Dans ses romans ayant pour cadre l'Afrique, Jules Verne s'est davantage attardé sur les pays du Maghreb, qu'il a pu découvrir lors de ses croisières à bord du Saint-Michel III, et tout particulièrement l'Algérie, alors en pleine phase de colonisation. Parmi les colons, il y avait ses cousins germains Georges et Maurice Allotte de La Fuÿe, tous deux officiers, et son beau-frère installé à Oran, le notaire Auguste Lelarge, tandis que M. de La Rue de Francy, le mari de Valentine, l'une des deux filles d'Honorine, y avait fait son service militaire. Critique sur la colonisation anglaise, Jules Verne est plus enthousiaste pour l'Algérie, vouant une véritable admiration pour ce qu'il considère comme une "nouvelle France", suivant en cela l'opinion dominante à son époque. On soulignera à ce propos les commentaires personnels de l'écrivain dans la Géographie illustrée de la France et de ses colonies confirmés dans Mathias Sandorf :
cette admirable Algérie, destinée à devenir le pays le plus riche du monde.
Figure 1. Jules Verne, carte à Fernand de Cardaillac, Amiens 29 avril 1894, première partie, (inv. 1458695) [1]
Figure 2. Jules Verne, carte à Fernand de Cardaillac, Amiens 29 avril 1894, deuxième partie, (inv. 1458695)
La carte autographe de Jules Verne (Figures 1 et 2) aujourd’hui conservée à Amiens est un document bien modeste : 90 x 115 mm. Son format est trompeur car son contenu est riche d’informations sur la vie et l’œuvre de l’écrivain. Datée (pour une fois précisément) du 29 avril 1894, elle témoigne de son état d’esprit à une période de repli vers une vie plus amiénoise, repli imposé par la maladie et l’infirmité. Mais laissons parler Jules Verne :
Madame Verne et moi, nous sommes très sensibles au souvenir sympathique que Madame de Cardaillac et vous avez bien voulu nous donner. Oui ! bien des années se sont écoulées depuis que nous avons eu le plaisir de nous rencontrer à Oran ! Moi, je ne suis plus à un âge où l’on peut recommencer des voyages, ni à profiter des aimables propositions que vous nous faites. Je vais lire avec grand profit la brochure que vous m’avez envoyée, et je dois vous dire que mon prochain roman, sous le titre de Clovis Dardentor a précisément la province d’Oran pour théâtre. C’est un voyage circulaire par St Denis du Sig, Saïda, Sebdou, Tlemcen, etc., un pays que vous connaissez sans doute, et que je ne connais pas. Mais enfin, avec de bonnes cartes et de bons documents !... La mort de Lelarge nous a beaucoup affligés, et c’est un grand vide dans la famille que la disparition de cet excellent homme […].
En peu de mots, Jules Verne nous livre là quelques informations précieuses : il répond à un certain Monsieur de Cardaillac [2] qu’il a rencontré à Oran. Verne semble décliner une invitation à revenir en Algérie. La missive confirme la période où il a écrit Clovis Dardentor (paru en 1896) et évoque enfin la disparition d’Auguste Lelarge, beau-frère de Jules Verne, l’ami qui, un jour de 1856, l’emmena assister à un mariage à Amiens…
La ville d’Oran a comme un aspect de « déjà vu » pour qui connaît un peu l’auteur des Voyages extraordinaires. C’est une occasion rêvée de faire l’inventaire des escales oranaises de Jules Verne, que ce soit dans sa vie ou dans son œuvre et d’en savoir un peu plus sur ce Monsieur de Cardaillac, à qui il écrit de manière aussi cordiale.
Figure 3. Jules Verne, Tartane, balancelle, chébec, trois types de gréements méditerranéens, dessin à la mine de plomb, date incertaine (inv. 1440060)
S’il existe dans les collections amiénoises un document symbolisant les relations entre Jules Verne et la Méditerranée, c’est bien ce dessin de trois gréements méditerranéens (Figure 3) : tartane, balancelle et chébec. Cette esquisse autographe recèle bien des mystères, dont celui de la date de sa réalisation. Piero Gondolo Della Riva, qui en fut propriétaire, le date des environs de 1870 et le rapproche d’un autre dessin de Jules Verne, celui où il reproduit le Saint-Michel I et qu’il offre au journaliste Adrien Marx en 1873. A défaut d’autre source, nous nous en tiendrons à cette datation [3].
