est-ce une indiscrétion de dire que par rapport à certains d'entre eux, vous réussissez mieux dans la théorie [20] ?
De là à imaginer que la maladresse de Badoureau l'avait entraîné à subir des pertes substantielles, et que la rentrée d'argent apportée par sa collaboration avec Jules Verne arrivait fort à propos pour les éponger, il y a un pas que nous nous refusons à franchir. En effet, si Badoureau est parfois présenté comme un personnage fantasque, aucune réserve sur sa moralité n'a jamais été relevée. Et il nous a transmis une sérieuse mise en garde envers les jeux d'argent :
Le jeu est une cause considérable de perte d'activité et de temps ; il fausse absolument les idées sur la valeur de l'argent et sur la juste rémunération du travail et du capital ; il conduit presque fatalement à la prodigalité et au désordre. Combien de maris cherchent dans le jeu des revenus cachés qui leur permettent de faire face à des dépenses inavouées ! [...] Le jeu est bien souvent le chemin de la débauche, du déshonneur et du suicide ; c'est une maladie sociale capable de ruiner les habitudes d'ordre, de travail et d'économie qui font la fortune de la France [21].
En résumé, le baccarat est le plus dangereux de tous les jeux, et il faut considérer comme un malheur public le développement qu’il a pris depuis quelques années, particulièrement dans les casinos des stations thermales ou maritimes ; les salons de jeu de ces établissements sont de véritables tripots ouverts à tout venant et le gouvernement ferait une œuvre essentiellement moralisatrice en les fermant d’une façon absolue [22].
Si Badoureau voue le baccarat aux gémonies, il ne tarit pas d'éloges sur le whist qu'il considère comme « le roi des jeux ». Cependant, il donne des conseils de modération aux joueurs de whist qui misent de l'argent :
La supériorité morale du whist [sur le baccarat] tient à la fixité de l'enjeu. […] On peut être à peu près sûr, en commençant une partie de deux ou trois heures, de ne pas perdre plus de 200 fiches [23]. L'expérience démontre qu'on en gagne ou perd environ 50. [...] À la condition de fixer la valeur de la fiche au plus au 1/50 000 du revenu annuel des joueurs, le whist est une distraction intelligente, peu onéreuse pendant qu'on est d'une force inférieure à la moyenne, et qui devient plus tard lucrative [24].
Ces propos suggèrent que Badoureau jouait réellement au whist pour de l'argent. Mais s'il avait la sagesse d'appliquer à la lettre ses propres conseils de modération, il ne pouvait perdre par an plus de 700 F (en lui supposant un revenu annuel de 5000 F).
Le whist, maintenant supplanté par le bridge, était alors très en vogue chez les classes aisées. On peut imaginer que Jules Verne l'a pratiqué à Paris, du temps de sa folle jeunesse qui a précédé son mariage. A-t'il eu l'occasion, par la suite, de s'assoir à une table de jeu en face d'Albert Badoureau pour jouer au whist ? Nous l'ignorons, mais il y a fait jouer nombre de ses personnages des Voyages extraordinaires. Alcide Pierdeux, l'alter ego d'Albert Badoureau, dans Sans dessus dessous, bien sûr. Tout au long du Tour du monde en 80 jours (1873), Phileas Fogg, divers membres du Reform-Club, les passagers du Mongolia, l'inspecteur Fix et même Mrs Aouda, tout le monde joue au whist [25] ! Mais ces joueurs jouent pour jouer, non pour gagner ou pour s'enrichir. Tout comme Badoureau, Verne oppose au whist les jeux de pur hasard, comme la roulette, qu'il réprouve : « le jeu est immoral en soi, de plus il est stupide » [car les chances sont inégales pour le joueur et la banque] [26].
Incidemment, dans sa pièce Que le monde est petit ! (1930) [27], Tristan Bernard (1866-1947) a mis en scène un certain Badoureau. C'est le personnage principal, un riche industriel d’Amiens, et il y est aussi question d’une martingale mise au point par un candidat à Polytechnique permettant de gagner à coup sûr au jeu de la roulette ! Coïncidences ou réminiscence ?
