Verniana — Jules Verne Studies/Etudes Jules Verne — Volume 6 (2013–2014) — 111–138
Submitted July 15, 2013 Published January 13, 2014
Proposé le 15 juillet 2013 Publié le 13 janvier 2014

Futurisme, un faux ami de Verne

Jean Demerliac


Abstract

There is no discussion of Verne in Marinetti and the Futurists, whose silence is intriguing, given that the Voyages extraordinaires were very influential in Italy and given that the Futurists and Verne shared common interests: the machine, speed, “acceleration of life”, and “modernity”. In a 1976 article, Pär Bergman had raised the problem of Verne’s possible influence on Marinetti’s aesthetic of speed. “Futurism, one of Verne’s False Friends” pursues that hypothesis and shows that the futurist had indeed read Verne. I argue that their reception of Verne has taken the form of an hostile but structuring reaction to the author, which has left traces in Marinetti’s early writings.

Résumé

Marinetti et les futuristes n’ont jamais parlé de Verne. Ce silence est intriguant, compte tenu du rayonnement particulier des Voyages extraordinaires en Italie et des nombreux thèmes qui rapprochent Verne et le futurisme : machine, vitesse, « accélération de la vie », « modernité » (etc.). En 1976, Pär Bergman avait déjà soulevé l’hypothèse d’une influence de Verne sur l’esthétique de la vitesse de Marinetti. « Futurisme, un faux ami de Verne » poursuit cette hypothèse et dresse un nouvel état de la question en montrant qu’il y eut bien une réception futuriste de Verne, laquelle prit la forme d’une réaction hostile et structurante dont on retrouve des traces dans les premiers écrits de Marinetti.


Futurisme et Esprit nouveau

Futurisme ? Le terme est souvent accolé à Jules Verne (1828-1905) et à ses machines pour en signifier le caractère avant-coureur. Déjà utilisé par Villiers de l'Isle-Adam au sens d'« avenirisme » ou d'« anticipation » [1], on sait que ce mot a fait sa véritable entrée dans la langue et l'esthétique sous les auspices du poète, écrivain et dramaturge, Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), auteur et signataire du premier manifeste du futurisme publié dans les colonnes du Figaro le 20 février 1909, quatre ans après la mort de Verne. Voici qui écarte donc d'emblée la question d'une influence de Marinetti et du futurisme sur Verne, mais qu'en est-il de l'inverse : Marinetti et les futuristes ont-ils lu les Voyages extraordinaires ? La question semble superflue tant le rayonnement de l'écrivain était grand en France et en Italie au début du vingtième siècle. A la pointe de leur époque, les Voyages extraordinaires ont d’une certaine façon accompli cette poésie industrielle dont Jules Janin avait prédit en 1847 l’avènement quand il exhalait « cette force qui va devenir le poème de l'univers — la vapeur et le chemin de fer ! » [2]. À un demi siècle de distance, Verne partage avec le futurisme cette croyance dans « le complet renouvellement de la sensibilité humaine sous l'action des grandes découvertes scientifiques » [3]. Ainsi n’est-on pas étonné que Roger Le Brun, un futuriste français de la première heure, grand admirateur de Marinetti, ait pu évoquer Verne comme un « facilitateur » du futurisme [4]. Par delà le cercle étroit du futurisme français, on sait que Verne a eu la faveur des poètes de l’Esprit nouveau. Ses romans « merveilleux et réalistes » avaient fait les « délices de leur adolescence » (Apollinaire), et, fait remarquable dans l’histoire de la réception des Voyages extraordinaires, ces enfants de la République ne l’avaient pas méprisé une fois arrivés à l’âge adulte. Ainsi, Apollinaire devait-il faire à plusieurs reprises l’éloge de Verne [5]. On connaît son mot célèbre, « Jules Verne, quel style ! Rien que des substantifs ! » [6], qui fait écho à Marinetti qui, dans Les mots en liberté — Destruction de la syntaxe (1912), avait décrété l’ouverture de la chasse aux adverbes et aux adjectifs. L’influence de Verne sur Apollinaire est encore mal connue et mériterait une étude à part entière, tant elle abonde en éléments surprenants. Étienne-Alain Hubert a par exemple établi que les premières lignes des Mamelles de Tirésias (1917) où est apparue la première occurrence du mot « surréalisme » (« Quand l'homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir ») est une glose de Robur-le-Conquérant et de la polémique sur le « plus lourd que l’air » qui avait opposé Verne et Gaston Tissandier [7]. Une autre découverte intéressante a été celle d’un synopsis de film laissé par Apollinaire, C’est un oiseau qui vient de France, dont les sept pages manuscrites, décrivent une adaptation des 500 millions de la Bégum [8]. L’influence de Verne est également sensible chez des poètes contemporains d’Apollinaire comme Henri-Martin Barzun, auteur notamment de L’Hymne des forces (« sous-marin, je parcours les verdâtres abîmes… », 1912) et surtout Blaise Cendrars. On sait que ce dernier fut l’auteur avec Sonia Delaunay du premier livre « simultané », La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France / Représentation synchrome / peinture simultanée (1913), qui fait à plusieurs reprises référence à Jules Verne [9], et qui alla alimenter la grande querelle du simultanéisme à laquelle prirent part, entre autres, Apollinaire, Barzun, Cendrars, Sonia et Robert Delaunay, Umberto Boccioni et Marinetti, tous s’en attribuant l’antériorité [10]. Mort en 1905, Verne n’a pas connu ces débats et est resté tributaire d’une conception linéaire du récit, distincte donc du simultanéisme qui voulait exprimer toute la « polyphonie » (non successive) du monde réel, mais sa prose du globe et de la machine aux accents résolument modernistes (enthousiasme, vitesse, abolition des distances…) était en phase avec le sentiment d’« accélération de la vie » pour lequel futurisme et Esprit nouveau devaient prendre fait et cause quelques années après sa mort en se ralliant autour du simultanéisme. C’est d’abord en ce sens général que Verne a été un « facilitateur » du futurisme. Or, curieusement, alors que Verne devenait — au moins temporairement — une figure emblématique de la modernité littéraire en France dans les années 1900-1910, revendiquée tant par les poètes de l’Esprit nouveau que par des « pré-surréalistes » comme Raymond Roussel ou Gustave Lerouge, Marinetti et ses disciples, qui étaient très proches des milieux d’avant-garde français, et qui vouaient à un degré encore supérieur un culte à la machine, ont observé, eux, le plus complet silence sur les Voyages extraordinaires. Leurs précurseurs avoués ont été Walt Whitman, Rosny Aîné, Paul Adam, Émile Zola, Octave Mirbeau, Gustave Kahn, Émile Verhaeren et Émile Fabre [11], mais de Verne, il n’est question nulle part. Tout au plus, sait-on que le peintre futuriste Umberto Boccioni a laissé à sa mort une malle qui contenait, entre autres, des ouvrages de Verne, de Max Nordau et des manuels de mécanique et d'électricité. Un tel silence peut étonner quand on sait à quel point Verne et le futurisme ont partagé une même curiosité pour les machines, et combien le premier était complètement incontournable dans la culture technico-scientifique de l’époque. Il est vrai que si des affinités semblent unir ces deux esthétiques, le silence, mais peut-être surtout les proclamations tonitruantes et agressives des futuristes — qui tranchaient singulièrement avec la modération de Verne — n’ont guère invité à les rapprocher. En 1918, alors que la querelle du simultanéisme était consommée, Apollinaire était d’ailleurs revenu sur ces débordements, quand il déclarait qu’on ne trouvait « pas en France de ces ‘‘paroles en liberté’’ jusqu'où ont été poussées les surenchères futuristes, italienne et russe, filles excessives de l'esprit nouveau, car la France répugne au désordre » (L'Esprit nouveau et les poètes). « Excessif », ce terme pourrait bien s’appliquer aussi au silence dont les futuristes ont environné l’œuvre de Verne. Silence très suspect en effet, car d’un côté, un bref survol de la réception de Verne en Italie rend très improbable une non réception des Voyages extraordinaires par les futuristes, alors que d’un autre côté, un examen attentif de leur doctrine révèle des convergences poétiques et esthétiques, mais des divergences idéologiques suffisamment sérieuses pour justifier qu’ils se soient abstenus de faire toute référence à l’écrivain français. Ont-ils subi son influence, et une influence grande à proportion d’un silence qui fut peut-être un déni ? Si cette hypothèse était vérifiée, cela amènerait à créditer Verne d’un rôle singulier dans le développement de la réflexion futuriste, en tant que pôle répulsif, « mauvais objet ». Ressemblant en apparence, mais différent et hostile sur le fond, le futurisme n’a-t-il pas été le grand faux-ami de Verne ?

