La publication en mai 2012 au sein de la prestigieuse collection La Pléiade [1] d’une première série de romans issus des Voyages extraordinaires (VEs) a constitué un événement majeur dans la destinée littéraire des récits de Jules Verne, s’agissant particulièrement de la France. Il aura fallu en effet attendre plus de cent ans après la mort de l’auteur pour que ce dernier bénéficie enfin d’une reconnaissance éditoriale digne de ce nom dans son pays d’appartenance. Entre temps, plusieurs décennies de travaux et publications auront contribué — et contribuent toujours — à positionner Jules Verne parmi les auteurs majeurs que le XIXe siècle a pu produire. Il est désormais considéré en France comme un véritable écrivain, et non plus un simple auteur pour la jeunesse [2].
Cette situation paradoxale — que l’on pourrait résumer par la célèbre formule « nul n’est célèbre en son pays » — tient en grande partie à la dynamique même des VEs [3]. Car Jules Verne a toujours revendiqué avoir écrit ce qu’il qualifiait lui-même des « romans géographiques » [4]. Or ce basculement, au sein du récit, de la question du temps au profit de l’espace n’est pas anodin. Il constitue, notamment pour Jean-Marie Seillan, une révolution épistémologique majeure [5]. Une inversion chronotopique s’opère alors [6]. Si, dans le roman historique, le chronotope principal et organisateur est celui de l’ici/autrefois, dans le roman géographique celui-ci est diamétralement opposé : les fictions se déroulent ailleurs mais maintenant (Figure 1).
Figure 1. De l’ici/autrefois à l’ailleurs/maintenant, l’inversion chronotopique au cœur des VEs [7]
Cependant, et au-delà de cette importante caractéristique chronotopique, d’autres facteurs explicatifs (internes et externes à l’œuvre) concourent à mieux préciser les raisons pour lesquelles les VEs n’ont que marginalement été considérés de leur temps comme une œuvre romanesque de premier plan [8]. Nous en distinguons trois principales : d’abord, l’intégration de la question de l’espace (géographique) dans la série des VEs s’est accompagnée systématiquement d’une déclinaison imaginaire propre à emmener autrement le lecteur dans la fable du Voyage littéralement extraordinaire [9] ; ensuite, l’incorporation inédite et ponctuelle de découvertes et pseudo-inventions scientifico-techniques a permis au romancier de faire évoluer ses héros dans des univers parfois très éloignés mais se recoupant toujours [10]; enfin, le contrat éditorial signé avec Hetzel a quelque peu contenu l’écriture vernienne [11] dans un registre a priori réducteur et limitatif (une littérature pour toute la famille, puis, avec le temps, réduite à une littérature pour enfants) mais dont l’analyse a bien montré qu’elle était beaucoup plus complexe, tel un iceberg (littéraire) qui ne montre finalement que sa partie émergée.
En somme, Jules Verne a construit une œuvre romanesque singulièrement originale où de nombreux systèmes et univers se croisent, se mélangent, créant de la sorte un ensemble composite qui ne peut donc être classé &mdash a priori — dans aucun genre précis (et, surtout, existant déjà). En sortant des sentiers battus, des voies tracées par ses prédécesseurs, l’auteur est devenu inclassable aux yeux de ses contemporains. À bien des égards il est — en procédant à un transfert conceptuel entouré de toutes les précautions épistémologiques nécessaires — ce que l’on pourrait appeler un « marginal sécant » [12] de la littérature (française).
Être ou ne pas être en littérature : la question du genre
En 1894, alors interviewé par Robert Sherard, Jules Verne laisse transparaître un regret qui illustre clairement la situation paradoxale dans laquelle il se trouve, celle d’un écrivain certes reconnu par le public, mais pas par ses pairs : « Le grand regret de ma vie est que je n’ai jamais compté dans la littérature française » [13]. Bien que couronnés par l’Académie française en 1872, les VEs ne lui permettront jamais de faire partie du cercle des immortels. Où classer en effet cette œuvre originale et atypique dans laquelle la géographie se mêle à la science, où l’imaginaire joue avec le réel, où le mythe s’articule avec la modernité, où les voyages se déroulent aussi bien sous terre, sur terre, dans les airs que dans l’espace, où les styles d’écriture se conjuguent, où, finalement, l’ambition de décrire la terre et ses hommes sous forme romanesque ne peut se faire qu’au prix d’une composition inédite, donc relevant d’un genre nouveau ?