Une ascension en ballon
Tout comme Jules Verne le fit en 1873, Albert Badoureau a fait son ascension en ballon. C'était le samedi 26 juillet 1890 à bord du Ville d'Amiens, ballon cubant 1250 m3 gonflé au gaz d'éclairage. Son récit est publié le 9 août dans le Journal d’Amiens sous la forme d’une lettre à Jules Verne signée Pierdeux [28] :
Nous sommes partis à 1 h 30, M. Mangot, M. Gravis, M. Lucien L..., M. Jules V..., six sacs de lest de 17 kilos... et votre serviteur. Ma masse est de 106 kilos. [...]
Les deux premiers compagnons de Badoureau sont Louis Mangot (1859-1894), directeur de l’usine à gaz de Montdidier, aéronaute et propriétaire du ballon, ainsi que Camille Gravis, aéronaute à Amiens et aquarelliste. Les noms des autres, masqués dans l'article du journal, ont été récemment retrouvés [29] : Il s’agit de Lucien Legendre et Jules Voiturier.
Un parcours de 36 km d’Amiens à Mametz (à l’est d’Albert) est effectué en 2 h 40. Badoureau a l’occasion d’observer une anthélie (également appelée gloire, apothéose ou spectre du Brocken [30]). Il s’agit de la projection sur les nuages, au point antisolaire, de l’ombre de l’observateur entourée de halos irisés. Ce phénomène s’observe du sommet d’une montagne lorsque les conditions sont favorables (ce qui est rare), en ballon, et maintenant communément en avion. Il est documenté dans un article de Tissandier paru dans La Nature cité par Badoureau [31]. Camille Flammarion en parle dans les récits de ses voyages en ballon et lui consacre tout un chapitre de son ouvrage L’Atmosphère — météorologie populaire (1888). Mais laissons la parole à Badoureau :
Autour de l'ombre de la nacelle comme centre, ou plus exactement de l'ombre de notre œil, se dessinaient avec une netteté et une intensité merveilleuses, des cercles se fondant les uns dans les autres, et colorés en violet (1°12 environ de rayon), bleu, vert, jaune, rouge, violet, bleu, vert, jaune, rouge, un cercle violet un peu plus pâle, et un cercle bleu très pâle (4° environ de rayon). Les rayons angulaires paraissaient augmenter un peu quand nous nous approchions du nuage et diminuer quand nous nous en éloignions. L'auréole était interceptée par l'ombre noire du ballon.
Une illustration de Cinq semaines en ballon (Figure 1) montre l'ombre du ballon, mais pas les halos irisés. Une illustration de l'observation de Camille Flammarion (Figure 2) les représente. Il faut remarquer que, comme beaucoup d'autres illustrations de ce phénomène, elle est erronée : les halos doivent apparaître centrés sur le point anti-solaire pour l'observateur. Mais sur une telle gravure, l'observateur est le dessinateur, et non le passager du ballon. Les halos ne peuvent lui apparaître centrés sur la nacelle !
Pour avoir une explication du phénomène Badoureau fait appel à Potier [32], son ancien professeur de physique, qui était aux côtés de Tissandier lors de l'ascension du 16 février 1873 décrite dans l'article de La Nature. Mais il ne semble pas satisfait par sa réponse qui invoque la diffraction par des gouttes d'eau :
Il me paraîtrait désirable [que ce phénomène] fût approfondi davantage, et je crois qu'on en tirerait des renseignements sur le diamètre des gouttes d'eau constituant des cumulus et sur les conditions de leur formation.
Nous disposons maintenant de descriptions et interprétations modernes de l'anthélie qui auraient peut-être plus satisfait Badoureau [33]. Le problème s'avère complexe et sa solution met en œuvre des calculs sophistiqués sur super-calculateurs [34].
