Verniana — Jules Verne Studies / Etudes Jules Verne — Volume 9 (2016–2017) — 43–56
Submitted October 28, 2016 Published November 29, 2016
Proposé le 28 octobre 2016 Publié le 29 novembre 2016

À propos de quelques sources pour la Lune de Jules Verne

Jacques Crovisier


Abstract

We examine some of the sources of information on the Moon possibly used by Jules Verne in his novels: a paper by astronomer Charles Bulard in L'Illustration, a lunar map by Cassini, an anonymous article on the Moon in Le Magasin pittoresque, the Leçons nouvelles de cosmographie by Henri Garcet.

Résumé

Nous examinons quelques unes des sources d'information sur la Lune que Jules Verne a pu utiliser dans ses romans : un article de l'astronome Charles Bulard dans L'Illustration, une carte de la Lune de Cassini, un article anonyme sur la Lune du Magasin pittoresque, les Leçons nouvelles de cosmographie d'Henri Garcet.


Des notes marginales révélatrices

L'essentiel des manuscrits des Voyages extraordinaires connus sont des copies calligraphiées destinées aux typographes, corrigées par Jules Verne et Pierre-Jules Hetzel. Mais dans de rares cas nous sont parvenues des ébauches antérieures, réservées à l'usage personnel de Jules Verne, plus difficiles à déchiffrer [1]. Ces manuscrits sont précieux pour établir l'histoire des textes. L'un de ceux-ci est le brouillon d'Autour de la Lune [2] qui va nous intéresser ici. Il va nous permettre de préciser quelques unes des sources des deux romans lunaires de Jules Verne, De la Terre à la Lune (1865) et Autour de la Lune (1870).

William Butcher, qui s'est intéressé à ce manuscrit, y a recensé de nombreuses notes marginales qui renvoient à des ouvrages consultés par Jules Verne [3]. Les plus nombreuses concernent l'Astronomie populaire et les Œuvres complètes de François Arago [4], ou Le Ciel d'Amédée Guillemin [5].

Il n'y a pas de note se référant à La Lune du même Guillemin [6], bien que cet ouvrage soit probablement la source du bolide deuxième satellite de la Terre, qui apparaît dans le chapitre 2 d'Autour de la Lune [7].

Trois notes marginales marquées « L » ou « Liais » [8], non relevées par Butcher, réfèrent encore à l'ouvrage d'Emmanuel Liais L'Espace céleste et la nature tropicale [8]. L'une, « Bolides lunaires L. 524 », en regard d'une discussion sur les bolides, correspond bien au chapitre de Liais sur les bolides et à la page où il mentionne la théorie de Laplace sur les aérolithes éjectés par des volcans lunaires.

Une note, « H 206 » [10], n'a pu être identifiée par Butcher [11]. Il doit s'agir des Leçons nouvelles de cosmographie [12] d'Henri Garcet (le H étant pour Henri), le cousin de Jules Verne dont le rôle dans la rédaction des romans lunaires est bien connu [13]. En effet, cette note vient en regard d'une discussion sur la libration de la Lune, sujet traité en page 206 de la Cosmographie de Garcet (tout au moins dans l'édition de 1861 — cet ouvrage a eu de nombreuses rééditions avec des variations significatives dans la pagination).

Une autre note marginale mentionne « Illustration No 737 – 1857 » [14] (Figure 1). Elle vient en regard d'une mention du cratère Tycho, au début du Chap. 18 « Ce qu'a été la Lune », qui deviendra, dans la version finale d'Autour de la Lune, le Chap. 17 « Tycho ». Cette note a été particulièrement remarquée par William Butcher [15] qui y a vu une allusion au Salon de 1857, objet de l'une des premières publications de Jules Verne [16]. Le No 737 du catalogue de cette exposition (bien qu'il ne soit pas décrit dans les articles de Verne) est en effet une toile du peintre Blaise Alexandre Desgoffe [17] (1830-1901) représentant une coupe d'agate orientale, ce qui, selon Butcher, pourrait rappeler un cratère lunaire tel que Tycho.

 

Figure 1. La note marginale « Illustration No 737 – 1857 » dans le folio 33 du premier manuscrit d'Autour de la Lune (MJV 83.15, Bibliothèque municipale de Nantes). Le texte en regard peut se lire ainsi : « Et en effet, les voyageurs se trouvaient à même d'admirer le plus beau point de vue de la Lune, et en prononçant ce mot Tycho, Barbicane avait prononcé celui de la montagne à laquelle on avait donné le nom de l'illustre astronome du [Danemark]. ».