Première « escale » : La Géographie illustrée de la France et de ses colonies (1867)
La première rencontre de Jules Verne avec Oran se fait à travers ce travail alimentaire de continuer, à la demande de Pierre-Jules Hetzel, un dictionnaire de géographie débuté par le géographe Théophile Lavallée alors qu’il est en pleine préparation de Vingt mille lieues sous les mers pendant son séjour au Crotoy. La description de la ville algérienne est relativement lapidaire comme il sied à tout ouvrage documentaire de référence. Jules Verne n’omet pas de signaler « l’œuvre colonisatrice » source du développement économique de la ville :
...Oran, qui est destiné à prendre une grande importance commerciale, lorsque les travaux actuels auront rendu son port accessible à de plus grands navires.
Hector Servadac, le premier roman méditerranéen : pas très loin d’Oran (1877)
Ecrit entre 1874 et 1876, publié en 1877, Hector Servadac est le premier « Voyage extraordinaire » à traverser la Méditerranée, avec Vingt mille lieues sous les mers. Pour ce « voyage à travers le monde solaire » Jules Verne fait débuter l’intrigue à Mostaganem, sous-préfecture du département d’Oran. Rendez-vous (fictionnel) manqué avec la « ville radieuse » ? Mais les deux villes ne sont séparées que de 80 kilomètres... C’est Georges Allotte de La Fuÿe, cousin germain de Jules Verne qui va l’aider dans l’écriture du roman. Lors de leurs rencontres à Nantes, ce capitaine aux spahis d’Oran lui parle des paysages de l’Oranais [4].
Mais cette année 1877 est aussi connue pour l’achat par Jules Verne du Saint-Michel III, une goélette à voile et à vapeur de 110 tonneaux avec salon à boiseries d’acajou et chambre particulière pour l’écrivain. Il écrit à Pierre-Jules Hetzel le 1er novembre 1877 [5] :
Quelle folie ! 55 000 francs [6] ! Je paie moitié comptant et le reste dans un an ! Mais aussi quel bateau et quels voyages en perspective… Et pour moi, quel champ d’impressions et que d’idées nouvelles à récolter !
A peine acheté, que le programme est déjà fixé :
Méditerranée, Baltique, Mer du Nord, Constantinople, St-Pétersbourg, Norvège, Islande…
Jules Verne a donc décidé de mettre les moyens pour que son yacht lui permette de faire de vraies croisières. Il enrôle un équipage, à la tête duquel il place comme capitaine le père Ollive, un vieux marin nantais qui a toute sa confiance :
...il y a 1 capitaine, un second, 2 matelots, 1 novice, un mousse, un cuisinier, 1 mécanicien, 1 premier chauffeur, un 2e chauffeur — en tout 10... [7]
1878 : en vue d’Oran
Michel, le fils de Jules Verne, a une conduite qui donne de nombreux soucis à son père. Ce dernier le fait incarcérer « par voie de correction paternelle » puis le fait embarquer comme pilotin à Bordeaux pour les Indes. Cette même année, Jules Verne entame le programme annoncé en 1877 par une grande croisière en Méditerranée. Il emmène son frère Paul, Louis-Jules Hetzel, le fils de l’éditeur et Edgar Raoul-Duval, le fils d’un sénateur amiénois, classé à droite. Edgar, de quatre ans plus jeune que Jules Verne, est avocat et député de la Seine-Inférieure. Il a rejoint le groupe bonapartiste à la Chambre et il est de confession protestante. Jules Verne le connaît surtout par Hetzel dont il est le conseiller juridique. C’est un homme très lié au monde des lettres : il est, entre autres, un proche de Gustave Flaubert.
Figure 4. Copie d’une lettre de Pierre-Jules Hetzel à Jules Verne, 23 mai 1878 (inv. 1453268)
Puis en mai, vers le 10, je ferai mon grand voyage de la Méditerranée, environ un mois d’absence. Il est convenu que votre Jules [8] viendra me trouver à Lisbonne, où je l’attendrai ; je le conduirai à Oran, à Alger, en Sicile, à Naples... [9]
Oran, enfin...