Badoureau est finalement enchanté du voyage, mais il en souligne le coût :
N'était le prix d’une ascension, je recommencerais volontiers de temps en temps, avec ou même sans conducteur.
Il est vrai qu’avec son poids de 106 kg, il a dû payer le prix fort ! Combien pouvait coûter une telle ascension ? Un dossier publié par les Archives de Nantes [35] nous donne le tarif pratiqué par Louis Godard en 1903. Pour un aérostat pouvant enlever trois à six personnes, il faut compter environ 300 F (gaz non compris, prévoir un supplément de 150 F !), pour une ascension dans une ville à environ 100 km de Paris.
Cette ascension en ballon n'a donc pu que légèrement écorner le pécule des 2500 F.
Un voyage en Scandinavie
Durant l'été 1892, Albert Badoureau effectue un voyage en Scandinavie. Il en tirera une étude scientifique sur le soulèvement du bouclier scandinave.
Ce voyage rappelle évidemment celui fait par Jules Verne en compagnie d'Aristide Hignard et Émile Lorois, trente ans auparavant, dont on ne connaît qu'un début de compte rendu [36]. Jules Verne ne dépassa pas Christiania (maintenant Oslo) et Dal (Rjukal), devant revenir en hâte pour la naissance de son fils (qu'il manquera !). Badoureau a peut-être préparé son voyage au fil de ses conversations avec Jules Verne. Peut-être aussi a-t-il recueilli des informations auprès de ses anciens camarades à l'École des mines, Henri Poincaré et Marcel Bonnefoy, qui avaient fait un voyage d'étude en Suède et Norvège, en 1878 [37]. Et sûrement avait-il gardé un bon souvenir des voyages effectués en Europe et en Afrique du Nord lorsqu'il était élève-ingénieur des mines.
L'itinéraire et les dates de ce voyage ne sont pas exactement connus. On sait qu'il aurait duré deux mois, et qu'au moment du solstice, Badoureau a franchi le cercle polaire à bord du vapeur Mira (Figure 3), en route vers Hammerfest et le Cap Nord. C'est à ce moment qu'il a posté (ou du moins écrit) une lettre à Jules Verne datée du 23 juin 1892 [38].
Figure 3. Le navire Mira (ici à quai dans le port de Trondheim en 1893) qui a mené Albert Badoureau au Cap Nord. Construit à Glasgow, mis en service en juin 1891, le Mira effectuait à la belle saison des croisières touristiques à partir de Bergen, son port d'attache. (Source : Archives municipales de Trondheim.)
Dans quelles mesures était-ce un voyage d'étude ou un voyage d’agrément ? Nulle part, dans ses articles, Badoureau ne fait mention d'une mission officielle, d'une aide ou d’un financement quelconque. Il ne semble donc pas s'agir d’une mission officielle, mais d’une initiative personnelle. Une initiative pour laquelle les 2500 F de la collaboration au Titan moderne étaient venus à point ! La somme est proche du budget total du voyage de Jules Verne qui semble avoir été de 3500 F, pour trois personnes, mais pour une durée plus courte [39].
Badoureau présente son voyage à l'Académie d’Amiens le 26 janvier 1894. Sa conférence laissera une forte impression à son auditoire. Nous en reproduisons en annexe le début, qui est une pittoresque introduction touristique. Le secrétaire perpétuel notera :
[...] ô puissance transformatrice de la belle nature ! la Scandinavie nous a changé notre savant confrère, elle a rempli son âme de poésie. — Or nous ne sommes pas habitués à voir en M. Badoureau un lyrique. — Il fallait l'entendre nous parler avec un accent nouveau des magnifiques pays qu’il a visités [40].
Badoureau avait soigneusement préparé son voyage. Il a en effet consulté pas moins de onze spécialistes en France, dont cinq de ses collègues du Corps des mines [41]. Il consultera des experts locaux au cours de son voyage [42]. Il regrette cependant que beaucoup d'autres savants qu'il espérait rencontrer à Stockholm et à Kristiana aient été alors en villégiature sur les côtes norvégiennes. Difficile de concilier le soleil de minuit et les visites scientifiques !
