Verniana — Jules Verne Studies/Etudes Jules Verne — Volume 6 (2013–2014) — 97–104
Submitted November 25, 2014 Published January 10, 2015
Proposé le 25 novembre 2014 Publié le 10 janvier 2015

Alcide Poitrineux et Simon Morgaz : deux mises au point sur Jules Verne et le théâtre

Stefan Schmidt et Volker Dehs

 

Abstract — In 1883 Jules Verne was involved in the writing of a play that was never performed, Les Erreurs d'Alcide. Recent findings provide further details on this collaboration. In Famille-sans-nom (Family Without a Name), the family name of the heroes is Morgaz. A few years after the publication of the novel, a play called Simon Morgaz was on stage in 1896.

Résumé — Jules Verne a participé en 1883 à une pièce qui ne fut jamais jouée, Les Erreurs d'Alcide. De récentes découvertes apportent plus de précisions sur cette collaboration. Dans Famille-sans-nom, le nom de famille des héros est Morgaz. Quelques années après la parution du roman, une pièce intitulée Simon Morgaz fut jouée en 1896.

 

Les Erreurs d'Alcide

 

Dans un article paru dans le second volume de Verniana, quelques hypothèses ont été émises sur une pièce de théâtre de Jules Verne, jamais jouée, hypothèses relatives à son titre, aux collaborateurs et aux raisons de sa disparition [1]. Toutes les informations reposaient sur l’exploitation de quelques quotidiens d’époque, facilitée par la numérisation progressive de documents anciens diffusés sur le site de la Bibliothèque nationale de France, Gallica.

Conçue, paraît-il, par Georges Maurens (de son vrai nom Jules Henry, 1854-1954) et Emile Abraham (1833-1907), avec la collaboration de Jules Verne, cette pièce en trois actes avait été destinée au Théâtre de Cluny entre 1883 et 1885, sous le titre Les Erreurs d’Alcide, mais abandonnée par la suite. Grâce à de nouvelles recherches, certains aspects peuvent être confirmés et précisés. En effet, la pièce fut annoncée par les journaux parisiens non seulement en octobre 1883, mais déjà fin juillet :

« Le Théâtre-Cluny jouera, dans un des premiers mois de la prochaine saison, une pièce en trois actes de MM. Emile Abraham et Georges Maurin [sic] : les Erreurs d’Alcide Poifrineux [sic]. » [2].

Comme tous les journaux reproduisent les mêmes erreurs, celles-ci reviennent ou à une source commune — une annonce officielle du secrétaire du Théâtre de Cluny — ou elles répètent les fautes de transcription dues au rédacteur du Figaro. Ce qui est plus important, c’est que cet entrefilet prouve que le prénom Alcide — qui n’apparaît qu’une seule fois dans le fragment du second acte (Figure 1) — se rapporte effectivement au personnage du maire Poitrineux, dont le patronyme disparaît plus tard du titre du vaudeville et s’écrit bien ainsi dans le manuscrit.

 

 

Figure 1. Première et dernière page du manuscrit du deuxième acte de ce qui est sans doute Les Erreurs d'Alcide conservé à la Bibliothèque municipale de Nantes
Sur la première page, les premières lignes et la dernière (après la rature) sont de la main de Jules Verne
Sur la dernière page, on lit clairement Alcide et Poitrineux

Un autre article, consacré à l’adaptation de Mathias Sandorf en 1887, dont Jules Henry est un des deux auteurs, corrobore la raison supposée pourquoi Les Erreurs d’Alcide n’ont jamais vu le feu de la rampe :

« M. Jules Henry n’avait encore écrit que des romans, — sous le pseudonyme de Georges Maurens, — Monsieur le préfet [Ollendorff, 1885] et les Énigmes du mariage [? — titre non retrouvé].
Il avait bien « commis » un vaudeville en trois actes, — avec la complicité de notre ami Emile Abraham ! Mais les Erreurs d’Alcide, reçues par M. Maurice Simon, alors directeur de Cluny, devaient être jouées après Trois Femmes pour un Mari.
Les Erreurs d’Alcide attendirent dix-huit mois, — puis la direction de Cluny changea de main, — et il n’en fut plus question. » [3]

