La parution, en 1884, de L’Archipel en feu, suivie un an plus tard de Mathias Sandorf, témoigne du rôle émergent de la Méditerranée dans l’écriture et la pensée vernienne. Après les romans de l’extrême, du pôle, des espaces sous-marins ou sidéraux, après les romans entachés d’exotisme de l’Inde ou de l’Amazone, la Grèce de 1827 peut sembler familière, trop parcourue depuis déjà trop longtemps, pour susciter des émois géologiques ou inspirer des voyageurs épris de découvertes ou d’aventures. De fait, tout est connu d’avance dans ce court roman qui début à l’extrémité orientale du Magne — célèbre depuis Sparte —, et qui se déroule dans les dernières années de la guerre d’indépendance grecque. La pensée romantique a déjà célébré Lord Byron, le poète épris d’idéalisme et mort devant Lépante avant même d’avoir pu participer au combat. Tous les amateurs d’art ont admiré les Scènes des Massacres de Chio et La Grèce sur les ruines de Missolonghi exposés par Delacroix en 1824 et 1826 [1]. Les lecteurs n’ont rien de neuf à apprendre des événements qui ont conduit à la création du royaume de Grèce. Tout n’a-t-il pas déjà été dit ? Le roman pourtant, nous le verrons ici, se propose de révéler à la fois la géographie souterraine qui structure l’archipel grec et la mosaïque visible d’îles et d’ethnies qui en ont lentement transformé l’héritage et constitué l’histoire.
De l'usage des sources
Jules Verne ne cache pas ce qu’il doit à Henri Belle, l’auteur d’un Voyage en Grèce circonstancié paru entre 1876 et 1878 dans Le Tour du Monde. Certains critiques, dont Guy Riegert et Laurence Sudret, ont relevé l’influence d’écrits tels que Les Bords de l’Adriatique et le Monténégro de Charles Yriarte ou encore l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand [2]. L’auteur possédait aussi un exemplaire de La Grèce contemporaine, d’Edmond About [3]. L’intérêt de cette recherche intertextuelle n’est pas, comme ils le montrent très justement, de repérer seulement les lectures dont Jules Verne se sera inspiré, mais bien de voir la façon dont elles transparaissent dans le roman, leur réappropriation par l’écrivain. De fait, la sélection qui s’opère, la transposition des détails ou leur réinsertion dans la trame romanesque permet de reconstituer ce moment-clé de l’écriture où l’auteur fait sien un texte déjà fait et le métamorphose au service d’une trame romanesque précise. Comme le remarque Laurence Sudret, le souci de réalisme pousse Verne à intégrer bien des détails de voyages antérieurs, mais la présence des ruines joue un rôle tout autre dans son roman ; ainsi les tours en ruine qui dominent le petit village de Vitylo ont-elle un but non descriptif et très précis :
« Ces ruines sont présentes dans le récit de Belle (. . .) La description est très proche de celle que donne le voyageur du Tour du monde, mais elle n’est pas identique et la reprise qui en est faite n’est en rien anodine. Verne dépeint un paysage désolé marqué par la destruction. Or, Vitylo est le siège de ruines : la ruine des espérances d’Andronika Starkos, la mère de Nicolas, la ruine du nom des Starkos. » (21)
Il est significatif que, dans le vaste choix de paysages offerts par Belle ou Chateaubriand, Verne ait choisi cette pointe du Magne plus isolée que toute autre, cette région plus rebelle à la conquête et aux lois que le reste de la Grèce. Chateaubriand et Belle avaient tous les deux parlé du danger des bandits maniotes et Belle avait ajouté plusieurs pages sur les pirates de Vitylo : assez sans doute pour légitimer ce choix. Mais le texte qui ouvre L’Archipel en feu n’en reste pas moins profondément autre. Ce n’est plus le voyageur qui parle, mais un narrateur omniscient qui, pour être détaché de la scène qu’il décrit, n’en est pas moins étrangement touché. Ce premier chapitre s’intitule « Navire au large » : nous savons déjà que nous avons quitté le domaine des voyageurs ordinaires, plus attentifs aux terres qu’ils traversent qu’aux points de l’horizon. Le péril vient de la mer. C’est de fait, nous le verrons plus tard, dans l’interaction entre la mer et les terres fragmentées de la Grèce que se joue l’avenir d’une nation et le bonheur des héros.
Retour à la maison du père
La longue description de la pointe du Magne, et surtout celle du port de Vitylo qui ouvre le roman est curieusement tracée: « Creusé à la lisière de sa rive orientale, au fond d’une anse irrégulière, il occupe les premiers contreforts maritimes du Taygète, dont le prolongement orographique forme l’ossature de ce pays de Magne » (I, 2) [4]. Cette image, Verne l’avait déjà utilisée dans Les Indes Noires, en parlant de la houillère abandonnée comme d’un « cadavre de mastodonte de grandeur fantastique, auquel on a enlevé les divers organes de la vie et laissé seulement l’ossature » . Nous verrons plus tard le rôle à la fois géologique et spirituel de cette image. Ce pays du Magne, donc, vaste squelette dans lequel est « creusé », plutôt que construit, un port couronné de ruines, n’abrite que des naufrageurs au patois incompréhensible : « C’étaient à peine des Grecs, ces farouches habitants de l’extrême partie du Magne » (I, 4). Plus loin, Verne réaffirme : « Les Maniotes, ou du moins ceux de ce nom qui vivent sur les pointes allongées entre les golfes, sont restés à-demi barbares, plus soucieux de leur liberté propre que de la liberté de leur pays » (I, 4). Ces lignes, et Jules Verne ne s’en cache pas, sont librement inspirées du Voyage en Grèce d’Henri Belle. Dans le chapitre consacré au Magne et au Maniotes, Belle avait parlé des « Maniotes à demi barbares » et de leur pays comme de « l’asile de la liberté » [6]. Mais si Verne emprunte ici, comme dans de nombreuses pages, des notes de voyages ou de récits historiques publiés dans Le Tour du monde, ce qui qui suit s’en détache résolument. Il s’agit d’une scène ininterrompue qui occupe deux chapitres, comme un travelling appuyé. Elle ouvre sur l’arrivée d’une sacolève, « semblable à quelque énorme oiseau » (I, 8) [7] devant Vitylo, l’ancienne Oetylos, et se termine avec son départ silencieux dans la nuit d’été. Cette scène, la plus développée peut-être de tout le roman, constitue une forme d’épisode parfaitement clos dont le sens mérite d’être approfondi.