L'exploitation scientifique du voyage fait l'objet d'un important mémoire publié dans les Annales des Mines [43]. Un résumé avait été communiqué à l'Académie des sciences, sous la forme d'une note présentée le 27 novembre 1893 par Daubré [44].
Dans son étude, Badoureau s'étend longuement sur les nombreuses preuves du soulèvement de la Scandinavie, comme cet anneau fixé sur un rocher de l'Altafjord qui se trouve maintenant placé trop haut pour y amarrer les bateaux (Figure 4). Il est beaucoup plus bref sur le réchauffement qu'il estime à 3° C entre la période glaciaire, où selon lui le sous-sol était maintenu à la température de la glace fondante, et la période actuelle, où l’on observe une température moyenne de l'atmosphère entre +7°1 C et –2°5 C.
Figure 4. Illustration de l’article des Annales des Mines sur le soulèvement de la Scandinavie : La preuve du soulèvement donnée par l’anneau, à Bossekop sur l'Altafjord, maintenant situé trop haut pour pouvoir s’y amarrer. La photo originale provient du géologue Hans Reusch, que Badoureau a rencontré à Kristiana, qui l'a publiée dans son livre Folk og natur i Finmarken (Kristiana, 1895).
L’interprétation proposée par Badoureau est entièrement basée sur la dilatation thermique de la plaque tectonique, suivant les idées de Drygalski [45] et Lapparent [46]. Il en propose — et c’est en cela que son étude est originale — une évaluation quantitative (Figure 5). Utilisant le coefficient de dilatation du granite, il estime que le réchauffement de 3° C correspond à un relèvement de 229 m du centre du bouclier scandinave.
Figure 5. Badoureau suggère que la dilatation est la cause du soulèvement du bouclier scandinave. « Considérons, par exemple, un arc en granite de l'écorce terrestre long de 1,500 kilomètres ; échauffons-le de 1°, il s'allongera d’environ 12 mètres. [.../...] Le milieu se surhausse de 76 mètres. » (Figure tirée de son article des Annales des Mines.)
Qu'en est-il aujourd'hui de cette explication ? Bien qu'astucieuse et étayée par une évaluation quantitative, elle est fausse. Pour pouvoir se bomber sous l'effet de la dilatation, la plaque tectonique devrait être fermement maintenue en ses bords. Ce n’est pas le cas. On sait en effet que les plaques glissent les unes sous les autres, ou que les tensions se dissipent lors de tremblements de terre. L'explication maintenant avancée est que, suite au réchauffement séculaire, le glacier qui recouvrait le bouclier scandinave a fondu, et la plaque tectonique ainsi allégée est en train de remonter comme un bouchon.
Cette étude a été abondamment citée en son temps. Mais Badoureau ne reprendra pas son argumentation dans son dernier ouvrage, Causeries philosophiques [47], publié à la fin de sa vie.
Un mariage
1892 a été une grande année pour Badoureau. De retour de Scandinavie, il reçoit le 6 septembre la Légion d'honneur des mains de son père [48]. Et le 27 décembre 1892, il se marie [49]. L'heureuse élue est Marguerite Elloy, une Crotelloise de 20 ans. Alcide Pierdeux a donc trouvé sa Magali Centaigues et a enfin pu se doubler [50] !
Un an et demi après le voyage en Scandinavie, le jour de Noël de 1893, son fils Yves naîtra [51]. Le deuxième prénom qui lui sera donné est Olaf, un prénom scandinave. Ce qui éclaire d’un jour particulier les circonstances de ce voyage, montrant qu’Albert Badoureau y attachait une haute valeur sentimentale.
S'il a pu rester quelque chose des 2500 F, gageons que ce reliquat a contribué à monter le ménage de Marguerite et Albert !