À notre sens, Jules Verne ne dit rien d’autre lorsqu’il déclare à son père, en 1854 : « J’étudie encore plus que je ne travaille ; car j’aperçois des systèmes nouveaux [...] » [14]. Deux ans plus tard, l’écrivain est sûr de sa réussite à venir : « [...] Je tiens cependant pour assuré qu’avec le temps, j’arriverai en littérature » [15]. La décennie 1850 est décisive pour lui. C’est durant cette période qu’il fait ses classes d’écrivain, s’essayant à différents genres et styles. Celui qui publiera en 1863 Cinq semaines en ballon n’est donc pas un novice en la matière, il mûrit depuis presque quinze ans un projet littéraire qui peut enfin prendre forme grâce à sa rencontre avec Hetzel.
Lorsque ce dernier découvre Verne, il ne s’y trompe pas. Jules Verne lui offre avec ce premier manuscrit un récit de type nouveau : « [...] « Mon enfant », lui dit-il, « croyez-en mon expérience. N’éparpillez pas vos forces. Vous venez, sinon de fonder un genre, tout au moins de renouveler d’une façon piquante, un genre qui paraissait épuisé. Labourez ce sillon que le hasard ou votre génie naturel vous a fait découvrir » […] » [16]. Ces propos, rapportés par Adolphe Brisson et que Hetzel aurait tenus à Verne, illustrent cette problématique de la définition du genre dans laquelle inscrire les VEs. Quel genre Jules Verne a-t-il fondé ? Quels sont ces « systèmes nouveaux » qu’il prétend apercevoir ? Nous considérons que ce genre est celui du roman géographique et qu’il n’a d’ailleurs cessé de revendiquer tout au long de sa carrière. Il ne s’agit pas pour nous de revenir sur les différents éléments qui composent le roman géographique, nous l’avons largement fait dans des publications antérieures [17], mais de montrer plus spécifiquement ici comment les récits de Jules Verne témoignent et procèdent de cette marginalité sécante, concept emprunté à la sociologie des organisations. Précisons également que notre projet n’est pas d’apposer à Jules Verne et aux VEs des catégories d’analyse, des concepts et théories qui leur sont largement postérieurs. Nous souhaitons seulement montrer comment ces derniers permettent d’analyser, sous un autre angle et avec un siècle de recul, le positionnement d’un auteur et la réception de son œuvre en son temps.
Le « marginal sécant » est ainsi un « acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’action différentes, voire contradictoires » [18]. Si l’on remplace « acteur » par « auteur » et « d’action » par « romanesques », nous obtenons une définition qui, à notre avis, peut parfaitement convenir à Jules Verne : « auteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes romanesques en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques romanesques différentes, voire contradictoires ».
Dès lors, si nous acceptons — dans une perspective méthodologique et heuristique — cette définition provisoire de l’auteur des VEs, il apparaît clairement que l’impossibilité de classer Jules Verne dans un registre déjà établi procède justement de sa situation de romancier qui écrit à la marge de différents univers romanesques / systèmes romanesques (i.e. la question du genre : le roman d’aventure, le récit de voyage, le voyage imaginaire, le roman initiatique, etc. (Figure 2), et qui croise ces derniers par le truchement de récits portés par différents styles et niveaux d’écriture (i.e. le style littéraire : la description géographique, scientifique, technique, la narration plus classique, les références mythologiques, le recours à la métaphore, les effets de réel, etc.). Les VEs croisent par conséquent plusieurs genres romanesques et styles littéraires différents dans le cadre d’un genre englobant qui est celui du roman géographique.
Figure 2. Les VEs, ou la marginalité sécante d’une œuvre romanesque complexe [19]
Le contrat éditorial fixé par Hetzel à son auteur est d’ailleurs explicite : « Son but est, en effet, de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante et pittoresque qui lui est propre, l’histoire de l’univers » [20]. Encyclopédique, l’œuvre se doit donc aussi d’être pédagogique et ludique. Une telle ambition romanesque, à une époque où les sciences s’institutionnalisent, où les savoirs se complexifient, où les révolutions — quelles qu’elles soient — modifient les rapports que les sociétés entretiennent avec leurs territoires et leurs environnements, ne peut se faire qu’au prix d’un écart vers la marge, c’est-à-dire en s’éloignant des modèles romanesques traditionnels pour construire son propre modèle romanesque. Autrement dit, Jules Verne a constitué une œuvre à part, reposant certes sur des modèles existants, mais sans appartenir véritablement et intégralement à l’un d’entre eux. C’est la raison pour laquelle l’œuvre « marginale sécante » de Verne relève — telle est du moins notre analyse — de la complexité.