Le capitaine de la gracieuse sacolève, Nicolas Starkos, accoste sans difficultés dans ce village de naufrageurs aguerris, accueilli par un silence total, avant de s’enfoncer dans les ruelles étroites du port. Suit alors une lente montée vers l’acropole de Kérapha, marquée d’une longue pause au-delà des ruines de la citadelle de VilleHardouin [8].
« Là, il s’arrêta un instant et se retourna (. . . .) Nicolas Starkos parcourait, de son regard habitué aux ténèbres, toute cette immensité. Il y a dans l’œil du marin une puissance de vision pénétrante, qui lui permet de voir là où d’autres ne verraient pas. Mais, en ce moment, il semblait que les choses extérieures ne fussent pas pour impressionner le capitaine de la Karysta, accoutumé sans doute à de tout autres scènes. Non, c’était en lui-même qu’il regardait.» (II, 19).
Cette vision à la fois pénétrante et aveugle de celui qui perce des ténèbres dont on ne se sait la profondeur, a déjà été nommée dans la Grèce antique comme le regard de celui qui revient sur les lieux d’un père assassiné pour y retrouver une mère éplorée. Le schéma oedipien, noté par Michel Grodent [9], revient dans sa forme classique, semblerait-il : sa structure est annoncée et pèsera comme une ombre sur le roman, un peu comme ce squelette orographique qui structure et prolonge le Magne. Tel Oedipe autrefois devant Thèbes pestiférée, Starkos confronte un monde violent dans une nature stérile et désolée : « Pas un chêne-vert, pas un platane, pas un grenadier tranchant sur le sombre rideau des Cyprès et des cèdres. Partout des roches qu’un prochain éboulement de ces terrains volcaniques pourra bien précipiter dans les eaux du golfe. » (II,19). Le retour à la maison du père désertée par un fils indigne répond lui aussi à une forme de destin :
«Un désir, — plus qu’un désir, — un impérieux instinct, dont il ne se rendait peut-être pas bien compte, l’y avait poussé. Il s’était senti pris du besoin de revoir, une dernière fois sans doute, la maison paternelle, de toucher encore du pied ce sol sur lequel s’étaient exercés ses premiers pas, de respirer l’air enfermé entre ces murs où s’étaient exhalée sa première haleine, où il avait bégayé les premiers mots de l’enfant. Oui ! voilà pourquoi il venait de remonter les rudes sentiers de cette falaise, pourquoi il se trouvait, à cette heure, devant la barrière du petit enclos. . . .On n’est pas né quelque part pour ne rien sentir devant la place où vous a bercé la main d’une mère (. . .) Il en fut ainsi de Nicolas Starkos, arrêté sur le seuil de la maison abandonnée, aussi sombre, aussi silencieuse, aussi morte à l’intérieur qu’à l’extérieur. » (II, 21-22).
La maison natale désertée fait l’objet d’une description d’une longueur inhabituelle. L’approche en était lente, et l’entrée en est toujours retardée. Nicolas Starkos hésite, « tournant les coins dont l’arête effritée disparaissait sous les mousses, tâtant de la main ces pierres ébranlées, comme pour voir s’il restait encore un peu de vie dans ce cadavre de maison. » (II, 22). Ce cadavre de maison, perché sur les pointes d’un squelette offert à un regard « aveugle et pénétrant », ne renvoie pourtant pas à la seule légende œdipienne. De fait, ce n’est pas seulement vers la Grèce antique qu’il faut se tourner pour mieux découvrir le sens de ce passage, mais aussi vers Chateaubriand. Ainsi, dans l’épisode où René revient vers le château de ses ancêtres désormais déserté, il dit ceci :
« Mon frère aîné avait vendu l’héritage paternel, et le nouveau propriétaire ne l’habitait pas. J’arrivai au château par une longue avenue de sapins ; je traversai à pied les cours désertes ; je m’arrêtai à regarder les fenêtres fermées ou demi-brisées, le chardon qui croissait au pied des murs, les feuilles qui jonchaient le seuil des portes, et ce perron solitaire où j’avais vu si souvent mon père et ses serviteurs. Les marches étaient couvertes de mousse. » [10]
Il ne s’agit pas pour Verne de source ponctuelle, mais de mémoire culturelle et du rôle de l’un des topoï les plus persistants de l’histoire littéraire : l’impossible retour à la maison du père [11]. Ce que les textes tragiques de l’Antiquité, celui de Chateaubriand, ou encore celui de Verne, indiquent plus fortement encore, c’est que ce besoin, cet instinct du retour aux sources, s’il est toujours nécessairement frustré, contient aussi une révélation : Œdipe y trouvera la vérité de son destin, René y découvrira les sentiments incestueux d’Amélie et Nicolas Starkos y confrontera la malédiction de sa mère. C’est elle qui barre le seuil de la maison et en achève la destruction par un incendie qui illumine soudain la nuit de Vitylo :
« La main de la mère avait allumé cet incendie. Elle ne voulait pas qu’il restât un seul vestige de la maison où son fils était né. Pendant trois milles encore, le capitaine ne put détacher son regard de ce feu qui brillait sur la terre du Magne, et il le suivit dans l’ombre jusqu’à son dernier éclat. » (II, 25).
Pas un mot n’a été échangé entre Andronika Starkos et son fils : la veuve « affamée de haine » contre les Ottomans qui ont tué son époux (2, 15) s’est jetée avec ardeur dans la lutte pour l’indépendance. Son fils a choisi la mer comme une vocation, et commande les eaux avec plus d’autorité qu’aucun autre pirate. Leurs destins se sont séparés depuis longtemps déjà. Andronika lutte pour la terre natale au nom du père assassinée, pour la mère patrie, qui n’est autre qu’un archipel morcelé. Nicolas Starkos, lui, a préféré la mer, ce vaste espace sans nationalité, sans revendications territoriales, sans histoire peut-être. « Il connaissait, » dit Verne, « les plus secrètes passes de ces côtes dont l’hydrographie laissait encore à désirer à cette époque. » (VI, 75) Il y règne sous le nom qu’il s’est choisi, Sacratif.