 

Mais n'y aurait-il pas une explication plus simple et plus directe ? « Illustration », ne serait-ce pas L'Illustration, ce magazine hebdomadaire populaire abondamment illustré qui parut de 1843 à 1945 ? Et justement, son numéro 737 est paru en 1857 !

On remarque que L'Illustration ainsi que tous les ouvrages des sources mentionnées plus haut (Arago, Guillemin, Liais, Garcet) figuraient dans la bibliothèque de Jules Verne, selon le catalogue qui a pu en être établi [18].

La Lune dans L'Illustration

La lecture du No 737 du 11 avril 1857 de L'Illustration confirme notre hypothèse. On y trouve en effet un article intitulé Sélénographie, ou description générale de la Lune signé par C. Bulard. En fait, l'article est réparti sur trois numéros successifs [19]. Cet article, qui présente la Lune au lecteur, est illustré d'une sélection de dessins de l'auteur. L'une de ces illustrations est justement le cratère Tycho (Figure 2), dont il est question là où la note apparaît dans le manuscrit. Parmi les neuf illustrations de l'article, la plus spectaculaire est la première, qui montre l'aspect de la pleine Lune (Figure 3).

 

Figure 2. Le cratère Tycho dessiné par C. Bulard (L'Illustration, 18  avril 1857, No 738, p. 252).

 

Figure 3. La pleine Lune dans l'article de Bulard (L'Illustration, 11 avril 1857, No 737, p. 236).

 

Qui était Charles Bulard [20] ? Il est né à Paris le 29 juin 1825. Arago remarque ses talents de dessinateur et dès 1848 présente ses dessins de la Lune à l'Académie des sciences [21]. Bulard avait en vue la publication d'un atlas de la Lune, mettant à profit son double talent d'astronome et de dessinateur :

Tout astronome habile peut voir parfaitement, et même avoir le sentiment juste de ce qu'il voit ; mais le rendra et le reproduira-t-il, s'il n'est pas artiste ? D'un autre côté, l'artiste le plus habile se trouve dans une position encore plus critique, puisqu'il n'est pas astronome et qu'il ne voit pas avec ce sentiment qui appartient à l'astronome [22].

Bulard est l'un des rares astronomes français à avoir pu observer au télescope géant de 6 pieds de lord Rosse à Parsontown (en Irlande), celui-là même que Jules Verne prendra pour modèle pour le télescope géant de Long's Peak dans ses romans lunaires. Cependant, contrairement à ce que les notes à l'Académie laissent entendre, ce n'est pas ce télescope que Bulard a utilisé pour ses dessins de la Lune. Un tel instrument, peu maniable et à champ restreint, aurait été inadapté pour cette tâche. Arago doit publier un rectificatif suite à une protestation de lord Rosse [23].

La carrière astronomique de Bulard est quelque peu chaotique. Il est pour un temps (1855-1856) calculateur à l'observatoire de Paris. Mais il est congédié par Le Verrier, qui ne supporte pas ses absences pour maladie. Il travaille ensuite avec Foucault et son nouveau télescope à miroir en verre argenté (encore une innovation signalée par Jules Verne). En 1858, l'astronome Faye rend hommage aux travaux sélénographiques de Bulard dans un long article présenté à l'Académie [24]. La même année, les dessins de Bulard illustrent un important ouvrage d'astronomie [25]. En 1859, il part à Alger où une station « astronomique, météorologique et magnétique » a été créée. Dès la fondation officielle de l'observatoire d'Alger en 1861, Bulard en sera le directeur et le restera jusqu'à sa retraite en 1880. Il mourra à Alger le 24 septembre 1905.

Les tribulations sahariennes d'un chasseur d'éclipses

Charles Bulard a observé trois éclipses de Soleil en Algérie. Il a montré dans ces entreprises l'obstination d'un véritable héros vernien, ce qui mérite bien ici une petite digression.

18 juillet 1860. C'est l'éclipse totale que Jules Verne a transposée dans le Grand Nord canadien dans Le Pays des fourrures avec pour héros l'astronome Thomas Black [26] ! Bulard en publie une description par avance pour le grand public [27]. Il l'observe à Lambessa (près de Batna), bénéficiant de l'aide des militaires du génie [28].