Une œuvre complexe à la recherche du paradigme perdu
Le paradigme dominant des sociétés occidentales repose sur l’opposition entre la nature et la culture, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un paradigme qui tend à séparer, à cloisonner les connaissances, les approches, les disciplines. Or ce paradigme est inopérant, il ne permet pas d’appréhender la complexité du monde dans lequel nous vivons. Dès lors, il faut changer de modèle de pensée, voir autrement, transmettre autrement, dire autrement le monde ; telle fut l’ambition de Jules Verne. Edgar Morin nous encourage d’ailleurs à suivre cette voie :
Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot « complexus », « ce qui est tissé ensemble ». Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble. Le vrai problème [celui de la réforme de la pensée] c’est que nous avons trop bien appris à séparer. Il vaut mieux apprendre à relier. Relier, c’est-à-dire pas seulement établir bout à bout une connexion, mais établir une connexion qui se fasse en boucle. Du reste, dans le mot relier, il y a le « re », c’est le retour de la boucle sur elle-même. Or la boucle est autoproductive. À l’origine de la vie, il s’est créé une sorte de boucle, une sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui-même s’est autoproduit de façon très mystérieuse. La connaissance doit avoir aujourd’hui des instruments, des concepts fondamentaux qui permettront de relier. [21]
Les travaux d’Edgar Morin sont sans appel : le monde est un système complexe que l’on ne peut appréhender avec des approches cloisonnées, étanches. Or, en tant que romancier, Jules Verne a su transmettre autrement un savoir (complexe, multiforme, évolutif) en reliant entre eux des univers et des styles a priori éloignés mais qui prennent finalement sens au sein de ses récits. Alors qu’il voit les sciences s’institutionnaliser, se différencier, s’individualiser très nettement, Jules Verne, au contraire, va les déployer, les relier dans des aventures où l’homme et les sociétés peuvent mesurer la complexité des relations qu’ils entretiennent avec les multiples territoires et environnements qu’ils pratiquent.
C’est ainsi que, lorsqu’il dit apercevoir des « systèmes nouveaux », il est vraisemblablement le premier à sentir qu’une révolution est en marche, à la fois paradigmatique et épistémologique. L’auteur déclare d’ailleurs : « J’ai continué régulièrement à produire des histoires romanesques essentiellement basées sur des faits scientifiques. C’est-à-dire tous les domaines de la science, mes principaux objets d’étude étant la géographie et bien sûr la nature humaine, la science la plus importante de toutes » [22]. Que penser de cette affirmation vernienne lorsque l’on sait que la « nature humaine » est pour Edgar Morin un paradigme perdu que les sciences de l’homme se doivent de retrouver [23] ?
Évidemment, il ne s’agit pas de procéder ici à un raisonnement par analogie qui consisterait à attribuer à Jules Verne une ambition scientifique qui n’est pas la sienne, mais bien de constater que son projet romanesque est celui de dire autrement la complexité des relations qui unissent alors les sociétés avec leurs territoires et leurs environnements multiples. Hetzel insiste bien sur ce point : les VEs de Jules Verne ambitionnent « de refaire, sous la forme attrayante et pittoresque qui [...] est propre [à Jules Verne], l’histoire de l’univers ». De la même manière que lorsque nous présentons l’auteur comme un « marginal sécant » de la littérature française, notre projet n’est pas d’apposer au romancier une catégorie d’analyse qui est largement postérieure à son œuvre et issue non pas de la littérature mais de la sociologie des organisations. Il s’agit simplement de favoriser des rapprochements heuristiquement féconds, propres à présenter autrement une œuvre romanesque dont la complexité ne cesse d’être démontrée depuis plusieurs décennies.