Ces deux premiers chapitres servent ainsi à établir une dichotomie fondamentale, une première trame sur laquelle viendra se greffer plus tard l’histoire du lieutenant Henry d’Albaret et de la jeune Hadjine, celle à laquelle Verne avait cru qu’il donnait la priorité. A terre, Nicolas Starkos n’est que le fils répudié d’une patriote héroïque, mais en mer, il est le plus redoutable des hommes. Ce départage entre terre et mer est plus qu’une simple ligne côtière. En ceci aussi, Verne choisit de s’écarter délibérément des récits de voyage qui lui ont pourtant fourni tant de détails.
Entre histoire et géographie
Chaque nouveau texte de Verne provoqua, on le sait, de vifs échanges entre l’auteur et son éditeur, Pierre-Jules Hetzel. Mais ceux qui eurent lieu autour de L’Archipel en feu, touchent non seulement aux détails de scènes précises, mais aussi à la nature du roman: Jules Verne voit son roman comme une œuvre dont la structure scientifique serait fondamentalement géographique. Il parle le 12 septembre 1883 d’une « occasion pour moi de décrire et de romantifier ce coin de l’Europe qu’on nomme l’Archipel » [12]. Sur l’intrigue amoureuse entre d’ Albaret et Hadjine, il redira plus tard : « C’est le prétexte d’un roman géographique sur l’Archipel, et pas autre chose » [13]. Pour Hetzel, toutefois, L’Archipel en feu est avant tout un roman historique. L’auteur, on le sait, s’en défendit avec une vigueur inaccoutumée : « Non ! je n’ai point voulu faire un roman historique sur la guerre de Grèce (…) L’Archipel en feu, ce n’est pas la Grèce en feu » [14]. L’éditeur s’entêta : « cher ami, vous avez fait, que vous l’ayez voulu ou non, et vous avez réussi sur ce point, un roman dont l’intérêt principal est l’amour du pays, le patriotisme, l’indépendance de la Grèce. » [15] Et de nouveau, 3 jours plus tard : « Par la force des choses votre livre a pris sous votre plume toutes les allures d’un roman historique, ajoutons-y géographique, si vous le voulez » [16]. L’éditeur était ici sans doute un lecteur plus clairvoyant que l’auteur. La grandeur des personnages du roman est entièrement subordonnée à la guerre pour l’indépendance dont la lutte contre les pirates est le reflet, ou bien la métaphore.
Mais, que le roman soit lu comme une œuvre politique, ou s’il soit réduit aux aventures du lieutenant d’Albaret contre les pirates de Sacratif, à la libération d’Hadjine, bref à une histoire captivante et romanesque à la manière d’Alexandre Dumas, sa géographie n’en reste pas moins le centre structurel et symbolique. Cet Archipel auquel Jules Verne donne toujours une majuscule dans sa correspondance constitue l’enjeu même de l’action. Sa vision profonde repose sur un combat vital dans lequel s’affrontent parallèlement une mère et son fils renégat, la domination des mers et la résistance des terres morcelées d’un pays en pleine convulsions. La libération de l’archipel passe par la celle des mers et en cela Verne avait raison de parler d’un roman maritime [17] On se souvient des mots de Nemo :
« La mer n’appartient pas aux despotes. À sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissance disparaît ! » [18]
La bataille qui se déplace sur les eaux territoriales est bien une lutte contre les iniquités des marchands d’esclaves ; mais elle représente aussi une forme de purification. Il ne s’agit pas d’occuper cet espace infini et mouvant qui échappe à toute maîtrise. Il s’agit de le purger des forces iniques représentées par Nicolas Starkos.
La carte insérée dans le livre prend soin de relever les routes des deux navires ennemis, la Karysta et la Syphanta. La Syphanta, porte le nom de l’île de Syphante, ou Cifnos, dans les Cyclades, l’une des premières îles à avoir déclaré son indépendance de l’empire ottoman. La Karysta, elle, emprunte son nom au port de Carystos, au sud de l’île d’Eubée. Soit deux fragments d’îles flottantes destinées à se rencontrer et à se combattre jusqu’à ce que l’une d’elle sombre. La « libération » des eaux grecques est dirigée par une corvette dont la description mérite d’être citée :
« Elancée de l’étrave, fine de l’arrière, les façons bien relevées, elle pouvait rivaliser avec les meilleurs bâtiments de l’époque. Ne fatiguant pas, sous n’importe quelle allure, douce au roulis, marchant admirablement au plus près comme tous les bons voiliers, elle n’eût pas été gênée de tenir par des brises à un ris jusqu’à ses cacatois. Son commandant, si c’était un hardi marin, pouvait faire de la toile sans craindre. La Syphanta n’eût pas plus chaviré qu’une frégate. Elle eût cassé sa mâture plutôt que de sombrer sous voiles. » (X, 115)
La voile et la mâture, soit les deux éléments-clés de la vitesse du navire, ici parfaitement équilibré grâce à ses « œuvres vives » [19]. Il cassera plutôt que de céder. Il ne chavirera pas, fidèle à son commandement comme à la cause qu’il défend. Et ce n’est pas tant la gracieuse Karysta qui menace la Syphanta, mais un brick sans nom «dont le grand mât s’inclinait sensiblement sur l’arrière. Extrêmement long, très fin, démesurément mâté, avec une large croisure, il pouvait, autant qu’on pouvait s’en rendre compte à cette distance, jauger de sept à huit cents tonneaux et devait avoir une marche exceptionnelle sous toutes les allures. » (XI, 147-47) La différence entre les deux navires est sensible : la corvette est plus maniable que le brick, le navire de guerre de choix à l’époque. Le brick avec ses deux mâts penchés vers l’arrière — une mâture prisée d’ailleurs par Jules Verne — sacrifie tout à la vitesse plutôt qu’à la maniabilité. C’est la force contre la douceur têtue de la corvette. Pour venir au bout de la Syphanta, il ne faudra pas moins qu’une flottille de pirates.