 

Figure 2. Lettre d'Emile Abraham datée du 15 mai 1860, à l'en-tête du
"Journal L'Entr'acte / 13, rue de la Grange-Batelière, 13 / Rédaction"
(coll. Dehs)

 

Ainsi que le montre l’autographe d’Émile Abraham (Figure 2), une grande partie du manuscrit du deuxième acte est écrite (ou plutôt copiée) de sa main [4]. Par contre, l'écriture différente des pages intercalées (ff. 7-10) peut être attribuée à Jules Henry dans le manuscrit du deuxième acte déposé à la Bibliothèque municipale de Nantes (Figure 3.).

Pour permettre la comparaison, un autre document intéressant de sa main existe aussi. Datée du 24 octobre 1925, cette lettre de quatre pages fut adressée à Michel Verne, le petit-fils aîné de l’écrivain. Elle est conservée aux Bibliothèque d'Amiens métropole [5]. Auparavant, la Librairie Hachette avait demandé à Michel si le livret de l’adaptation de Mathias Sandorf avait jamais été publié [6]. Dans sa réponse, Henry donne quelques renseignements ignorés sur l'historique de la pièce : Mathias Sandorf, monté le 27 novembre 1887 au Théâtre de l’Ambigu-Comique, était destiné à faire la réouverture du Théâtre de la Porte-Saint-Martin, la saison suivante. Ce fut une condition préalable de sa création à l’Ambigu, par suite du passage du directeur, Émile Rochard, d’un théâtre à l’autre. Si l’œuvre n’y fut pas reprise, c’est que l’ensemble des décors avaient brûlé et ceci quelque temps seulement après que Rochard avait refusé de les donner en location à un théâtre de Bruxelles pour la somme de 40.000 F. Henry poursuit :

 

Figure 3. Feuillet no 7 intercalé dans le manuscrit du deuxième acte Figure 4. Une lettre de Maurens/Henry du site Leonore des Archives nationales
françaises avec les documents en ligne de la Légion d'honneur

 

« La pièce n’a jamais été imprimée à cause de l’étranger où nous n’étions pas protégés à cette époque déjà lointaine, mais le manuscrit a été déposé à la Société des auteurs et compositeurs rue Hippolyte Maindron.
Je crois me rappeler qu’il y avait même deux versions dont une réduite pour les scènes moins importantes. »

Il parle ensuite de son adaptation de L’Archipel en feu, entreprise en collaboration avec Charles Samson pour le Châtelet en 1899, et demande à Michel de lui rendre le manuscrit qui aurait été communiqué par le directeur, Alexandre Fontanes, au fils de Jules Verne, car la pièce était restée, elle aussi, dans les tiroirs.

Contrairement à Émile Abraham, co-auteur des Erreurs d’Alcide, peu d’éléments biographiques étaient connus sur Jules Henry. Depuis la publication de notre premier article [1], la Légion d’honneur a mis en ligne une grande partie de ses dossiers, dont celui d’Henry (Figure 4) [7]. C’est là qu’on apprend que, né le 27 février 1854 à Contanes (Manche), il est mort centenaire en décembre 1954. Les diverses étapes de sa carrière de fonctionnaire, d’abord à Paris, puis à Amiens, ensuite au Ministère de l’Intérieur, se présente ainsi :

Domicilié à Nanterre, Jules Henry passait les mois d’hiver à Nice où il invita Michel, dans sa lettre évoquée ci-dessus, d’aller le voir.

En conclusion, la comparaison des écritures montre que la plus grande partie du manuscrit est de la main d'Emile Abraham, avec des adjonctions de la main de Jules Verne, alors que celle des pages intercalées est de Jules Henry.