Annexe : Notes de voyage en Scandinavie [52]
Messieurs,
Pendant l'été de 1892, j'ai été faire une ravissante promenade de deux mois en Scandinavie, et, à mon retour quelques uns d'entre vous m'ont fort aimablement demandé de leur raconter mon voyage.
J'en ai rapporté des montagnes de notes avec lesquelles je pourrais vous ennuyer pendant une douzaine de séances, si j'osais parler de cette modeste excursion devant un voyageur qui a été au pôle Nord, au centre de la terre et dans la lune.
J'aime la Norvège et je dis volontiers avec ses habitants :
Ja vi elsker dette landet [53].
Ce n'est qu'une tranche de la Suisse, mais c'est celle d'en haut. On y trouve des prairies qui sont de vrais bouquets de fleurs allégés par un peu d'herbe, de ravissants bois de bouleaux au léger feuillage retombant, de sombres forêts de pins sylvestres, des cascades à chaque pas... (qui n'ont pas soif je vous l'assure comme leurs sœurs des Alpes ou des Pyrénées), un ciel d'une limpidité vraiment surprenante quand il ne pleut pas, plusieurs plateaux éternellement couverts de neiges immaculées et s'étendant chacun sur plusieurs myriamètres carrés, des glaciers qui en descendent presque dans la mer...
Le peuple est extrêmement civilisé : le téléphone est, dans les villes, bien autrement répandu que chez nous et je l'ai retrouvé, non sans surprise, dans les campagnes les plus désertes ; l'application de la loi sur l'enseignement primaire obligatoire ne soulève aucune difficulté, même chez les Lapons qui sont les Peaux Rouges de la Norvège, en dépit des grandes distances qui séparent habituellement I'école de l'habitation ; les écoles gratuites donnent aux enfants des bains tous les quinze jours, froids en été, chauds en hiver ; il n'y a plus d'ivrognes grâce à la monopolisation de la vente de l'alcool entre les mains de sociétés qui donnent presque tous leurs bénéfices aux communes ; la religion protestante y est fort en honneur et le dimanche de toutes les maisons sortent des chants religieux.
Les voyages s'y font très commodément en bateaux à vapeur ou à rame ou à carriols. La carriol [54] est un petit fauteuil à étriers porté sur un essieu. Le cheval isabelle qui y est attelé a le pied très sûr ; son sabot est le seul frein de la voiture et il ne trébuche jamais quelle que soit la pente... et les vieux chemins norvégiens vont toujours en ligne droite comme nos vieilles routes nationales. Quand on y est un peu habitué, les descentes vertigineuses sont très amusantes [55].
Figure 6. Une kariol norvégienne telle que celles qu'Albert Badoureau a dû emprunter (illustration de George Roux dans Un Billet de loterie de Jules Verne, 1886).
Sauf dans les grandes villes, les hôtels donnent pour 4, 5 ou au plus 7 francs par jour, trois repas gargantuesques et le logis dans des chambres dont la propreté ferait rougir un Hollandais.
Les carriols réglementées par l'état n'écorchent pas davantage le voyageur.
Le vin seul est très cher ; mais on peut le remplacer par de la bière, du lait, de la limonade gazeuse.
En résumé, à la condition d'être muni contre la pluie très abondante et très fréquente surtout sur la côte ouest, les cousins très nombreux dans le Finmark du 14 juillet au 15 août, l'absence de pharmacien dans les campagnes, le manque inexplicable de rideaux dans les chambres d'hôtel, un voyage en Norvège est à la fois facile, agréable et économique.
On y rencontre des troupeaux de rennes et des baleines vivantes, mortes et écorchées : un résidu de baleine est un objet énorme et infect qui n'a de nom dans aucune langue.
Dans les longs jours, on y voit partout clair à minuit et si on est assez près du cap Nord on contemple même le soleil, sauf bien entendu s'il y a des nuages.
J'ai eu le plaisir, Monsieur Verne, de vous écrire un mot à minuit à bord du « Mira » et de le jeter à la poste quelques heures plus tard à Hammerfest, la ville la plus septentrionale du monde. Merci de l'amabilité que vous avez eue de le faire publier par les journaux de notre ville [56].