J'ai reçu une lettre de Raoul-Duval me demandant à être de notre grand voyage ; je lui ai répondu que rien ne me fera plus plaisir, mon frère en sera aussi. Nous serons donc quatre en comptant Jules [Louis-Jules], un peu serrés peut-être, mais enfin ça ira. [10]
Le même jour, il écrit à Hetzel fils :
...mais après discussion avec le capitaine, nous avons reconnu qu'il valait mieux que vous vinssiez vous embarquer à Nantes. De là, nous ferons l'Espagne, Portugal, Afrique, etc.... vous êtes toujours certain de voir Vigo, Lisbonne, Cadix, Tanger, Oran, Alger, et plus, si le temps ne vous manque pas...
A la fin de sa lettre du 23 mai (Figure 4), l’éditeur rappelle indirectement l’écrivain à ses devoirs :
...J’espère bien, mon vieux, que vous regarderez à l’occasion autre chose que le St-Michel. Voyez, voyez bien et prenez des notes qui ne seront pas perdues...
Hetzel ne croyait pas si bien dire : à partir de 1876, Jules Verne va consigner dans un petit carnet à couverture noire des notes des voyages (Figures 5, 6, 7, 8, 9 et 10) qu’il réalise d’abord avec le Saint-Michel II puis à partir de 1878 avec le Saint-Michel III. Aujourd’hui conservé à Amiens, il s’agit d’une source documentaire de premier ordre sur les croisières de Jules Verne et principalement ses deux voyages en Méditerranée en 1878 et 1884. On notera en passant, que Jules Verne n’utilise pas systématiquement la numérotation de ses bateaux aujourd’hui communément admise, en effet, puisque la numérotation n’a jamais fait partie du nom.
Figure 7. Jules Verne, Carnet de bord des Saint-Michel II et III, pages consacrées à l’escale à Oran (croisière de 1878, 21-23 juin)
La première croisière en Méditerranée est donc la troisième sortie à bord du Saint-Michel III.
3e sortie
25 mai [11] Duval [12], Hetzel [13] Paul. (Léon) [14]
Départ avec Honorine 10 matin
St Nazaire 1h – resté sur rade
Dîné chez Marion, procureur de la république
Vendredi 21 juin – reparti [15] à 2 heures du matin – à 6 heures, mis les voiles – hélice à 60 tours – plus un navire en vue, ni de terre – la nuit – le feu d’Oran.
Samedi 22 juin – 5 heures matin, la côte, vue d’Oran – la haute montagne – la chapelle, les forts.
les deux ports – la digue. Un steamer entre avant nous. Duval et Hetzel à terre à 8 heures. Le déjeuner à 10 heures – Temps couvert et vents d’Est
le commandant Dantin, ami de George [16] et prévenu par lui, vient à bord – Déjeuner avec lui – promenade – beaux arbres – les juives – les volubilis – le fort – visite du commandant. – retour à bord, les régatiers – invité pour le cercle civil d’Oran le lendemain – le cercle militaire.
Dimanche 23 juin – Duval et Hetzel partis à 8 h par le train. départ à 8h...
Enfin, une escale « réelle » à Oran. Jules Verne « voit » et prend des notes comme l’en a enjoint son éditeur. Il semble soucieux de l’heure des repas...
En 1881, à la suite de La Jangada, Hetzel publie De Rotterdam à Copenhague à bord du yacht Saint-Michel, un texte de Paul Verne qui relate la croisière effectuée en juin 1881 à bord du Saint-Michel III en Mer du Nord puis en Mer Baltique. Dans le texte original [17], Paul Verne cite sans commentaire la croisière méditerranéenne :
de Nantes à Vigo, Lisbonne, Cadix [...] Oran et Alger.
Pour les éditions Hetzel [18], Jules Verne relit et corrige le texte de son frère. Il ajoute cette phrase où l’on ressent bien la forte impression que lui a faite ce voyage :
Dire le charme que l’on éprouve à visiter dans ces conditions les admirables rivages de l’Espagne, du Maroc et de l’Algérie, c’est bien difficile.
1884 : de nouveau à Oran, la rencontre avec Fernand de Cardaillac
Au moment où Jules Verne décide de repartir pour une nouvelle croisière en Méditerranée, il est en train d’écrire Mathias Sandorf. Le périple sera en partie studieux car l’écrivain souhaite s’en inspirer pour son roman en chantier :
...Mais à partir d’avril, je serai à Nantes, puis, je voyagerai, et tout en faisant la chasse aux idées… J’ai presque achevé le 1er volume de la Méditerranée [19]... [20]
On sait que plusieurs péripéties du voyage seront reprises dans le roman dont un quasi-naufrage au large de Malte qui aurait pu avoir une issue dramatique.