Jules Verne, « marginal sécant » de la littérature française
Juste avant de définir précisément ce qu’est le « marginal sécant », Crozier et Friedberg nous expliquent que toute organisation entretient des relations avec « ses environnements », c’est-à-dire que pour créer elle « [...] doit obtenir les ressources matérielles et humaines et nécessaires à son fonctionnement ». Mais elle doit pouvoir aussi « placer ou « vendre » son produit » [24]. Cependant
[...] les “environnements pertinents” d’une organisation (/œuvre), c’est-à-dire les segments de la société avec lesquels elle est ainsi en relation, constituent pour elle toujours et nécessairement une source de perturbation potentielle de son fonctionnement interne, et donc une zone d’incertitude majeure et inéluctable. Et les individus et les groupes qui, par leurs appartenances multiples, leur capital de relations dans tel ou tel segment de l’environnement, seront capables de maîtriser, tout au moins en partie, cette zone d’incertitude, de la domestiquer au profit de l’organisation (/œuvre), disposeront tout naturellement d’un pouvoir considérable au sein de celle-ci. C’est le pouvoir dit du « marginal-sécant ». [25]
Transposons maintenant cette analyse à Jules Verne et son œuvre, et remplaçons « organisation » par « œuvre », comme nous l’avons fait entre parenthèse :
De ce fait, les “environnements pertinents” d’une organisation (/œuvre), c’est-à-dire les segments de la société avec lesquels elle est ainsi en relation, constituent pour elle toujours et nécessairement une source de perturbation potentielle de son fonctionnement interne, et donc une zone d’incertitude majeure et inéluctable. Et les individus et les groupes qui, par leurs appartenances multiples, leur capital de relations dans tel ou tel segment de l’environnement, seront capables de maîtriser, tout au moins en partie, cette zone d’incertitude, de la domestiquer au profit de l’organisation (/œuvre), disposeront tout naturellement d’un pouvoir considérable au sein de celle-ci. C’est le pouvoir dit du « marginal-sécant », c’est-à-dire d’un acteur (/auteur) qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action (/romanesques) en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’action (/romanesques) différentes, voire contradictoires.
Jules Verne est l’auteur d’une importante et complexe — au sens étymologique du terme défini par Morin — œuvre romanesque située à la croisée de nombreux chemins (« les segments de la société »). Cette position en fait sa richesse (il crée un genre nouveau) mais aussi sa fragilité, son instabilité (« une zone d’incertitude majeure et inéluctable ») puisque, et pour cause, ses contemporains ne savent pas où le positionner. Or le problème n’est pas tant l’œuvre que le regard que l’on porte sur cette dernière (et donc, par conséquent, sur son auteur). Si l’espace de liberté que le romancier s’est créé (ce « milieu assez restreint où je suis condamné à me mouvoir », déclare-t-il en 1883 à Hetzel père [26]) lui offre certes un champ des possibles très vaste au niveau romanesque (faire la description des mondes connus et inconnus), il l’enferme néanmoins dans un registre qui ne peut être valorisé par ses contemporains, ces derniers étant perdus face à une nouveauté qu’il ne maîtrise pas et ne veulent pas légitimer, afin d’assurer leur position dominante au sein du champ littéraire.
En sa position de « marginal sécant », Jules Verne s’inspire de ses lectures dans des univers aussi éloignés que l’astronomie, la géographie, la géologie, la physique, les mathématiques, etc. [27] pour créer des récits dont le contenu sera apprécié autant par les enfants que par leurs parents. Croisant surtout géographie, imaginaire et science, il agit également en tant qu’« intermédiaire et interprète » en vulgarisant auprès des plus jeunes la science — au sens large du terme, donc incluant la géographie et les autres sciences sociales — et la technique : « Ce que j’ai fait est simple... j’ai voulu donner aux jeunes gens des livres utiles, en mettant à leur portée la science et la géographie » déclare-t-il en 1902, dans un entretien peu connu et récemment découvert par Volker Dehs [28]. Jules Verne appartenait d’ailleurs à de très nombreux cercles et sociétés savantes [29] — autre illustration emblématique du « marginal sécant » — lesquels étaient ravis d’accueillir en leur sein un romancier capable de transmettre autrement le savoir scientifique. Pour autant cette situation, intellectuellement très intéressante à analyser, n’en constitue pas moins pour le romancier une source de tristesse, de regret et d’incompréhension.