 

Trahison ou Simon Morgaz

 

Deux articles ont évoqué le souvenir d’une autre pièce peu connue [8] : Trahison ou Simon Morgaz, « Drame Historique en 1 Acte » par l’archiviste toulonnais A.-Jacques Parès (1867- après 1939), a cette particularité de ne pas constituer une adaptation du roman Famille-sans-nom auquel il se rapporte, mais d’en procurer le prologue. Le livret fut publié dans une petite plaquette en 1913 (Figure 5), après avoir été reproduit intégralement dans le Bulletin de l’Académie du Var où Parès venait d’être admis comme membre. [9] Ce qui était inconnu, c’est que la pièce avait été représentée, presque 17 ans avant sa publication, sur une scène parisienne sous le titre Simon Morgaz. D’après L’Annuaire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques [10], la pièce de Parès a été jouée à la Galerie-Vivienne, le 17 mai 1896, un dimanche.

 

Figure 5. Brochure de Parès
(coll. Dehs)

 

L'adresse officielle de ce théâtre était 6, rue Vivienne. Il avait été fondé le 4 décembre 1886 par Alphonse Bouvret (1831-1898), journaliste, imprésario et auteur dramatique, qui le dirigea jusqu’en 1897. Bouvret, « trouvant quelque difficulté à louer certaines boutiques un peu retirées [de la Galerie-Vivienne], eut l’idée de les remplacer par une petite salle de théâtre [11]. Construit, dans le principe, pour des représentations enfantines, le théâtre s'est élevé peu à peu — sans que le cadre matériel de la scène fût agrandi — vers des représentations dramatiques d'un ordre plus élevé » [12]. A partir de 1893, le théâtre ajoutait le dimanche des soirées populaires d'opéras-comiques à ses représentations tandis que les dimanches après-midi étaient réservés aux enfants.

Jacques-A. Parès avait fait son entrée à la Galerie-Vivienne le 29 septembre 1895 avec un acte inédit intitulé Un truc nouveau. Suivait donc en 1896 Simon Morgaz, une pièce courte qui pourrait bien avoir été jouée comme lever-rideau en début de soirée ou représentée à un public juvénile de l’après-midi. On aimerait bien avoir des précisions à ce sujet comme sur sa représentation de 1896 en général. Hélas, peu de journaux parisiens mentionnent le théâtre de la Galerie-Vivienne dans leur rubrique des spectacles du jour ou de la semaine, et leurs renseignements semblent souvent être incomplets ou contradictoires. Ainsi, Le Monde Artiste du dimanche 17 mai 1896 indique parmi les matinées du jeudi 14 mai que la Galerie-Vivienne propose les « mêmes spectacles que le soir », sans pourtant préciser ce qu'y est joué le soir en question, ou le reste de la semaine. La Presse indique que le 17 sont joués L'Epreuve villageoise et Le Vieux sorcier, alors que le Journal officiel de la République française annonce que le 17 mai serait un jour de relâche… [13] Aussi, aucun compte rendu de Simon Morgaz n’a été retrouvé jusqu’à ce jour.

 