La notoriété de Jules Verne est à l’époque telle que la presse se fait l’écho de la croisière projetée. A son corps défendant, Jules Verne passe de la chronique littéraire aux pages consacrées aux célébrités...
Partant de Saint-Nazaire, il [21] visitera successivement : Lisbonne, Cadix, Oran, Alger, Tunis, Malte, Corfou, la Sicile… Cette croisière est la dernière que doit faire le steam-yacht Saint-Michel, car Jules Verne trouve la navigation à vapeur trop facile... et, pour l’année prochaine... il projette d’échanger son navire contre un grand voilier. [22]
En février, Jules Verne annonce à Pierre-Jules Hetzel qu’il va rejoindre Nantes, d’où il partira en croisière. Il envisage de quitter sa ville natale le 15 mai avec Paul Verne, Robert Godefroy et son fils Michel.
Cette croisière va embarquer bien plus de passagers que celle de 1878. En premier lieu, Honorine qui va en profiter pour rendre (son unique ?) visite à sa sœur Aimée et son beau-frère Auguste Lelarge, notaire, tous deux installés à Oran. Puis vient Michel, malgré les relations difficiles entre le père et le fils. Robert Godefroy, avocat et partie de la « garde rapprochée » des amis amiénois d’Honorine et de Jules Verne [23] participe aussi à l’aventure. Paul, le frère en est aussi, comme de coutume. C’est après que les biographes verniens se perdent un peu dans les participants, dans leur itinéraire et dans le calendrier... Tout d’abord certains confondent les deux croisières méditerranéennes (1878 et 1884). Ils font embarquer à tort Edgar Raoul-Duval. Selon les auteurs, Paul embarque avec ses deux fils ou avec un seul, mais lequel : Maurice ou Gaston ? Tout le monde semble d’accord sur l’itinéraire d’Honorine, de Michel et de Robert Godefroy d’Amiens à Alger : le train, puis le paquebot. Les hésitations viennent ensuite : Honorine est-elle seule à aller jusque Oran voir sa sœur et son beau-frère (à moins qu’Aimée ne soit déjà veuve !) ou est-elle accompagnée de Michel et Godefroy ? [24]
Mais reprenons le chemin des sources voir ce qu’elles nous disent de cette croisière :
...Ne parlez pas du voyage à Raoul-Duval. Je n’aurai pas de place à lui offrir. En effet, Godefroy, mon frère, peut-être, Michel sûrement (à qui je n’ai pas voulu refuser), Jules [25] s’il vient nous rejoindre, et moi cela fait 5 passagers... Je compte toujours partir vers le 15 mai, de Nantes, pour aller à Alger, où ma femme sera depuis 15 jours... [26]
Le paysage s’éclaircit : exit Raoul-Duval mais Jules Verne ne parle pas d’Oran...
Mon cher Hetzel, au moment où vous recevrez ce petit mot, je serai probablement en mer. Je fais de voyage sans grand entrain, quoique j’en aie bien besoin ; mais les tourments qui me sont venus de ce malheureux Michel ont été de plus en plus grands ! Mon frère et son 2e fils [27] m’accompagnent. Je ne sais encore si Godefroy pourra me rejoindre à Nantes, car je crains qu’il n’ait été blacboulé à Amiens... [28]
...et la dégradation des relations Jules-Michel est confirmée.
1884
Mardi 13 mai.
quitté chantier Babin 4 h. matin avec pilote.
Paul mon Maurice [29] - remis pilote à St. Nazaire
Autre confirmation, de la main de Jules Verne : c’est Maurice qui est du voyage et non Gaston.
Figure 8. Jules Verne, Carnet de bord des Saint-Michel II et III, début des notes concernant la croisière en Méditerranée de 1884 (13 mai)
[...]
Mardi 27 mai. six heures vue de la terre d’Afrique. 9 h. les îles Habibas. vue du phare de Falcon – temps magnifique. Brise d’Ouest – tout dessus, moins les flèches. A 10 h vue des îles Habibas.