Les îles, les vaisseaux jouent ainsi un rôle d’une réciproque ambigüité ; terres flottantes et terres fermes, leurs abords sont hérissés d’insondables dangers : écueils, brouillards, tempêtes, abordages et invasions. Leurs équipages, éléments d’une race archaïque, ou fragments et porte-drapeaux d’une nation en devenir, semblent curieusement déracinés dans leur lutte pour ce territoire morcelé. Chateaubriand avait le premier noté l’aridité et la mélancolie d’un pays soumis à de multiples occupations : « [T]outes ces îles, si riantes autrefois, ou peut-être si embellies par l’imagination des poètes, n’offrent aujourd’hui que des côtes désolées et arides. De tristes villages s’élèvent en pain de sucre sur des rochers ; ils sont dominés par des châteaux plus tristes encore, et quelquefois environnés d’une double ou triple enceinte de murailles : on y vit dans la frayeur perpétuelle des Turcs et des pirates » [20]. Le danger vient de la mer ; la libération passera par la mer.
Les deux navires de Nicolas Starkos
Jules Verne, on l’a dit, ne donne pas de nom au brick sur lequel Sacratif abordera la Syphanta. Il ne se différencie de la flottille des pirates que par le pavillon noir orné d’un S rouge-feu qui monte à sa corne. C’est simplement le navire de guerre du plus célèbre des pirates de l’Archipel. Verne apporte beaucoup plus de soin à la description du bateau personnel de Nicolas Starkos, la Karysta, non pas un navire de guerre, mais une sacolève :
« On appelle ainsi un bâtiment levantin de médiocre tonnage, dont la tonture, c’est-à-dire la courbe du pont, s’accentue légèrement en se relevant vers l’arrière, Il grée sur ses trois mâts à pibles des voiles auriques. Son grand mât, très incliné sur l’avant et placé au centre, porte une voile latine, une fortune, un hunier avec un perroquet volant. Deux focs à l’avant, deux voiles en pointe sur les deux mâts inégaux de l’arrière, complètent sa voilure, qui lui donne un singulier aspect. Les peintures vives de sa coque, l’élancement de son étrave, la variété de sa mâture, la coupe fantaisiste de ses voiles, en font un des plus curieux spécimens de ces gracieux navires qui louvoient par centaines dans les étroits parages de l’Archipel. Rien de plus élégant que ce léger bâtiment, se couchant et se redressant à la lame, se couronnant d’écume, bondissant sans effort, semblable à quelque énorme oiseau, dont les ailes eussent rasé la mer, qui brasillait sous les derniers rayons de soleil. » (I,7-8) [21].
Le terme de « sacolève » avait fait son entrée dans les dictionnaires de l’époque par le biais du Dictionnaire Universel d’Histoire Naturelle publié par Langlois en 1844 [22]. Le Dictionnaire Universel du XIXe Siècle de Pierre Larousse n’avait pas encore enregistré le mot qui apparaît cependant, avec des illustrations, dans le récit de Belle. La description de Verne tend à renforcer la couleur locale, mais elle a aussi, nous semble-t-il, une toute autre fonction. Il y a en effet un étonnant contraste entre ce bateau gracieux, toute en finesse et élégance, et le capitaine laconique et brutal qui s’accorde mieux avec le brick armé qui mettra à mal la Syphanta. Il faut se souvenir pourtant que cette embarcation transporte au début du roman un homme encore invinciblement attiré par la terre et la maison paternelle, un homme « sourdement fâché de ce qui se passait en lui, d’éprouver comme une sorte de remords. »( II, 30). Emu, incertain, hésitant, Starkos « le mauvais fils » et capitaine de la sacolève vient-il à la recherche d’un pardon ?
La sacolève joue donc un rôle symbolique non négligeable. Elle n’est pas associée aux raids ni aux pillages. Elle incarne, pourrait-on dire, la double vie de Starkos : « Très heureusement pour elle, la Karysta, avec son air d’honnête bâtiment levantin, moitié yacht de plaisance, moitié navire de commerce, ne trahissait rien de son origine » (VI, 63). « Une sacolève n’eût pu suffire aux besoins de ce trafic », fait remarquer plus tard le capitaine Todros en songeant aux marchands d’esclaves. (X, 122). Mais la sacolève est aussi l’instrument de la longue errance de Starkos au milieu d’îles dont le passé héroïque ne peut lui échapper. Le grondement lointain des canons de Navarin salue son départ d’Arkadia ; elle fend rapidement les eaux du golfe de Zante sous une brise de terre bien établie, elle traverse l’étroit bras de mer qui sépare Zante de l’Achaïe et de l’Elide, longe la côte de l’Acarnanie d’où surgissent « de grands et impérissables souvenirs, qui auraient dû serrer le cœur d’un enfant de la Grèce, si cet enfant n’eût depuis longtemps renié et trahi sa mère ! » (VI, 65). La sacolève en effet n’est pas tant un bateau de mer que de côtes, et devant chaque paysage, à chaque étape, Starkos confronte son passé. La Karysta longe les côtes qui sont aussi le passé de Starkos. Si la mer n’a pas d’histoire visible à sa surface, les côtes creusées d’anses, ou hérissées de récifs portent toutes les blessures d’une histoire politique et géologique à la fois.
La sacolève fuit d’ailleurs plus qu’elle ne navigue :
« La Karysta s’engagea hardiment dans les canaux serrés qui baignent [l]a côte orientale [de l’île de Zante.]. . .prenant un peu le large, afin d’éviter l’étroite passe qui sépare la pointe nord d’Ithaque de la pointe sud de Sainte-Maure, prolongea, à deux milles tout au plus de son rivage, la côte orientale de cette île. . .cette hardie Karysta (..) força de toile à ce point que son plat-bord glissait au ras de l’eau….La sacolève se comporta comme s’il se fût agi d’une lutte de vitesse dans quelque ‘match’ international. » (VI, 66-67)
Si, en mer et sur son brick Starkos est Sacratif, un homme sans passé et sans autre identité que celle de ses forfaits, à bord de la Syphanta, il reste Grec, le fils maudit et torturé d’Andronika Starkos.