Au surplus, Messieurs, vous trouverez si vous le voulez beaucoup de détails sur la Norvège dans l'excellent guide de Baedeker [57].
Entre temps, j'ai étudié la question géologique du soulèvement lent actuel de la péninsule. Un résumé de mon travail a été présenté le 27 novembre 1893 à l'Académie des Sciences. Si vous le permettez, je vais vous donner lecture de mon mémoire encore inédit. […] [58]
NOTES
- Jules Verne, Sans dessus dessous, Hetzel, 1889. ^
- Pour une brève biographie voir J. Crovisier, « Albert Badoureau, mathématicien oublié », Quadrature, vol. 66, p. 15-24, 2007. ^
- Albert Badoureau, Le Titan moderne. Notes et observations remises à Jules Verne pour la rédaction de son roman Sans dessus dessous, édition établie et annotée par Colette Le Lay et Olivier Sauzereau, Actes Sud/Ville de Nantes, 2004. ^
- Voir J. Crovisier, « La deuxième facette d'Alcide Pierdeux », Bulletin de la Société Jules Verne, n° 195, p. 111-117, 2017. ^
- Voir par exemple à ce sujet Charles-Noël Martin, « Sans dessus dessous et les calculs de l’ingénieur Badoureau », Bulletin de la Société Jules Verne, n° 64, p. 313-316, 1982. Serge Robillard, « Les Dessous de Sans dessus dessous », Bulletin de la Société Jules Verne, n° 88, p. 36-39, 1988. Olivier Dumas, « Les coulisses du Monde renversé », Bulletin de la Société Jules Verne, n° 142, p. 24-30, 2002. Colette Le Lay & Olivier Sauzereau, « Dans les coulisses de Sans dessus dessous », Revue Jules Verne, n° 17, p. 47-56, 2004. Jean-Yves Paumier, « Figures verniennes de polytechniciens », Planète Jules Verne, n° 4, p. 89-91, 2017. ^
- Comme nous l'apprend la correspondance de Jules Verne avec son éditeur. Voir infra. ^
- Correspondance inédite de Jules et Michel Verne avec l'éditeur Louis-Jules Hetzel (1886-1914), établie par Olivier Dumas, Volker Dehs et Piero Gondolo della Riva, Tome I (1886-1896), éditions Slatkine, Genève, 2004. ^
- 8 avril 1889. ^
- 10 novembre 1889. ^
- 30 novembre 1889. ^
- 2 mai 1890. ^
- 12 mai 1890. ^
- En se basant sur l'inflation de 1901 à 2016 selon l'INSEE. ^
- Le Temps, 10 juillet 1907, p. 2. ^
- Le contrat de 1875 ; voir Correspondance inédite de Jules et Michel Verne et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), établie par Olivier Dumas, Piero Gondolo della Riva et Volker Dehs, Tome III (1879-1886), éditions Slatkine, Genève, 2002. ^
- Charles-Noël Martin, La Vie et l'Œuvre de Jules Verne, Michel de l'Ormeraie, Paris, 1978, p. 280. ^
- Je remercie Volker Dehs de m'avoir communiqué cette information. ^
- Volker Dehs, « Les tirages des éditions Hetzel, une mise au point », Revue Jules Verne, n° 5, p. 89-94, 1998. ^
- Albert Badoureau, « Récréation mathématique, une réussite », Revue Scientifique, vol. 17 (4e série), p. 650-652, 1902. ^
- Mémoires de l'Académie d'Amiens, vol. 34, p. 68-102, 1887. ^
- Albert Badoureau, « Étude sur les jeux de hasard », Revue Scientifique, vol. 1 (3e série), p. 142-149, 1881. ^
- Albert Badoureau, « Étude sur le jeu de Baccarat », Revue Scientifique, vol. 1 (3e série), p. 239-246, 1881. ^
- La fiche est, au whist, l'unité de mesure de la mise. ^
- Albert Badoureau, « Théorie du whist », Revue Scientifique, vol. 10 (3e série), p. 587-595, 1885. ^