31 décembre 1861. Une autre éclipse totale visible dans le sud algérien. À sa grande déception, Bulard ne peut atteindre la zone de totalité, ne pouvant aller plus au sud que Ouargla pour des raisons d'insécurité. Il se trouve ainsi dans la même situation que l'astronome Thomas Black qui rata son éclipse dans Le Pays des fourrures. Il envoie cependant le résultat de ses observations aux Astronomische Nachrichten [29]. Le récit imagé de ses tribulations contraste avec le ton habituellement plutôt austère de ce journal scientifique :

J'ai l'honneur de vous envoyer le résultat de mes observations sur l'éclipse solaire du 31 décembre.
J'étais parti d'Alger dans l'espoir de pouvoir me rendre sur la route de Ghadamès [30]... J'ai été obligé de m'arrêter à Ouargla à une latitude Nord 1°56'09'' de celle que je voulais atteindre. La route de Ghadamès n'est pas sûre en ce moment. Il y a eu des agitateurs dernièrement et encore aujourd'hui. Je loge dans une maison en terre, un gourbi qui appartient à Sid La Lee, Caïd à Ouargla, et qui a été incendiée par Mohammed ben Abdalah qui lui-même a été pris tout récemment et condamné à mort. Personne n'aurait pu faire plus. Je suis parti contre la volonté de tout le monde. On m'a mis de grandes difficultés pour m'empêcher d'arriver parce que la route n'est pas sûre. Voilà 29 jours que nous voyageons et 15 à chameaux. Nous nous privons de tout, il fait chaud, nous avons de l'eau salée pour nous rafraîchir.
Ce n'est plus qu'une éclipse partielle...
[Au moment du maximum de l'éclipse] Les oiseaux se couchent ; il fait plus frais ; les Arabes font beaucoup de bruit sur leurs Macdrons [31], les femmes crient, etc. [32]...

Le sud de Ouargla restera une région peu sûre. C'est de cette oasis que la mission Flatters partira en 1881 pour se faire massacrer par les Touareg. Un massacre que Jules Verne transposera — toujours dans la même région — dans L'Invasion de la mer (1905).

5-6 mars 1867 (éclipse annulaire). Bulard l'observe malgré le mauvais temps à Bougie [33]. À cette occasion encore, il en donne dans les Astronomische Nachrichten une description lyrique où il ne craint pas de s'étendre sur la beauté du paysage :

Une fois mes deux contacts observés, je regardai autour de moi : le ciel avait pris une teinte jaunâtre livide couleur olive ; le plus grand calme régnait dans la nature et n'était interrompu que par les « you, you, you » des femmes arabes des villages voisins qui s'étalaient à mes pieds comme une carte topographique. Il était 21h38m. Le paysage qui s'étendait à une distance considérable, était de toute beauté ! étant moi-même à 700 m à pic au-dessus de la plaine d'un côté et de la mer de l'autre ; les grands montagnes couvertes de neige .../... formèrent un panorama magnifique, l'on pouvait distinguer à de très grandes distances ; le paysage était assombri et présentait assez le degré de pureté qu'il a généralement la veille d'une pluie [34].

La carte de la Lune dans De la Terre à la Lune

Le chapitre V de De la Terre à la Lune présente en illustration une image de la Lune (Figure 7). Cette illustration est aussi reproduite à l'identique dans la page de titre de plusieurs des éditions. Cette image, très contrastée, constellée de cratères rayonnants, est surprenante. Elle est renversée, comme les images vues dans une lunette astronomique. Elle est bien différente de la Lune telle qu'on peut la voir à l'œil nu ou avec de modestes jumelles, ou telle qu'elle est représentée sur des photos ou bien d'autres illustrations. Ce n'est pas non plus celle qu'a dessinée Bulard (Figure 3). Quelle en est l'origine ?

Il s'agit d'une carte de la Lune publiée par Dominique Cassini. Mais ce n'est pas sa célèbre carte de 1679, la monumentale gravure de 20 pouces (53 cm) de diamètre, que Jules Verne mentionne dans Autour de la Lune :

Une troisième carte de la Lune fut exécutée au XVIIe siècle par Dominique Cassini ; supérieure à celle de Riccioli par l’exécution, elle est inexacte sous le rapport des mesures. Plusieurs réductions en furent publiées, mais son cuivre, longtemps conservé à l’Imprimerie royale, a été vendu au poids comme matière encombrante [35].