La Karysta d’ailleurs disparaît mystérieusement au large de Thaos, au moment où la Syphanta, son véritable double en matière de grâce, d’élégance et de vitesse, entre en scène. Henry d’Albaret abandonne à regret la poursuite de la Karysta, un instant entrevue dans la passe sud du port de Thaos, pour donner chasse à un brigandin chargé de pirates : « Il jeta un dernier regard à la Karysta, qui s’éloignait avec une merveilleuse vitesse par la passe restée libre. » (X, 127). La remarquable sacolève qui a accès aux méandres de la côte, celle qui navigue entre terre et mer, pour ainsi dire, là où ne peuvent la suivre tant d’autres bâtiments, ne reviendra pas dans le texte. Cet épisode de l’histoire de Starkos, encore marqué par le souvenir de la terre natale, est terminé.
Renan et la question nationale
Le 11 mars 1881, Ernest Renan donnait à la Sorbonne une conférence qui devait faire grand bruit. Intitulée « Qu’est-ce qu’une nation ? », elle répudiait les critères traditionnellement attribués à la formation de l’esprit national. Pour Renan, ce ne sont ni les limites géographiques, ni la race, ni la langue, ni le commerce qui forment une nation, mais un principe spirituel fondamental plus profond : « La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l'homme fournit l'âme, » [23] dit Renan. Renan répudie avec une force toute particulière le rôle de la race dans la nation :
«La considération ethnographique n'a … été pour rien dans la constitution des nations modernes. La France est celtique, ibérique, germanique. L'Allemagne est germanique, celtique et slave. L'Italie est le pays où l'ethnographie est le plus embarrassée. Gaulois, Etrusques, Pélasges, Grecs, sans parler de bien d'autres éléments, s'y croisent dans un indéchiffrable mélange . . L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un peuple. Rien de matériel n'y suffit. » (325)
Il semble bien que, consciemment ou inconsciemment, Jules Verne ait parfaitement illustré dans son roman les principes énoncés par Renan. Non pas peut-être comme la « leçon » historique que souhaitait Hetzel, mais dans la composition multi-ethnique d’un pays et de ses libérateurs :
« [S]uccessivement envahi par les Visigoths, les Vandales, les Ostrogoths, les Bulgares, les Slaves, les Arabes, les Normands, les Siciliens, conquis par les Croisés au commencement du treizième siècle, partagé en un grand nombre de fiefs au quinzième, ce pays, si éprouvé dans l’ancienne et la nouvelle ère, retomba au dernier rang entre les mains des Turcs et sous la domination musulmane. » (III, 27).
Ce creuset de races et cet archipel si souvent ravagé par tant de guerres, a pourtant développé un orgueil national dont Andronika Starkos est le parfait emblème et l’équipage de la Syphanta le parfait miroir :
« La Syphanta avait deux cent cinquante hommes portés à son rôle d’équipage, pour une bonne moitié Français, Ponantais ou Provençaux, pour le reste, partie Anglais, Grecs et Corfiotes. C’étaient des gens habiles à la manœuvre, solides au combat, marins dans l’âme, sur lesquels on pouvait absolument compter. » (X,115).
Le « marin dans l’âme » équivaut ici au principe spirituel profond qui constitue l’unité d’une nation. Si, comme Verne l’avait fermement annoncé à Hetzel, « L’Archipel en feu, ce n’est pas La Grèce en feu, » cela ressemble fortement à une nation en devenir.
L’insistance de Jules Verne sur les multiples nationalités qui s’affrontent sur les eaux de l’Archipel apparaît comme un écho du sort de la Grèce elle-même. La question n’est plus dès lors de savoir quelle force spirituelle anime la guerre contre l’oppression ottomane, mais aussi de découvrir quelle unité fondamentale peut inspirer cet archipel si souvent conquis par tant d’envahisseurs. Les pirates — « ces bandes composées du rebut de toutes les nations », dit Jules Verne (IX, 103) — ont volontairement abdiqué leur propre identité, non pour servir une idée, mais un seul homme, le plus redouté. Ils sont l’envers de l’aspiration communautaire qui sert la patrie. Verne leur donne pourtant une origine qui les rattache de façon curieuse à une terre mythologique :
« Si la Crète, ainsi que raconte la fable, fut autrefois le berceau des Dieux, l’antique Carpathos, aujourd’hui Scarpanto, fut celui des Titans, les plus audacieux de leurs adversaires. Pour ne s’attaquer qu’aux simples mortels, les pirates modernes n’en sont pas moins les dignes descendants de ces mythologiques malfaiteurs, qui ne craignirent pas de monter à l’assaut de l’Olympe. Or, à cette époque, il semblait que les forbans de toutes sortes eussent fait leur quartier général de cette île, où naquirent les quatre fils de Japet, petit-fils de Titan et de la Terre. » (XII, 150).
Japet, bien avant Œdipe, avait conspiré contre son père Ouranos, qui fut châtré par ses propres fils. Selon la mythologie, le Titan Japet incarne aussi l’un des quatre piliers cosmiques séparant le ciel de la terre, et plus précisément le pilier de l’Ouest, le côté des morts. Ces pirates modernes, condamnés à la mortalité comme toute la descendance de Japet, portent ainsi en eux, comme Starkos lui-même, la malédiction du père qu’ils ont trahi.
L’arrière-plan géo-politique de l’action donne toute son importance à la Turquie, évoquée dans de nombreuses pages du roman, peut-être pour satisfaire l’idée que se faisait Hetzel du roman historique. Or, il se trouve que c’est pour Renan le pays dans lequel la notion de patrie n’a jamais pu se constituer :
« Qu'est-ce qui caractérise, en effet, ces différents Etats ? C'est la fusion des populations qui les composent. Dans les pays que nous venons d'énumérer, rien d'analogue à ce que vous trouverez en Turquie, où le Turc, le Slave, le Grec, l'Arménien, l'Arabe, le Syrien, le Kurde sont aussi distincts aujourd'hui qu'au jour de la conquête. »(5).