Nul n’est prophète en son pays ni en son champ littéraire
En complément des différentes raisons que nous avons analysées jusqu’à présent, nous souhaiterions introduire un nouvel élément, de nature socio-historique. Perturbé par l’arrivée d’un auteur ayant créé un genre nouveau, le système littéraire français a été incapable de reconnaître en Jules Verne un romancier de premier plan. Symbole de cette situation paradoxale, l’auteur des VEs n’entrera jamais à l’Académie française. À l’image de ses récits où l’action se déroule rarement en France, Jules Verne illustre à merveille le vieil adage selon lequel nul n’est prophète en son pays :
Dumas me disait souvent, quand je me plaignais qu’on ne reconnaissait pas ma place dans la littérature française : « Vous auriez dû être un auteur américain ou anglais. Alors vos livres, traduits en français, vous auraient apporté une énorme popularité en France, et vous auriez été considéré par vos compatriotes comme l’un des plus grands maîtres de la fiction ». Mais les choses étant ce qu’elles sont, je ne compte pas dans la littérature française [30].
La clairvoyance de Dumas mérite d’être soulignée. Être un « marginal sécant » de la littérature française ne permet pas d’être reconnu par ses pairs, bien au contraire. Pierre Bourdieu l’explique d’ailleurs de manière éclairante avec sa théorie des champs littéraires :
Les luttes internes, notamment celles qui opposent les tenants de l’« art pur » aux tenants de l’« art bourgeois » ou « commercial » et qui conduisent les premiers à refuser aux seconds le nom même d’écrivain, prennent inévitablement la forme de conflits de définition, au sens propre du terme : chacun vise à imposer les limites du champ les plus favorables à ses intérêts ou, ce qui revient au même, la définition des conditions de l’appartenance véritable au champ [...] Ainsi, lorsque les défenseurs de la définition la plus « pure », la plus rigoriste et la plus étroite de l’appartenance disent d’un certain nombre d’artistes (etc.) que ce ne sont pas réellement des artistes, ou que ce ne sont pas des artistes véritables, ils leur refusent l’existence en tant qu’artiste [...] Un des enjeux centraux des rivalités littéraires (etc.) est le monopole de la légitimité littéraire, c’est-à-dire, entre autres choses, le monopole du pouvoir de dire avec autorité qui est autorisé à se dire écrivain (etc.) ou même à dire qui est écrivain et qui a autorité pour dire qui est écrivain ; ou, si l’on préfère, le monopole du pouvoir de consécration des producteurs ou des produits [31].
Jules Verne a finalement été victime des luttes, des concurrences, des effets de castes [32] et de position inhérents à l’existence même du champ littéraire au sein duquel il évoluait certes, mais à la marge. La reconnaissance de l’auteur par ses pairs ne pouvait donc se réaliser car elle aurait conduit à la remise en cause de la hiérarchie même des écrivains et des genres alors considérés comme nobles [33]. Dans une lettre adressée à Pierre-Jules Hetzel, il déclare d’ailleurs, et avec grande lucidité : « [...] dans l’échelle littéraire, le roman d’aventures est moins haut placé que le roman de mœurs. Aux yeux de tous, Balzac est supérieur à Dumas père, ne fût-ce que par le genre. [...] je crois que, d’une façon générale, et question de forme à part, que l’étude du cœur humain est plus littéraire que les récits d’aventures » [34]. L’inertie du champ est telle que la reconnaissance de Jules Verne ne pouvait se faire par conséquent que bien plus tard, les études littéraires n’ayant acté que récemment la révolution épistémologique à laquelle l’auteur a participé mais sans rien y gagner. Jules Verne n’est d’ailleurs pas le seul écrivain à avoir vécu une telle situation. Analysant longuement l’œuvre de Flaubert, Bourdieu développe une analyse qui s’applique parfaitement aussi à l’auteur des VEs, la reconnaissance en moins :
Ce qui fait l’originalité radicale de Flaubert, et ce qui confère à son œuvre une valeur incomparable, c’est qu’il entre en relation, au moins négativement, avec la totalité de l’univers littéraire dans lequel il est inscrit et dont il prend en charge complètement les contradictions, les difficultés et les problèmes. Il s’ensuit que l’on n’a quelque chance de ressaisir vraiment la singularité de son projet créateur et d’en rendre compte pleinement qu’à condition de procéder exactement à l’inverse de ceux qui se contentent de chanter les litanies de l’Unique. C’est en l’historicisant complètement que l’on peut comprendre complètement comment il s’arrache à la stricte historicité de destinées moins héroïques [35].