C'est une autre carte, établie et diffusée par Cassini en 1692 (Figure 4) [36] dans un but bien précis : la préparation de l'observation d'une éclipse de Lune [37].

 

Figure 4. Carte de la Lune de Cassini, version publiée en 1692.

 

Figure 5. Carte de la Lune publiée dans le Magasin pittoresque (1833).

 

L'éclipse de la Lune qui doit arriver la nuit du 17 au 18 juillet de la présente année 1692, mérite d'être observée avec une attention particulière. [...] Afin que ceux qui observeront cette éclipse puissent marquer exactement le temps auquel l'ombre commencera d'entrer dans les taches de la Lune, ou d'en sortir, ou qu'elle les coupera par la moitié, M. Cassini donne ici une figure de la Lune, où la position de ces taches est marquée selon des observations exactes qu'il en a faites au temps d'autres éclipses. Il n'a mis dans cette figure que les taches qui paraissent bien terminées au temps des éclipses, et qui sont alors les plus visibles, les autres n'étant pas nécessaires pour cette observation. Pour ne point embarrasser la figure, il a seulement chiffré chaque tache, et il a mis à part les noms suivant la sélénographie du P. Riccioli [38].

 

Figure 6. Carte de la Lune publiée dans la Cosmographie de Garcet (1853). Dessinateur et graveur inconnus.

 

Il ne s'agit donc pas d'une image qui se voudrait réaliste, mais d'un document de travail où certains détails topographiques ont été sélectionnés et mis en valeur pour servir de points de repère. L'observation des éclipses de Lune permettait alors la détermination des longitudes. Comme l'explique La Connaissance des temps :

Les taches dont on peut observer l'immersion et l'émersion sont marquées par des nombres, commençant par celles qui entrent ordinairement les premières dans l'ombre au temps des grandes éclipses, et qui en sortent aussi les premières. Les immersions et les émersions de ces taches observées en même temps en différents lieux, servent à trouver la différence des longitudes entre les lieux des observations, en comparant le temps auquel l'immersion ou l'émersion d'une tache a été observée en quelque lieu de la terre avec le temps auquel l'immersion ou l'émersion de la même tache a été observée en un autre lieu.

 

Figure 7. La Lune dans De la Terre à la Lune de Jules Verne (1865). Dessinée par Henri de Montaut. Gravée par Adolphe-François Pannemaker.

 

Les taches (on ne parlait pas alors de cratères) sont numérotées de 1 à 40 et désignées selon la nomenclature établie par Giovanni Battista Riccioli (1598–1671). Les mers lunaires sont repérées par des lettres, de A à H. Cette même carte, avec quelques variantes, mais avec la même nomenclature, a été reproduite à de nombreuses reprises : dans toute une série de la publication annuelle de La Connaissance des temps [40] ; dans deux ouvrages de Jérôme Lalande [41] ; dans l'une des premières livraisons du Magasin pittoresque [42] ; dans les Leçons nouvelles de cosmographie d'Henri Garcet.

L'article du Magasin pittoresque n'est pas signé. L'éditeur, Édouard Charton, était entouré de multiples rédacteurs. Il est fait explicitement référence à la carte de Cassini de 1692 qui est reproduite (Figure 5). Cette illustration est dessinée par Arnout fils et gravée par Andrew, Best, Leloir [43].

Incidemment, cet article du Magasin pittoresque est remarquable à un autre titre. Il existe un texte peu connu de Victor Hugo, écrit en 1863, non publié de son vivant. C'est Promontorium Somnii [44] (Le Promontoire des songes). Hugo y relate une nuit passée à l'observatoire de Paris en 1834 où François Arago lui a montré la Lune à la lunette. Ne se souvenant plus très bien vingt ans après des noms des taches lunaires que l'astronome lui a désignées, Hugo les reprend dans l'ordre donné dans la liste du Magasin [45]. En se trompant, car il n'a pu les voir dans cet ordre. L'utilisation de l'article du Magasin est attestée par sa présence dans le manuscrit conservé à la BnF [46].