- Et bien d'autres encore : Les occupants de Steam-house dans La Maison à vapeur (1880). Le juge Jarriquez dans La Jangada (1881). Les visiteurs de la station balnéaire d'Oban dans Le Rayon Vert (1882). Plusieurs personnages de L'Épave du Cynthia (1885). Mais personne dans De la Terre à la Lune (1865), au moment du départ du boulet. Personne non plus, à cause du mauvais temps, dans Une Ville flottante (1871). Et William J. Hypperbone, dans Le Testament d'un excentrique (1899), délaisse le whist pour le jeu de l'oie. ^
- Mathias Sandorf (1885), partie 3, chapitre 4. Il semble qu'à propos de ce roman, Jules Verne ait consulté Badoureau sur les probabilités du jeu de la roulette, comme le suggèrent deux notes manuscrites de ce dernier retrouvées parmi les notes de Jules Verne. (Volker Dehs, « Les papiers de Jules Verne », Bulletin de la Société Jules Verne, n° 190, p. 66-85, 2015. ^
- Cette pièce a été reprise dans le film La Fortune (1931) de Jean Hémard. ^
- « Une Ascension », article reproduit dans le dossier de F. Lacassin accompagnant l'édition Sans dessus dessous, collection 10/18, Union Générale d'éditions, 1978, p. 246-255. Toutes les citations de cette section proviennent de cet article. ^
- Voir Bulletin de la Société Jules Verne, n° 194, p. 24, 2017. ^
- « Le Spectre du Brocken », Le Magasin Pittoresque, vol. 1, p. 341-342, 1883. Voir également M. Bouguer, « Relation abrégée du voyage fait au Pérou », Mémoires de l’Académie des Sciences, 249-297, 1748. ^
- Gaston Tissandier, « Ombres extraordinaires, spectres aériens et auréoles lumineuses », La Nature, vol. 1, p. 54-57, 1873. ^
- Alfred Potier (1840-1905), ingénieur des mines, professeur de physique à l'École polytechnique et à l'École des mines de Paris, membre de l’Institut. ^
- M.G.J. Minnaert, Light and Color in the Outdoors, Springer-Verlag, New York, 1973. R. Greenler, Rainbows, Halos and Glories, Cambridge University Press, New York, 1980. ^
- H. Moysés Nussenzveig, “The Science of the Glory”, Scientific American, n° 68, p. 68-73, janvier 2012 ; en français : « Les Gloires, des auréoles autour des ombres », Pour la Science, n° 413, p. 58-63, mars 2012. ^
- http://www.archives.nantes.fr/PAGES/DOSSIERS_DOCS/aerostats_nantais/pages/accueil.html. ^
- Joyeuses Misères de trois voyageurs en Scandinavie, publié en 2003 dans Géo Hors Série ; voir également l'édition annotée (en anglais) de William Butcher (Acadian Press, Hong Kong, 2011). Le carnet de voyage de Jules Verne mentionne les noms d'Eugène Vicaire, Octave Keller et Edmond Fuchs. Ce sont des polytechniciens, élèves-ingénieurs de l'École des mines de Paris qui ont fait un voyage d'étude en Suède et Norvège durant l'été 1861. Peut-être Jules Verne et ses compagnons envisageaient-ils de les rencontrer. ^
- M. Bonnefoy et H. Poincaré, Journal de voyage en Suède et en Norvège (journal n° 611, 1878, conservé à la bibliothèque de l'École des mines de Paris). Les détails de ce voyage nous sont connus par la correspondance de Poincaré avec sa mère : Laurent Rollet (edt.), La Correspondance de jeunesse d'Henri Poincaré, Birkhäuser, Suisse, 2017. ^