Le positionnement (littéraire et romanesque) de Jules Verne a donc été à la fois la clef de son succès éditorial mais aussi à l’origine de son absence de reconnaissance institutionnelle. Car un champ littéraire est avant tout un espace de lutte qui fonctionne sur le principe de la cooptation/exclusion. Bien qu’ayant essayé d’« atteindre un idéal de style » [36], l’œuvre du romancier ne correspondait pas alors aux canons en vogue de la littérature dite « sérieuse » [37]. Cette situation, puissamment révélatrice d’un mode de pensée disjonctif (qui sépare), illustre ce mal franco-français où les catégorisations prennent souvent le pas sur le contenu. Peut-être, effectivement, Jules Verne est-il né du mauvais côté de l’Atlantique. Peut-être sa marge était-elle en Europe, et son centre aux USA, pays qui le fascinait tant. Ou, plus simplement, peut-être que les catégories d’analyse ont évolué et permettent désormais, en tous cas aux yeux de la communauté des verniens, d’accorder enfin à cet auteur et son œuvre la place qui semble leur revenir.
Conclusion : de la complexité au temps long ou comment « faire œuvre qui dure » [38]
Le concept de « marginal sécant » semble par conséquent s’appliquer efficacement à Jules Verne et son œuvre. Dans un univers littéraire où les champs sont bien définis, rigides, soigneusement défendus par des hommes et des institutions dépositaires d’une doxa souvent sclérosée, l’arrivé de l’auteur des VEs a constitué une des perturbations externes majeures d’un système fermé, incapable d’accueillir la nouveauté, la reléguant au mieux à la marge ou, au pire, l’excluant : Jules Verne pouvait être considéré alors à cette époque comme un auteur hétérodoxe. La théorie des champs littéraires de Bourdieu nous apporte d’ailleurs cette précision importante : « Faire date, c’est inséparablement faire exister une nouvelle position au-delà des positions établies, en avant de ces positions, en avant-garde, et, en introduisant la différence, produire le temps » [39].
Le pouvoir du « marginal sécant » tient de sa position particulière à l’intersection entre différents champs. Si Jules Verne n’a pas bénéficié de ce pouvoir en son temps, néanmoins cette position a permis à son œuvre d’exister après lui et de bénéficier aujourd’hui d’une véritable reconnaissance institutionnelle. « Faire exister une nouvelle position » n’est pas chose facile, surtout en France où l’innovation est souvent perçue avec méfiance. Or, à bien y regarder, Jules Verne, indiscipliné aux yeux de ses pairs, a fait de l’interdisciplinarité avant l’heure. Autrement dit, être à la marge a signifié pour lui être en avance sur son temps, c’est-à-dire avoir su penser autrement la composition d’un roman, ou, pour le moins, en avoir initié (ou renouvelé) le genre. Le roman géographique, genre que les VEs vont couronner, est donc un genre englobant, un genre qui relie par la marge des univers, des champs pensés a priori comme trop éloignés pour se recouper.
Jules Verne et son œuvre relèvent dès lors d’une forme de complexité, telle que définie par Edgar Morin, autre exemple de personnage majeur dans son domaine mais peu reconnu dans son pays. En fait, l’auteur a tout simplement été victime du paradigme dominant depuis les Lumières et dont les limites sont mises en évidence depuis plusieurs décennies : le paradigme de la Modernité. La façon nouvelle d’écrire du romancier amiénois ne pouvait en effet travailler qu’à la marge ce vaste monolithe paradigmatique et épistémologique que les sciences humaines et sociales entreprennent maintenant de déconstruire. Jules Verne, chantre de l’espace, a produit du temps — pour reprendre la formule de Bourdieu — , un temps long, au sens braudélien du terme, beaucoup plus profond que l’écume de ces nombreux jours où il regrettait de ne pas compter dans la littérature française.
