Verniana — Jules Verne Studies / Etudes Jules Verne — Volume 9 (2016–2017) — v–viii

Editorial — L'avenir des recherches sur Jules Verne

Jean-Michel Margot

En 2008, dans le premier éditorial de Verniana, Daniel Compère écrivait :

Mon souhait est que Verniana soit le lieu de résistance à ces tendances en proposant des études sur Jules Verne qui permettent de revenir à des travaux sérieux, fondés sur une véritable méthodologie et une base solide [1].

Les « tendances » auxquelles se réfère Daniel Compère sont mentionnées et clarifiées plus haut dans son éditorial. Il s'agit de la diversité (qui donne l'impression à un nouveau lecteur que Verne appartient aussi à la technologie, à la médecine, à la psychiatrie, etc.), de la confusion (entre l'auteur et son œuvre d'une part, entre les innombrables variantes de ses écrits d'autre part), et enfin de l'ignorance (des recherches antérieures).

Bien souvent, Daniel Compère a jeté un regard sur le passé de la recherche vernienne, et, au moment d'entamer la dixième année de Verniana, un nouveau balayage de l'état actuel de cette recherche permettrait de savoir si son souhait s'est réalisé.

En feuilletant ces neuf années de Verniana (au figuré, puisque Verniana est un périodique disponible uniquement en ligne sur verniana.org ; évidemment, il est toujours possible à l'utilisateur de l'imprimer), je constate en effet que chacun des articles est le résultat d'une recherche originale et que l'espoir exprimé par le premier éditorialiste de Verniana s'est matérialisé.

En est-il de même pour l'ensemble du domaine de la recherche vernienne ?

En parcourant mes souvenirs de ce début du vingt-et-unième siècle, j'en arrive à la constatation, tout à fait subjective, que la relève de la recherche vernienne, d'un point de vue mondial, n'est pas assurée (du moins comme elle l'était dans la fin du vingtième siècle). Et cela m'amène à me poser les questions suivantes : sommes-nous parvenus à un tournant de la recherche vernienne ? y a-t-il tout de même une relève pour poursuivre dans le champ ouvert en 1949 par Michel Butor [2]?

J'aurais tendance à répondre oui à la première question et peut-être à la deuxième. En effet, la vie et l'œuvre de Verne sont connus. D'excellentes biographies sont disponibles, le corpus est établi. Les grandes découvertes [3] sont derrière nous. Quelles vont être les futures voies que va emprunter la recherche dans les années à venir ? Verrons-nous une nouvelle appréciation des méthodes de travail, une utilisation de techniques informatiques liées à l'intelligence articifielle, une étude plus approfondie de la langue et de la production du texte et des images liées au corpus vernien ?

Jusqu'à présent, Verne faisait encore partie de notre actualité. Désormais il est en passe de devenir un de ces vénérables auteurs appartenant à la littérature française pour être étudié comme Racine ou Zola par des élèves de lycée qui n'y toucheront plus pendant le reste de leur existence, à moins d'en devenir un(e) spécialiste dans l'une ou l'autre des institutions académiques qui parsèment notre globe. Son accession à La Pléiade semble en être la démonstration.

Par contre, Verne restera un auteur populaire (voilà pourquoi j'ai répondu peut-être à la deuxième question ci-dessus) donnant lieu non seulement à des éditions futures plus ou moins populaires, plus ou moins fidèles (au moins à l'une des versions reconnues comme faisant partie du corpus vernien), mais aussi à des adaptations futures au cinéma, à la télévision, en bande dessinée, en musique, en peinture, en sculpture, en arts décoratifs. Et cela à un niveau planétaire, car Verne restera un archétype populaire synonyme d'aventure, de risque, d'exploration, de nouveauté. Le fossé existant entre l'archétype Jules Verne et l'auteur objet de recherches va probablement s'agrandir [4].