Mers El-Kébir et son fort. Vue du Redoutable [30]. La cocotte qui se confesse à un officier qu’elle prend pour un dominicain. Oran [31] arrivés à midi...
pris pilote, Honorine et les Lelarge à bord
visité le jardin. Dîner chez Lelarge. Rentré à 10 h. ½
Mercredi 28 mai. Déjeuner à bord avec les Lelarge. Visites nombreuses M de Cardaillac procureur de la république, sa femme, la femme du président d’assises etc. Délégués de la Société de Géographie. invitation pour punch. Dîner chez [Lelarge] [32] - à 9 h. musique, la Marseillaise. nombreux morceaux. Le maire et son discours, moi, répondu. Le président du tribunal civil, M. Cousin, des chemins de fer
Figure 9. Jules Verne, Carnet de bord des Saint-Michel II et III, notes concernant la croisière de 1884 (suite, 27-28 mai)
Le commandant Boissoubi [rayé] Boissoudy Cdt du Redoutable
nombreux discours et toast, à l’armée à la marine la presse – les [illisible] bouquets
fini à 11 ½ h – rentré à bord –
Jeudi, 29 mai – resté à bord jusqu’au déjeuner. Visites de [M. Ravard ?] deux autres offre du tableau. Descendu à terre 10 h – Déjeuner chez Lelarge 11 h avec M Cardaillac et l’oncle de [illisible]. Embarqué à 1 heure Honorine et les Lelarge. Débarquement des invités à Mers-El Kébir.
Parti 2 ½ - calme blanc – frai de poisson – une tortue. Vent splendide
Figure 10. Jules Verne, Carnet de bord des Saint-Michel II et III, notes concernant la croisière de 1884 (suite, 28 mai au 4 juin)
C’est donc le 28 mai 1884 que Jules Verne rencontre Fernand de Cardaillac, procureur de la République à Oran, avec lequel il semble sympathiser (deux rencontres en 48 heures) et à qui il adressera la carte, prétexte de cet article.
Tout ceci est corroboré par d’autres témoignages. Tout d’abord par Maurice Verne cité par Marguerite Allotte de La Fuÿe [33] :
La société de géographie d’Oran tient une séance en l’honneur de mon oncle (27 mai ?).
La presse locale évoque largement l’escale oranaise de l’écrivain. On sait ainsi qu’au punch de la Société de géographie furent également conviés les officiers d’une frégate amarrée au port, les notables locaux et la presse. L’entrée de Jules Verne fut saluée par l’exécution de la Marseillaise et l’écrivain promit de représenter Oran et Alger dans un livre qui s’intitulerait Voyage sur les côtes de la Méditerranée...
Autre confirmation : Michel Verne et Robert Godefroy ne sont donc pas à Oran. Jules Verne les retrouvera à Alger et en ordre dispersé, si l’on suit ses notes :
Vendredi 30 mai - [34]... En canot Georges [35], les Francey [36], Godefroy, pas Michel...
Samedi 31 mai – Michel à bord...
De retour à Amiens, Jules Verne ne manque pas de gratifier ses confrères de l’Académie des sciences lettres et arts d’une causerie sur ses pérégrinations méditerranéennes. L’Académie ne publia pas le texte de cette conférence qui eut lieu à l’automne ou à l’hiver 1884 [37]. Il nous reste ces notes préparatoires intitulées : Récit à l’Académie (Figure 11).
Figure 11. Récit à l’Académie : notes de Jules Verne sur sa croisière en Méditerranée de 1884 pour un discours à l’Académie des sciences, lettres et arts d’Amiens, automne ou hiver 1884 (inv. en cours)
Mardi. Iles Habibas. Mers el Kébir. Redoutable. Oran
Mercredi – Société de géographie – de Boissoudy
Jeudi, 29 – Départ, Redoutable – Pescade, Matifou
Figure 12. 2e St Michel... 3e St Michel : 1877... 1884. Résumé chronologique par Jules Verne des voyages effectués à bord des Saint-Michel II et III (vers 1885) (inv. 1440116)
Vers 1885, Jules Verne reprend dans une note l’ensemble des croisières effectuées sur le 2e St. Michel et sur le 3e St. Michel (Figure 12). On peut s’interroger sur l’utilité de ce travail voire sur sa datation, peut-être plus tardive et les rapprocher de la liste des dates de décès des membres de sa famille qu’il établit probablement en 1903...
3e St Michel – 1878 – Divers voyages à Alger, Paul, Duval, Hetzel, moi
[...]
1884 Partis de Nantes Mardi 13 Mai. Paul, moi, Maurice,
à Oran, pris Honorine. – à Alger pris Godefroy et Michel
[...]