Sans doute est-ce la Cosmographie de Garcet, ouvrage familier pour Jules Verne, qui a donné à ce dernier l'idée d'utiliser cette figure. On remarque que les gravures de la Lune dans la Cosmographie (Figure 6) et dans De la Terre à la Lune (Figure 7) ont exactement la même dimension (un diamètre de 10 cm). Un examen attentif montre cependant que ce n'est pas le même bois (ou un stéréotype) qui a été utilisé dans les deux ouvrages. Les numéros des taches lunaires, conservées dans la Cosmographie (bien que la liste de ces taches n'y soit pas reprise), a disparu dans De la Terre à la Lune. En bas à gauche, l'orientation du cœur de la Mer de la Sérénité diffère dans les deux gravures.

D'un point de vue esthétique, on peut critiquer le choix de cette image : pourquoi avoir préféré une carte d'origine utilitaire à une image plus réaliste ? Jules Verne n'a pas manqué, dans ses deux romans lunaires, de souligner l'excellence des dernières cartes disponibles, ni de mentionner l'existence de photographies. Les premières photos de la Lune datent de 1851 : daguerréotype de G.P. Bond (1825–1865), puis photo au collodion hydraté de Warren de la Rue (1815–1889). Il est dommage que cela ne se retrouve pas dans les illustrations. Mais ce n'est que plus tard que des reproductions satisfaisantes de photographies ont pu être introduites dans des ouvrages imprimés.

La Lune dans votre salle à manger

Il y a, dans De la Terre à la Lune, un paragraphe expliquant avec une grande simplicité comment la Lune peut nous montrer toujours la même face, tout en faisant un tour sur elle-même à chacune de ses révolutions. Ce passage m'avait émerveillé lorsque, enfant, j'avais lu ce roman pour la première fois :

Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la même face à la Terre pendant sa révolution, c'est que, dans le même laps de temps, elle faisait un tour sur elle-même. À ceux-là on disait : — « Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de manière à toujours en regarder le centre ; quand votre promenade circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même, puisque votre œil aura parcouru successivement tous les points de la salle. Eh bien ! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre, et la Lune, c'est vous ! » — Et ils s'en allaient enchantés de la comparaison [47].

Cette même explication figurait dans le texte de Bulard dans L'Illustration :

Quand on dit que la lune tourne sur elle-même, et que cependant nous ne voyons toujours que le même côté, peu de personnes comprennent a priori comment il peut se faire qu'un globe tournant sur son axe, il ne soit possible de n'en voir que le même côté.../...
Mais il y a un moyen fort simple de faire comprendre un tel phénomène, et celui-ci est à la portée de toutes les intelligences :
Le problème que nous nous proposons de résoudre est celui-ci : faire tourner une personne autour d'une autre. La première aura le soin de regarder pendant tout le temps la personne autour de laquelle elle tourne. La première personne représentera la lune, la seconde, qui est le centre du mouvement, représentera la terre ; comme de juste, cette dernière devra chercher avec soin à découvrir plus que la figure de l'autre. Maintenant, pour se rendre compte de ce qui a été fait, il suffira de remarquer que la personne qui représentait la lune a vu les quatre côtés de l'appartement ou de l'endroit où se faisait l'expérience. Donc elle a tourné sur elle-même une fois, ce qui représente le mouvement de la lune sur son axe en 27 jours ; d'une autre part, elle a tourné aussi une fois autour de la personne qui représentait la terre dans le même temps qu'elle a tourné sur elle-même, ce qui est conforme à ce que nous avons dit plus haut au sujet de la lune. Donc ce que nous avons énoncé est prouvé [48].

Un texte similaire est également présent dans l'article du Magasin pittoresque :

En ce que la lune, en décrivant un cercle entier autour de la terre, lui montre toujours la même face, on tire cette conclusion remarquable, que la lune tourne autour d'elle-même, dans un temps précisément égal à celui qu'elle met à tourner autour de notre globe. On ne se rend pas compte de cela, au premier abord ; mais pour bien s'en assurer, il suffit de placer un chapeau par terre au milieu d'une chambre, et d'en faire le tour en ayant toujours les yeux fixés sur lui ; les personnes qui seront assises dans l'appartement vous verront tourner sur vous-même, car vous leur montrerez tantôt le nez et tantôt les talons, et vous-même vous aurez vu successivement toutes les parties de l'appartement [49].

L'idée n'est donc pas de Jules Verne. L'a-t-il empruntée à l'un de ces deux textes, ou à une autre source qui nous a échappé ? En tout cas, on admire avec quelle concision et quelle élégance il a repris ces textes.