NOTES
- Deux premiers volumes ont été publiés en 2012 : Les Enfants du capitaine Grant, Vingt mille lieues sous les mers et L’Île mystérieuse, Le Sphinx des glaces. En 2016 ce fut le tour de Voyage au centre de la terre, De la Terre à la Lune, Autour de la Lune et Le Testament d’un excentrique. Un nouveau volume est prévu pour le 12 octobre 2017 : Le Tour du monde en quatre-vingt jours, Michel Strogoff, Les Tribulations d’un Chinois en Chine, Le Château des Carpathes. http://www.la-pleiade.fr/Auteur/Jules-Verne ^
- Jean-Michel Margot, « Jules Verne parmi ses pairs », Verniana — Jules Verne Studies / Études Jules Verne, vol. 4, 2011-2012, p. 93-98. Compte-rendu de l’ouvrage : Jules Verne & Cie, Bulletin du Club Verne, « L’Asie mystérieuse », 2011, 200 p. Plus largement, sur la réception des VEs en leur temps, nous renvoyons à ces deux ouvrages incontournables : Daniel Compère & Jean-Michel Margot, Entretiens avec Jules Verne, 1873-1905, Genève, Slatkine, 1998, 275 p. et Jean-Michel Margot, Jules Verne en son temps &mdash vu par ses contemporains francophones (1863-1905), Amiens, Encrage, 2004, 254 p. ^
- Daniel Compère, Jules Verne écrivain, Genève, Droz, 1991, p. 8-9. ^
- Lionel Dupuy, Jules Verne, la géographie et l’imaginaire. Aux sources d’un Voyage extraordinaire : Le Superbe Orénoque (1898), Aiglepierre, La Clef d’Argent — Littératures de l’imaginaire, 2013, p. 33. ^
- Jean-Marie Seillan, « Histoire d’une révolution épistémologique au XIXe siècle : la captation de l’héritage d’Alexandre Dumas par Jules Verne », Qu’est-ce qu’un événement littéraire au XIXe siècle ? (Saminadayar-Perrin Corinne dir.), 2008, p. 200. ^
- Pour un traitement plus spécifique de la question du chronotope dans la série des VEs, nous renvoyons à notre texte : Dupuy Lionel, « Le chronotope du retour dans le roman géographique vernien », Le Retour, Pau, Presses Universitaires de Pau et des Pays de l’Adour, 2017, p. 423-434. ^
- Le schéma reproduit ici est tiré de l’article de Jean-Marie Seillan. Nous avons rajouté les références aux romans historique et géographique. ^
- Voir par exemple : De Saint-Valry, « Fées anciennes et modernes. Les Contes de Perrault, les Contes de Jules Verne (1875) », Bulletin de la Société Jules Verne, n° 139, 2001, p. 19-26. ^
- Lionel Dupuy, « Les Voyages extraordinaires de Jules Verne ou le roman géographique au XIXe siècle », Annales de Géographie, n° 690, 2013, p. 131-150 ; Lionel Dupuy, « Jules Verne et la géographie française de la deuxième moitié du XIXe siècle », Annales de Géographie, nº 679, 2011, p. 225-245. ^
- Lionel Dupuy, « Jules Verne, la nature, la science et Dieu. Les Voyages extraordinaires ou l’expérience de la limite », Alliage, n° 68, 2011, p. 29-39 ; Daniel Compère, « Le jeu avec les références scientifiques dans les romans de Jules Verne », De la science en littérature à la science-fiction, Paris, Éditions du CTHS, 1996, p. 137-145. ^
- Masataka Ishibashi, Le Projet Verne et le système Hetzel. Amiens, AARP — Centre Rocambole, Encrage éditions, 2014, 341 p. ^
- Michel Crozier & Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, p. 86. ^
- Robert Sherard, « Jules Verne, sa vie et son travail racontés par lui-même, 1894 », Entretiens avec Jules Verne, 1873-1905, Daniel Compère & Jean-Michel Margot (dirs), Genève, Slatkine, 1998, p. 83. ^
- « Lettre de Jules Verne à son père », 19 avril 1854. Olivier Dumas, Jules Verne, Lyon, La Manufacture, 1988, p. 350. ^
- « Lettre de Jules Verne à son père », 4 juillet 1856, ibid., p. 406-407. ^
- Adolphe Brisson, « Jules Verne, 1899 », Entretiens avec Jules Verne 1873-1905, op. cit., p. 136. ^
- Lionel Dupuy, « Les Voyages extraordinaires de Jules Verne ou le roman géographique au XIXe siècle », op. cit. ^