Au-dessus de ce fossé va planer un nuage composé des nouveaux lecteurs, téléspectateurs, auditeurs des œuvres de Verne ou d'adaptations de celles-ci et qui, poussés par leur curiosité, voudront en savoir davantage sur l'auteur et ses écrits. Prenant connaissance d'Hector Servadac, ils vont découvrir en Verne un horrible antisémite. Passant au sud du Cap Horn et atteignant l'Afrique grâce à Un Capitaine de quinze ans, ils verront en Verne un raciste. Puis, s'intéressant peu à peu à la critique vernienne, peut-être croiseront-ils le chemin de Marc Soriano [5] ou d'autres chercheurs et découvriront que Verne aurait été victime de refoulements sexuels et peut-être inspiré par des extraterrestres ou des sociétés secrètes initiatiques [6].

Le Forum Jules Verne (auquel se rattache Verniana [7]) s'est souvent fait l'écho de telles « découvertes ». Reprenant l'image du nuage planant au-dessus du fossé séparant l'auteur de son icône, j'imagine que ce nuage va grandir au cours des années à venir et couvrir la planète. Une globalisation due à des technologies de communication dont l'auteur de la « Journée d'un journaliste américain en 2889 » n'avait aucune idée, à une multiplication des supports possibles (papier, surfaces magnétisées, optiques ou même virtuelles) que ne pouvait pas imaginer l'auteur de Le Château des Carpathes, et enfin aux efforts des sociétés et clubs Jules Verne à publier dans leurs langues nationales les œuvres verniennes, tout cela va sans doute étendre ce nuage dont une grande partie encensera l'icône, et l'autre poursuivra sa quête dans le monde des écrits de Jules Verne.

L'œuvre est loin d'être épuisée. Par exemple, de nombreuses correspondances sont encore à découvrir, chaque lettre nouvelle pouvant apporter une surprise considérable. L'exploitation des manuscrits pourra encore occuper les spécialistes et donner lieu à des cotroverses. Enfin, les papiers et carnets de Jules Verne, bien que répertoriés, sont encore loin d'avoir été analysés et exploités. Mais la génération dont je fais partie a eu la chance incroyable des premiers explorateurs et d'ouvrir la voie (ou mieux, différentes directions de recherches) pour les chercheurs et spécialistes à venir.

NOTES

  1. Daniel Compère. « Editorial ». Verniana, vol. 1, 2008-2009, p. vii-viii. ^
  2. Le fameux article de Butor de 1949 est volontiers considéré comme le point de départ des recherches littéraires modernes sur Jules Verne : Butor, Michel. « Le point suprême et l'âge d'or à travers quelques oeuvres de Jules Verne ». Arts et Lettres, vol. 4, no 2, 1949, p. 3-31. ^
  3. Je pense en particulier, parmi beaucoup d'autres découvertes, à la réécriture par Michel Verne des écrits posthumes de son père, au rétablissement des faits mensongers de la biographie de Marguerite Allotte de la Fuÿe, à l'exhumation de textes considérés comme perdus (Monsieur de Chimpanzé, Voyage à travers l'impossible et Paris au XXe siècle), à l'identification de l'auteur de Prodigieuse découverte et ses incalculables conséquences sur les destinées du monde publié par Hetzel sous le pseudonyme de X. Nagrien, et à la stupéfiante mauvaise (pour ne pas dire criminelle) qualité de certaines des premières traductions anglaises des romans de Jules Verne. ^
  4. Volker Dehs. « Editorial ». Verniana, vol. 2, 2009-2010, p. i-ii.
    Terry Harpold. « Editorial ― Le hiatus historique dans la recherche vernienne ». Verniana, vol. 3, 2010-2011, p. ix-xii. ^
  5. Marc Soriano. Jules Verne (le cas Verne). Paris, Juillard, 412 p. 1978. ^
  6. Dans les années 1960, Alfred Renoux and Robert Chotard ont publié (à compte d'auteur) quatre livres ésotériques sur Jules Verne. Plus récemment, en 1984, Michel Lamy a fait paraître chez Payot (Paris) un ouvrage sur le même sujet. Enfin, en 1999, Alexandra Schreyer, en deux volumes, a connecté Jules Verne et L'Aiguille creuse d'Arsène Lupin (le héros de Maurice Leblanc) avec le trésor des rois de France. ^
  7. La première page du site verniana.org comporte un pointeur vers le Forum Jules Verne (http://jv.gilead.org.il/forum/). ^