Figure 13. Recueil de faire-part de la famille et des proches de Jules Verne. Faire-part du décès d’Auguste Lelarge, 12 juillet 1893 (inv. en cours)
Cette note, plus personnelle, conclut sur la question des participants à cette croisière. Quant au fait de confirmer une dernière fois qu’Auguste Lelarge était bien vivant en 1884, les collections amiénoises nous apportent la preuve de son décès le 12 juilllet 1893 (Figure 13).
Chose promise au public oranais, chose due : une partie du périple de Mathias Sandorf se déroule en Afrique du Nord. Jules Verne en profite pour exprimer son adhésion à la vision coloniale de l’époque :
cette Algérie qu’on a décidé d’appeler la Nouvelle France, et qui, en réalité, est bien la France elle-même.
Un an plus tard, c’est à nouveau par la fiction que Jules Verne fera de nouveau escale à Oran avec Robur le conquérant. L’étape algérienne du tour du monde aérien de l’ingénieur ressemble à s’y méprendre à la croisière de 1884 mais à l’envers... après Naples, l’Albatros se dirige vers Tunis, Bône, Philippeville, Alger...
Et ce fut ainsi jusqu’à Oran la pittoresque, dont les habitants, attardés au milieu des jardins de la citadelle, purent voir l’Albatros se confondre avec les premières étoiles du soir.
1896 : Clovis Dardentor, dernière escale à Oran
Evoqué « en avant-première » à Fernand de Cardaillac, Clovis Dardentor, écrit entre 1894 et 1895, parut en 1896. Petit roman humoristique plein de personnages comiques et de quiproquos, c’est un tour de la province d’Oran, le guide (Joanne) à la main. L’histoire a un côté vaudeville à l’instar du Voyage de M. Perrichon d’Eugène Labiche, comédie appréciée par Jules Verne, avec son lot de remarques incongrues sur les « indigènes », bien dans l’air du temps. La découverte d’Oran montre une ville diverse, à la fois maure et cosmopolite, un port conquis sur la mer et devenu actif comme Jules Verne l’avait imaginé dans sa Géographie :
destiné à prendre une grande importance commerciale...
Mais la foi en la colonisation française semble quelque peu émoussée, si l’on lit entre les lignes de ce dialogue entre Clovis Dardentor et Jean Taconnat :
Comment se fait-il que l’Algérie, avec ses ressources naturelles, ne puisse se suffire à elle-même ?
...
- Il y pousse trop de fonctionnaires... et pas assez de colons, qui y seraient étouffés d’ailleurs. C’est une question d’échardonnage.
Jules Verne, écrivain en voyage, écrivain du voyage
L’achat en 2000 de la collection constituée par Piero Gondolo Della Riva a marqué durablement l’histoire des collections de patrimoine écrit amiénoises. Cette collection ne se limite pas à une œuvre de bibliophile. Elle témoigne aussi de la réception de l’écrivain et de son œuvre dans le monde entier. Parmi les manuscrits conservés à Amiens, la présence d’une riche documentation (carnets, notes, dessins) sur les voyages effectués par l’écrivain en fait une caractéristique forte et originale. Jules Verne a voyagé, peut-être plus que la moyenne des gens cultivés de son époque. Il y a un lien à établir entre ce voyageur (qui n’oublie pas son métier d’écrivain) et l’auteur des Voyages extraordinaires dans les mondes connus et inconnus. La politique d’enrichissement menée par les Bibliothèques d’Amiens Métropole dans le domaine vernien continuera, dans la mesure de ses moyens, à accumuler les témoignages sur notre écrivain voyageur.
Note : C’est l’achat en juillet 2013 à la Librairie Traces écrites d’Emmanuel Lorient d’une carte postale de Jules Verne à Fernand de Cardaillac qui a donné l’occasion d’une conférence en septembre 2014 à la Bibliothèque Louis Aragon d’Amiens sur les relations entre Jules Verne et l’Afrique du Nord dans le cadre des Journées européennes du patrimoine. Cet article reprend divers éléments de cette conférence.