Les deux équipages, celui des Philhéllènes unis au service des patriotes grecs, et celui des pirates, représentent bien les deux versions des pays moderne : l’unité nationale que permet une aspiration commune lie la Syphanta au sort de la guerre de libération d’une véritable patrie. L’équipage cosmopolite de pirates traitant avec un pays qui n’a jamais pu se constituer en nation est une autre image de l’oppresseur ottoman. Il ne s’agit pas d’une guerre de nations contre nations, mais d’une guerre entre l’esprit de nation qui relie les îles entre elles et le cynisme du profit qui les menace de la mer.
Une nation engloutie
Si Histoire il y a, elle est bien sûr dans l’héroïsme du personnage d’Andronika, directement inspirée par ces femmes maniotes, héroïnes de l’indépendance grecque, Bobolina, Modena ou Zacharias, évoquées par Belle, puis Verne. Mais il y a aussi une histoire nationale, un lien profond enfoui depuis des siècles, dont Verne donne à sa manière la clef géographique:
Dans les temps préhistoriques, alors que l’écorce solide du globe se moulait peu à peu sous l’action des forces intérieures, neptuniennes et plutoniennes, la Grèce dut sa naissance à un cataclysme qui repoussa ce bout de terre au-dessus du niveau des eaux, tandis qu’il engloutissait dans l’archipel toute une partie du continent dont il ne reste que les sommets sous formes d’îles. (III, 26)
La phrase est sans doute très proche de celle d’Henri Belle : « La Grèce doit sa forme actuelle au cataclysme dans lequel disparurent d’immenses contrées dont les îles de l’archipel sont comme les seuls points de repère émergés. » [24]. Mais pour Verne le cataclysme devient aussi le sujet grammatical, la force directe de cette paradoxale naissance qui n’est autre qu’un gigantesque engloutissement. Né d’un ensevelissement, l’archipel n’est que la partie visible d’un continent solide, façonné depuis les temps les plus anciens par les forces actives du feu et de l’eau. A la grande question posée par Renan : « Qu’est-ce qu’une nation ? » Verne répond ici que c’est la partie visible d’une masse enfouie, une force cachée, mais toujours active, un feu souterrain intarissable. Telle qu’elle est introduite par Verne, la nature physique de la Grèce, strictement parlant, serait celle d’une autre Atlantide, ce continent englouti mais encore dévoré d’énergie, brièvement entrevu par les passagers du Nautilus.
L’histoire géologique, on le voit précède et détermine ici l’histoire humaine, celle que Verne évoquera scrupuleusement plus tard dans le roman. On sait la fascination de l’auteur pour les terres volcaniques : le volcan représente les forces indomptables de la nature, celles qui ont façonné le globe et réduit à néant les espoirs d’Hatteras ou l’œuvre des colons de l’Île Lincoln. Les humains peuvent conquérir, civiliser, piller ou dévaster, ils devront toujours s’incliner devant ces forces élémentaires qui retournent la terre au chaos primitif. On sait aussi l’intérêt de Jules Verne et de ses contemporains pour l’île Julia, ou île Ferdinandea, sommet du volcan Empédocle, qui émergea au cours de trois éruptions en 1701, 1831, et 1863. Cette île suscita toutes les convoitises des grandes puissances : La Grande Bretagne dépêcha un amiral pour en prendre possession le 2 août 1831 ; le pavillon britannique fut enlevé deux semaines plus tard par le roi de Naples Ferdinand II. Pour ne pas être un reste, la France y planta son drapeau à la fin septembre. Les Espagnols à leur tour firent valoir leurs prétentions. Seule, la disparition de l’île, le 12 janvier 1832, mit fin aux querelles. L’île Julia, évoquée par Verne dans Les Enfants du capitaine Grant, Le Chancellor, Mathias Sandorf, et Les Mirifiques aventures de Maître Antifer, symbolise pour lui l’incessante activité des forces volcaniques, la puissante énergie du monde physique, et la vanité des hommes [25]. La nature se fait un jeu des ambitions territoriales et des revendications arbitraires, éveillées puis déçues par les mouvements sous-marins. Il en va tout autrement de l’archipel grec dont Verne évoque les assises englouties depuis longtemps. Si la Grèce est régulièrement affectée par des secousses sismiques — le tremblement de terre de Vitylo en 1842 avait fait de 20 à 100 victimes — l’esprit de son peuple, tel qu’il est incarné par Andronika Starkos, reste inébranlable. « Il semble que les Hellènes tiennent du sol instable de leur pays l’instinct de cette agitation physique et morale, qui peut les porter dans les choses héroïques jusqu’aux plus grand excès. Il n’en est pas moins vrai que c’est grâce à leurs qualités naturelles, un courage indomptable, le sentiment de patriotisme, l’amour de la liberté, qu’ils sont parvenus à faire un État indépendant de ces provinces courbées, depuis tant de siècles, sous la domination ottomane ». (III, 26) La théorie des climats et de leur influence sur les tempéraments avait acquis depuis Montesquieu sa plus grande légitimité. Chateaubriand la reprendra, comme Henri Belle, pour donner aux Grecs un caractère étonnamment harmonieux. « Les climats influent plus ou moins sur le goût des peuples. En Grèce, par exemple, tout est suave, tout est adouci, tout est plein de calme dans la nature comme dans les écrits des anciens ». (11) Verne y reviendra souvent. Mais cette fois, notons-le, Verne se démarque entièrement de ses prédécesseurs.