NOTES

  1. Philippe Scheinhardt, Jules Verne : génétique et poïétique (1867-1877), 2005, thèse de doctorat, Paris 3. William Butcher, Jules Verne inédit — les manuscrits déchiffrés, 2015, ENS éditions, Lyon. ^
  2. Autour de la Lune, manuscrit MJV 83-15, Bibliothèque municipale de Nantes. ^
  3. Butcher, op. cit. pp. 203-218. ^
  4. François Arago, Œuvres complètes, éditées par J.-A. Barral, Vol. 1-17, 1854-1862, Gide et J. Baudry, Paris. L'Astronomie populaire (Vol. 1-4) constitue les Vol. 14-17 des Œuvres complètes. ^
  5. Amédée Guillemin, Le Ciel, notions d'astronomie à l'usage des gens du monde et de la jeunesse, 1864, Hachette, Paris. Nombreuses rééditions. Celle référencée par Jules Verne pourrait être celle de 1864, ou 1865. ^
  6. Amédée Guillemin, La Lune, 1866, Hachette, Paris. Un chapitre (La lune est-elle le seul satellite de la Terre ? pp. 191-193) y expose les idées de l'astronome Frédéric Petit qui pensait que certains bolides pouvaient être des satellites de la Terre. ^
  7. Voir nos notes à ce sujet, http://www.lesia.obspm.fr/perso/jacques-crovisier/JV/verne_TLAL.html ^
  8. « Bolides lunaires L. 524 » (folio 13), « Liais 69 » (folio 16) et « Liais 123 » (folio 26). ^
  9. Emmanuel Liais, L'Espace céleste et la nature tropicale, 1865, Garnier frères, Paris. ^
  10. Folio 27. Butcher a lu 290. ^
  11. Butcher, op. cit. p. 206. ^
  12. Henri Garcet, Leçons nouvelles de cosmographie, 1853, Dezobry, E. Magdeleine et Cie, Paris. Nombreuses rééditions. ^
  13. Sur Henri Garcet, voir J. Crovisier, « Les cousins Garcet et leur famille », 2016, Bull. Soc. Jules Verne, no 193, pp. 8-25. ^
  14. Folio 33. ^
  15. Butcher, op. cit. pp. 210-211. ^
  16. Jules Verne, Salon de 1857, 1857, Revue des beaux-arts : Tribune des artistes, vol. 8. Réédité et commenté par William Butcher (2008, Acadien) et Volker Dehs (http://fr.scribd.com/doc/6509469/Jules-Verne-Salon-1857-version-complete-et-revisee-de-Volker-Dehs). ^
  17. À ne pas confondre avec son oncle le peintre paysagiste Alexandre Desgoffe (1805-1882), qui exposait au même salon et dont deux tableaux sont commentés par Jules Verne. ^
  18. Magda B. Kiszely, Verne Gyula magyar nemzetkepe, Debrecen 1935, pp. 58-64 ; Volker Dehs, « La bibliothèque de Jules et Michel Verne », 2011, Verniana 3, pp. 51-118. ^
  19. L'Illustration, no 737, 11 avril 1857, pp. 234-238 ; no 738, 18 avril 1857, pp. 252-254 ; no 739, 25 avril 1857, pp. 268-269. ^
  20. Sur Charles Bulard, voir F. Le Guet Tully & Hamid Sadsaoud, « La création de l'observatoire d'Alger », Musée des arts et métiers, La Revue, n° 38, juin 2003, pp. 26-35 ; republié dans La (re)fondation des observatoires astronomiques sous la IIIe République, J. de La Noë & C. Soubiran edts, 2011, Presses universitaires de Bordeaux, pp. 231-250. Voir également P. Véron, Dictionnaire des astronomes français 1850-1950, 2016, http://www.obs-hp.fr/dictionnaire/. ^
  21. Comptes Rendus hebdomadaires de l'Académie des sciences, 27, p. 114 (1848) & 29, p. 93 (1849). ^
  22. L'Illustration, op. cit. p. 234. ^
  23. Comptes Rendus hebdomadaires de l'Académie des sciences, 29, 269 (1849). ^
  24. Hervé Faye, « Sur les travaux sélénographiques de M. Bulard et sur la formation des cirques lunaires », Comptes Rendus hebdomadaires de l'Académie des sciences, 46, pp. 17-24 (1858). ^
  25. M. Lecouturier, Panorama des mondes, astronomie planétaire, 1858, Musée des Sciences (1858). ^