NOTES
- Tous les documents reproduits dans cet article proviennent de la Collection Jules Verne des Bibliothèques d’Amiens Métropole. Cette information ne sera pas répétée pour les illustrations suivantes. Seul sera mentionné le numéro d’inventaire, le classement actuel des manuscrits de la collection étant considéré comme provisoire. ^
- Fernand de Cardaillac, né le 26 juin 1849 à Vic-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées), mort en 1921. Docteur en droit, avocat à Pau, puis magistrat (substitut puis procureur en Algérie de 1878 à 1883, conseiller à la Cour d'appel d'Alger, puis de Poitiers et d'Agen, juge à Paris en 1901, termine sa carrière comme président de section au tribunal de la Seine en 1909). Il fut membre de la Société de géographie et d’archéologie d’Oran. ^
- On peut supposer avec raison que ce dessin a été fait à partir d’observations directes de Jules Verne. Cela repousserait la datation au minimum en 1878, date de la première croisière en Méditerranée. ^
- Les éléments biographiques de cet article ont tous été confrontés à la lecture de Volker Dehs, Jules Verne, eine kritische Biographie, Artemis und Winkler, 2005 et William Butcher, Jules Verne, the definitive biography, Thunder’s Mouth Press, 2006, dans l’attente impatiente de leur traduction française. ^
- Les extraits de la correspondance entre Jules Verne et Pierre-Jules Hetzel sont conformes à l’édition établie par Olivier Dumas, Piero Gondolo Della Riva et Volker Dehs, Slatkine, 1999-2006. ^
- 160 000 euros aujourd’hui... ^
- Lettre de Jules Verne à Louis-Jules Hetzel, 18 mai 1878. ^
- C’est-à-dire Louis-Jules Hetzel. ^
- Lettre de Jules Verne à Pierre-Jules Hetzel, 14 mars 1878. ^
- Lettre de Jules Verne à Pierre-Jules Hetzel, 25 avril 1878. ^
- Départ de Nantes. ^
- Edgar Raoul-Duval. ^
- Louis-Jules Hetzel. ^
- Probablement Léon Guillon, le mari de Marie Verne, dont la famille est domiciliée à Nantes. ^
- De Motril, Andalousie, Espagne. ^
- Georges Allotte de La Fuÿe. ^
- Paru en feuilleton dans L’union bretonne, journal nantais d’opinion monarchiste, du 5 au 14 août 1881. Texte repris dans le BSJV no 134, 2000, pp. 12-46. ^
- Première publication à la suite de la seconde partie de La Jangada, éd. originale, Paris, J. Hetzel, 1881. ^
- Premier titre pour Mathias Sandorf. ^
- Lettre de Jules Verne à Pierre-Jules Hetzel, 15 février 1884. ^
- Jules Verne. ^
- Le National, cité par Le journal d’Amiens, 17 janvier 1884. ^
- Robert Godefroy (1851-1914) sera plus tard adjoint au maire. Il est l’artisan de la candidature (sur la liste républicaine) de Jules Verne aux élections municipales de 1888. ^
- A ce sujet, Marguerite Allotte de La Fuÿe, première biographe de Jules Verne aujourd’hui très controversée, parle (en 1928) d’un journal de voyage tenu par Maurice Verne, neveu de l’écrivain, document qui aurait pu nous être utile au moment de la rédaction de cet article. Les notes de voyage de Maurice vont être publiées dans le BSJV no 191, avril 2016. ^
- Louis-Jules Hetzel. ^
- Lettre de Jules Verne à Pierre-Jules Hetzel, 15 février 1884. ^
- Donc Maurice, né en 1862. ^
- Lettre de Jules Verne à Pierre-Jules Hetzel, 12 mai 1884. ^
- Lire : « Paul, mon neveu Maurice » ? ^
- Le Redoutable était un cuirassé de la marine française construit en 1873. Il fut le premier navire au monde à utiliser l’acier comme principal matériau (plus grande force structurelle, poids inférieur par rapport au fer). Il sera démoli à Toulon en 1913. ^
- Ajouté a posteriori ? ^
- Selon Maurice Verne. Philippe Valetoux (2005) parle du café Bouty, mais pour le punch de la Société de Géographie. ^
- Voir plus haut note 24. ^
- A son arrivée à Alger à 1 h de l’après-midi. ^
- Georges Allotte de La Fuÿe. ^
- i.e. La Rue de Francy, Valentine Morel, fille aînée d’Honorine, épouse d’Albert-Alexandre de La Rue de Francy. ^
- Source : The Complete Jules Verne Bibliography, VIII. Speeches... Académie d’Amiens, no 12, http://jv.gilead.org.il/biblio/speech.html. ^