Ce continent envahi par les eaux, englouti dans un cataclysme primordial, dont on ne perçoit que les sommets isolés mais reliés par une base sous-marine puissante, c’est donc aussi la métaphore de ce lien implicite qui lie les hommes de ces îles dispersée dans la mer Ionienne et dans la mer Egée pour former une nation qui est la Grèce. Du côté de cette terre à la fois visible et invisible, se trouve Andronika dont la dépouille sera rendue à la terre : « Le corps d’Andronika Starkos, déposé sous la dunette, fut gardé avec le respect que commandait le souvenir de son patriotisme. Henry d’Albaret voulait rendre à sa terre natale la dépouille de cette vaillante femme » (XV, 197). La mer, sa surface mouvante et ses marées sans mémoire a été le domaine des pirates, des envahisseurs et des esclavagistes. Entre les deux, d’une certaine façon, les eaux territoriales [26], ces étroites passes, ces golfes dans lesquels se glisse une légère sacolève et un capitaine traître à sa patrie, mais qui porte encore le nom du fils d’Andronika Starkos. A bord du brick, plus rien ne rattache Starkos à ses origines, et son corps sera rendu à la mer : « Quant au cadavre de Nicolas Starkos, un boulet fut attaché à ses pieds, et il disparut sous les eaux de cet Archipel, que le pirate Sacratif avait troublé par tant de crimes ! » (XV, 197)
L’Archipel en feu met ainsi au cœur de son roman une géographie politique dans laquelle on reconnaît sans peine les paysages préférés de son auteur. Mais ici, pas de ville flottante ni d’îles en dérives. Ces sommets arides et parsemés, cet archipel découpé, ces îles âprement disputées par les envahisseurs portent bien les traces du cataclysme primordial qui a englouti le continent qui les soutenait ; mais cette base engloutie sous les eaux leur est commune et reste aussi solide que le sentiment national qui unit l’archipel et ses multiples héritages ethniques à l’heure de former une nation. La force patriotique est sous-jacente, souterraine, ancrée dans l’écorce solide du roc englouti et du dévouement héroïque des Hellènes.
Qu'est-ce qu'un archipel ?
L’île trouve alors un autre visage : ce n’est plus le microcosme privilégié qui accueille naufragés et Robinsons, ce n’est plus un monde clos à coloniser, ni même ce lieu initiatique dont on a déjà si bien parlé [27]. Le chapitre central du roman porte le titre même du livre : « L’Archipel en feu ». Or, ce chapitre est consacré à l’île de Scio, (Chio, or encore Chios) l’île martyre de la lutte pour l’indépendance, et qui conserve toujours dans un monastère isolé l’ossuaire des victimes religieuses des massacre commis par les troupes ottomanes en 1822. Cette île, Jules Verne la décrit comme un « magnifique joyau, » une « contrée bénie des dieux, » (IX, 102) comme la patrie d’Homère, et un point stratégique essentiel de la conquête du royaume. C’est à Scio que se retrouvent Henry d’Albaret et Andronika « venue à Scio, résolue, s’il le fallait à se faire tuer dans cette île »(IX, 108). C’est également à Scio qu’Henry d’Albaret recevra l’invitation à rejoindre la Syphanta et à en prendre le commandement.
Verne, comme les romantiques qui l’avaient précédé, résume ici toute l’histoire de la Grèce dans l’histoire de Chio. Il écrit à la suite du célèbre poème publié en 1829 par Victor Hugo dans les Orientales, et inspiré lui aussi par la guerre d’indépendance :
« Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil. / Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil (…). Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis, / Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis, / Courbait sa tête humiliée ; / Il avait pour asile, il avait pour appui / Une blanche aubépine, une fleur, comme lui / Dans le grand ravage oubliée. (…) Que veux-tu, fleur, beau fruit, ou l'oiseau merveilleux ? - Ami, dit l'enfant grec, dit l'enfant aux yeux bleus, / Je veux de la poudre et des balles. »
A la fin du chapitre Henry d’Albaret a repris la mer et l’action aura lieu sur d’autres côtes, au large d’autres îles. Mais, d’une certaine façon toutes les îles de l’archipel sont d’autres Chio, et Chio est leur emblème. La Grèce est une terre intégrale, un squelette orographique ramené à la vie, dont Chio serait le cœur. Les itinéraires de navigation si soigneusement relevés sur la carte, offriraient l’image d’un réseau sanguin, d’une vie prête à triompher. Dans cette géographie si morcelée, chaque île tient aux autres par une charpente souterraine, une ossature durable. L’histoire politique et géographique de la Grèce dit essentiellement Jules Verne est celle de cataclysmes vécus et surmontés. L’archipel grec met en relief les réseaux visibles et invisibles qui lient durablement les hommes et les îles d’une nation en devenir. Jules Verne avait répondu aux critiques d’Hetzel en notant que les amours d’Hadjine et d’Albaret n’étaient que « le prétexte d’un roman géographique sur l’Archipel » [28]. Mais la géographie elle aussi, Elisée Reclus le dira expressément, a une histoire [29].
Notes
- En 1826, une exposition fut organisée à Paris au profit de la cause grecque. C’est à cette occasion que Delacroix exposa ce dernier tableau. ^
- Voir en particulier Laurence Sudret, « Les Ruines dans Mathias Sandorf et L’Archipel en feu, Sources de réalisme et moteur de l’action, » BSJV, 157 (2006), p. 17-24 ; « Fortunes and infortunes dans les deux romans de la Méditerranée : Mathias Sandorf et L’Archipel en feu, » in Jules Verne, l’Afrique et la Méditerranée, ed. Issam Marzouki et Jean-Pierre Picot, Tunis, Maisonneuve et Larose, 2006, p. 129-138 ; Guy Riegert, « Naissance de l’Archipel (Les Sources et l’intertexte de L’Archipel en feu) », BSJV, 64 (1982), 292-305, et « Comment Jules Verne fit scandale en Grèce », BSJV 58 (1981), 64-71. ^
- Voir Jean-Michel Margot, Jules Verne et son temps, Cahiers Jules Verne, II, Encrage, 2004, p. 78. ^
- Nous renvoyons à l’édition gr-in 8o Hetzel de 1884, disponible en ligne sur Gallica. ^