  26. J. Crovisier, « Le Pays des Fourrures (1873) et l'éclipse solaire de 1860 ». http://www.lesia.obspm.fr/perso/jacques-crovisier/JV/verne_PF.html. ^
  27. C. Bulard, « Notice sur l'éclipse totale de Soleil du 18 juillet 1860 visible en Espagne et en Algérie », 1860, Revue Africaine, 23, 375-390. ^
  28. C. Bulard, « Éclipse totale de soleil du 18 juillet 1860, observée à Lambessa, province de Constantine », 1861, Comptes Rendus hebdomadaires de l'Académie des sciences, 53, 509. ^
  29. Les Astronomische Nachrichten, fondées en 1821 par l'astronome allemand Heinrich Christian Schumacher, étaient la première revue internationale d'astronomie à comité de lecture. Les auteurs pouvaient publier dans leur propre langue. ^
  30. Ghadamès est en Libye, proche du point frontière triple entre l'Algérie, la Libye et la Tunisie. ^
  31. Qu'est-ce qu'un « macdron » ? Un tambour arabe ? Les éditeurs des Astronomische Nachrichten ont dû mal déchiffrer la lettre de Bulard. ^
  32. C. Bulard, 1862, Astronomische Nachrichten, 57, 123-128. (L'orthographe et la ponctuation ont été corrigées.) ^
  33. Aujourd'hui Bejaïa. ^
  34. C. Bulard, 1867, Astronomische Nachrichten, 70, 209-216. ^
  35. Autour de la Lune, Chap. 10. Le triste destin du cuivre est rapporté par Arago (Astronomie populaire, Vol. 3, pp. 43-44). ^
  36. Dominique Cassini, « Avertissement touchant l'observation de l'éclipse de Lune, qui doit arriver la nuit du 18 juillet prochain », in Memoires de Mathematiques & de Physique tirez des Registres de l'Academie Royale des Sciences, du 30 juin 1692 ; réédité dans Mémoires et histoire de l'Académie royale des sciences, 1730, vol. X, pp. 116-119. ^
  37. Pour une historique des cartes de la Lune de Cassini, voir Françoise Launay, « La tête de femme de la carte de la Lune de Cassini », janvier 2003, L'Astronomie, vol. 117, pp. 11-19. ^
  38. Dominique Cassini, op. cit. ^
  39. La Connaissance des temps, 1720, p. 175. ^
  40. De 1701 à 1772, il en est publié 4 versions successives selon Lalande. Astronomie, 1771, tome III, p. 408, #3170. ^
  41. Jérôme Lalande, Exposition du calcul astronomique, 1762, p. 165 ; Astronomie, 1771, tome III, planche XXXVIII, p. 432. ^
  42. « De la Lune », 1833, Le Magasin pittoresque, 1, pp. 49-50. ^
  43. Jules Arnout (1814-1868), fils de Jean-Baptiste Arnout (1788-1865), tous les deux peintres lithographes. Andrew, Best, Leloir fut une officine de gravure sur bois active entre 1832 et 1843. (Notices de la BnF.) ^
  44. Victor Hugo, Promontorium Somnii, 1961, Les Belles Lettres (Annales littéraires de l'Université de Besançon). Texte établi, présenté et annoté par René Journet et Guy Robert. ^
  45. Messala (33), Promonterium Somnii (34), Proclus (35), Cléomèdes (36), Petavius (38). Les numéros rajoutés sont ceux de la liste. ^
  46. Laurence Bobis, Suzanne Débarbat et Michel Combes, Victor Hugo et le Promontoire des songes, 2013, https://www.obspm.fr/victor-hugo-et-le-promontoire-des-songes.html. ^
  47. De la Terre à la Lune, Chap. 6. ^
  48. L'Illustration, op. cit., p. 235. ^
  49. Le Magasin pittoresque, op. cit., p. 50. ^

 

 

Jacques Crovisier (jacques.crovisier@obspm.fr) est astronome à l'Observatoire de Paris, spécialisé en radioastronomie et dans l'étude des comètes. Il s'intéresse aux aspects astronomiques de l'œuvre de Jules Verne, auxquels il a consacré un site internet http://www.lesia.obspm.fr/perso/jacques-crovisier/JV/verne_gene.html. ^