- Michel Crozier & Erhard Friedberg, op. cit., p. 86. Ces derniers définissent le « [...] système d’action concret [comme] un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c’est-à-dire la stabilité de ses jeux et les rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux » (p. 286). Quant à la logique d’action, elle peut se résumer par l’équation : « Acteur + Situation d’action = logique d’action », c’est-à-dire la prise en compte simultanée d’un acteur et d’une situation d’action ». Henri Amblard, Philippe Bernoux, Gilles Herreros et Yves-Frédéric Livian, Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris, Seuil, 1996, p. 204. ^
- Sur la distinction à opérer entre imaginaire, merveilleux et fantastique, nous renvoyons à notre thèse doctorale : Géographie et imaginaire géographique dans les Voyages extraordinaires de Jules Verne : Le Superbe Orénoque (1898), Pau, Université de Pau et des Pays de l’Adour, Thèse de Doctorat en Géographie, 2009, 332 p. ^
- Jules Hetzel, « Avertissement de l’éditeur », Voyages et aventures du capitaine Hatteras, Paris, Hetzel, 1866, p. 2. ^
- Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », Revue Internationale de Systémique, vol. 9, n° 2, 1995, p. 111. ^
- Daniel Compère & Jean-Michel Margot, Entretiens avec Jules Verne, 1873-1905, op. cit., p. 187-188. ^
- Edgar Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973, 246 p. Voir également cette présentation de l’ouvrage : http://www.ina.fr/video/I08016669 ^
- Michel Crozier & Erhard Friedberg, op. cit., p. 85. Le pluriel à « environnements » est important. ^
- Ibid., p. 86. ^
- Lettre de Jules Verne à Hetzel père, 2 décembre 1883, Correspondance inédite de Jules Verne avec l’éditeur Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), Olivier Dumas ; Piero Gondolo della Riva & Volker Dehs (dirs), Genève, Slatkine, t. III, 2002, p. 202. ^
- L’aperçu donné par Volker Dehs sur la bibliothèque de Jules Verne est à ce titre édifiant : Volker Dehs, « La bibliothèque de Jules et Michel
Verne », Verniana — Jules Verne Studies / Études Jules Verne, vol. 3, 2010-2011, p. 51-118.
En ligne : http://www.verniana.org/volumes/03/HTML/Bibliotheque.html ^ - Voker Dehs, « Un entretien peu connu de Jules Verne », Verniana — Jules Verne Studies / Études Jules
Verne, vol. 6, 2013-2014, p. 169-178.
En ligne : http://www.verniana.org/volumes/06/HTML/Hauser.html. Jules Verne n’a cessé tout au long de sa carrière de dire, et notamment dans les différentes interviews qu’il accorde vers la fin de sa vie, à quel la point la géographie est au cœur de ses récits. ^ - Cécile Compère, « Monsieur Verne, président et présidé », Bulletin de la Société Jules Verne, n° 69, 1984, p. 26-32 (suite p. 35, Bulletin de la Société Jules Verne, n° 77, 1986). ^
- Robert Sherard, « Jules Verne, sa vie et son travail racontés par lui-même, 1894 », op. cit., p. 93. ^
- Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, p. 365-367. En italique dans le texte. Que l’on pense ici aux multiples critiques que Zola a pu faire à l’égard de Verne (voir : Jean-Paul Dekiss, Jules Verne, l’enchanteur, Paris, Éditions du Félin, 2002, p. 171-172). ^
- Ibid., p. 389. ^
- Ibid., p. 194. ^
- Lettre de Jules Verne à Hetzel père, 13 avril 1877, Correspondance inédite de Jules Verne avec l’éditeur Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), op. cit., p. 171. En italique dans le texte. ^
- Ibid., p. 167. En italique dans le texte. ^
- Daniel Compère & Jean-Michel Margot, Entretiens avec Jules Verne, 1873-1905, op. cit., p. 92. ^
- Il est en effet difficile à cette époque d’exister aux côtés, par exemple, d’un Victor Hugo, archétype absolu d’un écrivain canonisé en son temps. ^
- Jules Verne, L’Ile mystérieuse, 1874-75, chapitre XV, Troisième partie. ^
- Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, op. cit., p. 261. ^