- Les Indes Noires, 1877, Hetzel, p. 4. Nous remercions le lecteur qui nous a suggéré ce rapprochement. ^
- Henri Belle, « Voyage en Grèce », Le Tour du Monde, 1er semestre 1878, p. 347. Accessible sur Gallica. ^
- Rappel de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem : « Notre felouque, très légère et très élégante, portait une grande et unique voile taillée comme l’aile d’un oiseau de mer ». Paris, Bernardin-Béchet, 1867, p. 177. Andrew Martin juxtapose l’orientalisme de Chateaubriand et la fiction scientifique de Jules Verne en soulignant l’entropie représentée par l’amour des ruines chez l’un et la menace du désordre cosmique chez l’autre. Voir The Knowledge of Ignorance, From Genesis to Jules Verne, Cambridge : Cambridge University Press, 1985, p.117-144. ^
- « Il est curieux de constater, » écrit Laurence Sudret « que les vestiges historiques sont fréquemment évoqués, rapidement ou non, quand l’action arrive à un moment clé. » « Les Ruines dans Mathias Sandorf et L’Archipel en feu », p. 20. ^
- Voir « Jules Verne en ses fantasmes», Revue générale pour l’humaniste des temps nouveaux, 1979, 115, p. 45-58. ^
- Chateaubrand, René, Paris, Garnier-Flammarion 1964, p.166-67. ^
- Comme l’a très justement noté l’un des lecteurs de Verniana, Verne reviendra sur le motif de la maison du père dans Famille sans nom quelques années plus tard. Dans ce roman de 1889, l’image est inversée : le père a trahi sa patrie et sa maison a été détruite comme pour mieux oblitérer son image. Voir en particulier le chapitre VIII de la première partie, intitulé « Un anniversaire ». (Hetzel, 1889, p. 134-148). ^
- Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel, établie par Olivier Dumas, Piero Gondolo della Riva et Volker Dehs, Slatkine, Genève, 2002, tome III, p.191. ^
- Id. 30 novembre 1893, p. 198. ^
- Id. 30 novembre 1883, p. 198-199. ^
- Id. 1er décembre 1883, p. 200. ^
- Id. 4 décembre 1883, p. 203. ^
- « C’est un roman en partie maritime, très dramatique ». Lettre de Jules Verne à Pierre-Jules Hetzel, 17 novembre 1883, Correspondance, vol. III, p. 192. ^
- Vingt mille lieues sous les mers, Hetzel, 1871 1ère partie, ch. X, p. 74. ^
- L’expression, chère à Jules Verne, désigne toute la construction du bateau en-dessous du niveau de flottaison. ^
- Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, p. 177. ^
- Selon le Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, les mâts à pibles sont des mâts d’une seule pièce, ou assemblés de façon à ne paraître que d’une seule pièce. ^
- Dictionnaire d’Histoire Naturelle, Paris, Langlois, 1844, t. 5, p. 378, article « éponge ». ^
- Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », Revue bleue politique et littéraire, (Paris, Germer Baillière, 2e semestre 1882), p. 325. ^
- Henri Belle, Le Tour du Monde 1876, 2e semestre, p. 52. ^
- Dans sa « Proposition de dresser une carte authentique des volcans », Elisée Reclus se fera plus tard l’écho très fidèle de Verne : « A des époques non périodiques ou dont le rythme nous est inconnu, de grands désastres nous avertissent de la dépendance dans laquelle l’homme se trouve relativement à la Terre dont il sort. » Bulletin de la Société belge d’astronomie, 1903, no 11, p. 3. Disponible sur Gallica. ^
- A l’époque il n’existe pas encore de définition généralisée des eaux territoriales. On s’accorde cependant sur une distance de 3 milles des côtes. De nos jours, cette distance est le plus souvent de 12 milles, sauf dans la mer Egée, ou les eaux territoriales s’étendent à 6 milles des côtes. Cette nouvelle mesure a donné lieu à une dispute non résolue entre la Grèce et la Turquie. ^
- Voir entre autres Simone Vierne, Jules Verne et le roman initiatique, Paris, ed. du Sirac, 1973, et Daniel Compère, Approche de l’île chez Jules Verne, Paris, Minard, 1977. ^
- Lettre du 30 novembre 1893, Correspondance, III, p. 198. ^
- Comme l’a noté un lecteur de Verniana, L’Homme et la terre (1905) portera en épigraphe : « La Géographie n’est autre chose que l’Histoire de l’Espace, de même que l’Histoire est la Géographie dans le Temps. » ^
Ouvrages cités
- Henri Belle, « Voyage en Grèce, » Le Tour du Monde, (2e semestre 1876-1er semestre 1878). Accessible sur Gallica.
- François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris, Bernardin-Béchet, 1867.
- Olivier Dumas, Piero Gondolo della Riva et Volker Dehs, Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886) tome III, Genève Slatkine, 2002.
- Lionel Dupuy, « De Jules Verne à Elisée Reclus, » Bulletin de la Société Jules Verne, 157 (2006) p. 25-28.
- Michel Grodent, « Jules Verne et ses fantasmes, » Revue Générale pour l’humaniste des temps nouveaux, (1979), vol. 115 (1), p. 45-58.
- Andrew Martin, The Knowledge of Ignorance, from Genesis to Jules Verne, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
- Jean-Michel Margot, Jules Verne et son temps, Cahiers Jules Verne, II, Encrage, 2004
- Charles-Noël Martin, Préface, L’Archipel en feu, Lausanne, Editions Rencontres, 1969.
- Robert Pourvoyeur, « Une autre lecture de L’Archipel en feu », Jules Verne Amiens, vol. 2, (1989), p. 7-10.
- Elisée Reclus, « La Sicile et son éruption de l’Etna », Le Tour du monde, (1866), p. 353-416.
- — La Terre et les hommes, tome 1, Paris, Librairie universelle, 1905
- Guy Riegert, « Comment Jules Verne fit scandale en Grèce, » Bulletin de la Société Jules Verne, 58 (1981) 64-71.
- — « Naissance de l’Archipel (Les sources et l’intertexte de L’Archipel en feu)», Bulletin de la Société Jules Verne, 64, (1982), p. 292-303.
- Laurence Sudret, « Les Ruines dans Mathias Sandorf et L’Archipel en feu, Sources de réalisme et moteur de l’action, » Bulletin de la Société Jules Verne, 157 (2006), p. 17-24.
- — « Fortunes and infortunes dans les deux romans de la Méditerranée : Mathias Sandorf et « L’Archipel en feu, » in Jules Verne, l’Afrique et la Méditerranée, ed. Issam Marzouki et Jean-Pierre Picot, Tunis, Maisonneuve et Larose, (2006), p. 129-138.
- Charles Yriarte, Les Bords de l’Adriatique et le Monténégro, Paris, Hachette, 1878.