Notes

  1. V. Dehs : « Les Mystères du deuxième acte - à propos d'un fragment dramatique de Jules Verne (et quelques autres) », in Verniana vol. 2, (2009-2010), pp. 11-21. ^
  2. Le Figaro n° 208, 27 juillet 1883, p. 3 ; Le Temps n° 8127, 28 juillet 1883, p. 4 ; voir aussi, tous du lendemain, le Journal officiel de la République française n° 205, p. 3923 ; L’Europe Artiste n° 33, p. 1 ; Officiel-Artiste n° 30, p. 2. Publications disponibles sur http://bnf.gallica.fr ^
  3. Lazarille : « La Soirée parisienne. – Mathias Sandorf. » In Gil Blas n° 2932, 28 novembre 1887, pp. 1-2. ^
  4. Le manuscrit complet disponible sur le site de la Bibliothèque municipale de Nantes : https://bm.nantes.fr/home/espaces-dedies/patrimoine/patrimoine-numerise.html. Il y est décrit ainsi : « Manuscrit dont les premières lignes sont autographes et le reste de deux mains inconnues. Chaque page a été divisée par un trait à l encre en deux parties inégales, la droite portant le texte, la marge à gauche les noms des personnages en regard de chaque réplique. Les ff. 7-10 (d une écriture différente) ont été insérés dans le cahier et fixés avec du papier collant. Le f. 16 porte la mention "M. Verne à Amiens". Pap. 16 ff. (10 v°, 15 v° et 16 blancs). 1 cahier cousu. Les ff. sont coupés à droite, sur environ un quart de leur largeur (pliage prolongé dans une boîte). 348 x 226 mm. Cote : mjv B 71. » ^
  5. Bibliothèques d’Amiens métropole, collection Jules Verne. Correspondance de la famille Verne. JV MS 57 <1458088>. ^
  6. Ibid., <1458079>. Lettre dactylographiée, datée du 14 octobre 1925. La pièce n’a été publiée, d’après le manuscrit conservé dans les archives de la Censure (Archives nationales, F/18/965), dans une édition limitée à 310 exemplaires et établie par Robert Pourvoyeur, en 1992, par la Société Jules Verne, Paris. ^
  7. http://www.culture.gouv.fr/LH/LH160/PG/FRDAFAN84_O19800035v0499706.htm : 20 vues dont nous reproduisons le n° 11. Henry a été reçu chevalier en 1894 et promu officier en 1907. ^
  8. V. Dehs : « Curiosités de la scène vernienne. De quelques apocryphes (?) dramatiques », in Bulletin de la Société Jules Verne n° 160, décembre 2006, pp. 33-44 : 38-41 ; id. : « Les drames du crépuscule : L’exemple de Famille-sans-nom », in Revue Jules Verne n° 33/34, Amiens : CIJV, décembre 2011, pp. 53-63 : 60-61, avec la reproduction des deux dernières scènes de la pièce. ^
  9. LXXXIme année. Toulon : Imp. Bordato, 1913, pp. 86-111. La revue est disponible sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54507260.image.langDE.r=Bulletin%20de%20l%E2%80%99Acad%C3%A9mie%20du%20Var ^
  10. Tome 4e (3e fascicule), 18e année, exercice 1896-1897, p. 511. ^
  11. Salle qui comprit 154 places et six loges d’après Nicole Wild : Dictionnaire des théâtres parisiens (1807-1914). Lyon : Symétrie, 2012 (coll. Perpetuum mobile), p. 174. ^
  12. Adolphe Aderer : Le Théâtre à côté. Paris : Ancienne Maison Quantin, Librairies-imprimeries réunies, 1894, p. 62. ^
  13. Le Monde artiste illustré, 30e année, n° 20, 17 mai 1896, p. 310; Journal officiel de la République francaise, 28e année, n° 134, 17 mai 1896, p. 2756; La Presse, 63e année, nouvelle série, n° 1451,  18 mai 1896, p. 4. L’Épreuve villageoise est un ancien opéra-comique en 2 actes d’André Grétry (1784), Le Vieux Sorcier un opéra-comique récent en 1 acte de Félix Desgranges (1896). ^

 

 

Stefan Schmidt (stefan.jv.schmidt@t-online.de), né en 1960, vit à Merzig en Sarre. Il est collaborateur à un dictionnaire sur les personnages de Karl May (Paderborn, 1996) et ancien rédacteur à la rubrique "L'univers d'Hergé" de la revue Reddition (Barmstedt). En plus, il est membre de la Société Jules Verne et du Jules-Verne-Club d'Allemagne. ^

 

Volker Dehs (volker.dehs@web.de), né en 1964 à Bremen (Allemagne) se voue depuis 30 ans à la recherche biographique et à l’établissement de la bibliographie vernienne. Éditeur de plusieurs textes ignorés de Jules Verne, il est co-éditeur (avec Olivier Dumas et Piero Gondolo della Riva) de la Correspondance de Jules et Michel Verne avec leurs éditeurs Hetzel (Slatkine, 5 vols, 1999 à 2006). Il a traduit plusieurs romans en allemand et en a établi des éditions critiques. Ses textes sur Jules Verne ont été publiés en français, allemand, néerlandais, anglais, espagnol, portugais, polonais, japonais, chinois et turc. ^