- Lettre à Jules Verne datée 23-24 juin 1892, Journal d'Amiens, Moniteur de la Somme, 6 juillet 1892, p. 1. Reproduite par Volker Dehs, « Quelques témoignages arctiques, 1867-1897 », Revue Jules Verne, n° 17, p. 61-66, 2004. ^
- Nous ne nous sommes pas livré à une estimation précise du budget du voyage. Pour fixer les idées, Badoureau a lui-même indiqué le prix de la pension complète : 4 à 7 francs en dehors des grandes villes ; dans sa correspondance, Poincaré déclare avoir dépensé 250 F de Nancy à Kristiana ; le guide Baedeker donne le tarif d'une excursion par bateau de Trondheim au Cap Nord (une semaine) : 250 à 300 couronnes norvégiennes tout compris, soit 330 à 400 F. ^
- Abbé Francqueville, « Compte rendu des travaux de l’année », Mémoires de l'Académie d'Amiens, vol. 41, p. 325-328, 1894. ^
- Les ingénieurs des mines sont Albert de Lapparent (1839-1908, géologue), Auguste Michel-Lévy (1844-1911, minéralogiste), Marcel Bertrand (1847-1907, fils de Joseph Bertrand, spécialiste de la tectonique), Charles Lallemand (1857-1938, géodésien) et Louis de Launay (1860-1938, géologue). Les six autres sont Paul Henri Fischer (1835-1893, paléontologue et zoologiste), Jules de Guerne (1855-1931, zoologiste), Emmanuel de Margerie (1862-1953, géographe, glaciologue), Charles Rabot (1856-1944, géographe, glaciologue) et Jules Richard (1863-1945, naturaliste, océanographe, collaborateur d'Albert de Monaco), tous de Paris, et Charles-Édouard Guillaume (1831-1938, physicien, qui sera prix Nobel en 1920), résidant à Sèvres. ^
- En Suède, à Stockholm : Hjalmar Lundbohm (1855-1926, géologue, chimiste), Smitt (peut-être le zoologiste Fredrik Adam Smitt, 1839-1904) et Otto Torell (1828-1900, naturaliste, géologue) et à Ed : Gerard de Geer (1858-1943, géologue). En Norvège, à Kristiana : Hans Reusch (1852-1922, géologue). ^
- Albert Badoureau, « Étude sur le soulèvement lent actuel de la Scandinavie », Annales des Mines, vol. 6 (9e série), p. 239-275 et planche XIV, figures 1-10, 1894. ^
- Albert Badoureau, « Preuves et cause du mouvement lent actuel de la Scandinavie », Comptes rendus de l'Académie des sciences, vol. 117, p. 767-769, 1893. ^
- Erich von Drygalski (1865-1949), explorateur polaire et géographe allemand. ^
- Voir note 41. ^
- Albert Badoureau, Causeries philosophiques, Gauthier-Villars, Paris, 1920. ^
- Base Léonore, dossier 19800035/165/21213. Son père, Charles Léon Badoureau (1824-1898), avait lui même reçu la Légion d'honneur en 1885 en reconnaissance de son travail de directeur d'école. ^
- Le Crotoy, état-civil, 1892. ^
- Le Titan moderne, p. 182-183. Sans dessus dessous, chap. IX. ^
- Amiens, état-civil, 1893. ^
- Albert Badoureau, Mémoires de l'Académie d'Amiens, vol. 41, p. 1-39, 1894. ^
- « Oui, nous aimons ce pays. » ^
- Nous avons conservé les orthographes employées par Badoureau et Jules Verne (ici et Figure 6). ^
- Voir Figure 6. ^
- Voir note 38. ^
- Badoureau a orthographié « Bœdeker ». Il s'agit sans doute de Suède et Norvège, et les principales routes à travers le Danemark, manuel du voyageur, édition de 1886. ^
- Les 36 pages qui suivent, non reproduites ici, concernent l'étude technique du soulèvement de la Scandinavie. Elles sont identiques à celles de l'article des Annales des Mines. ^