Réception et antitradition

Sur la question de savoir si les futuristes avaient lu ou non les Voyages extraordinaires, le premier point qu’il faut souligner est que, en Italie comme en France, on ne lisait pas Verne comme n'importe quel autre écrivain : on le lisait jeune (même si beaucoup d’adultes le lurent également). On sait combien Verne était, avec son éditeur Pierre-Jules Hetzel et Jean Macé, engagé en France dans un projet de formation de l’enfance et de la jeunesse, projet qui prit la forme du Magasin d’Education et de Récréation, dont les parutions bimensuelles s’étalèrent de 1863 à la guerre de 1914-1918. Une des lignes directrices de ce périodique était de réaliser le vœu exprimé naguère par François Arago d’éduquer les jeunes générations et de les doter d’une culture technique et scientifique à même de favoriser la nécessaire transition de l’appareil économique vers le machinisme [12]. Dans cette entreprise, Hetzel prit particulièrement à cœur son rôle de « moraliste laïc », se donnant pour tâche « de contribuer à augmenter la masse des connaissances et d’idées saines, la masse de bons sentiments, d’esprit, de raison et de goût qui forme ce qu’on pourrait appeler le capital moral de la jeunesse intellectuelle de France » [13], tandis que Verne eut pour mission d’animer l’information technique et scientifique dans la partie « récréative » du Magasin. L’efficacité de ses romans et de sa pédagogie tient beaucoup au fait qu’il sut faire de la machine un objet de spectacle et d'émerveillement à une époque où chaque innovation technologique était littéralement perçue comme le produit d’une magie industrielle. Ce sont d’abord ces raisons qui ont fait le succès de Verne en France, puis en Italie quand la Biblioteca di Educazione e di Ricreazione (Tipografia Editrice Lombarda) commença en 1872 à publier ses Voyages extraordinaires. Jusqu’en 1900, ces romans allaient faire le lait de tout ce qui portait culotte courte au bel paese. Mariella Colin a bien expliqué comment jusqu'aux années 1880, devant l'inexistence d'une littérature pour la jeunesse, les éditeurs italiens avaient dû se tourner en masse vers les écrivains et les éditeurs français et tout particulièrement vers la maison Hetzel, afin de combler les aspirations de la bourgeoisie libérale, nouvelle classe montante pour laquelle l'instruction représentait la condition de l'unité nationale et la source de tous les progrès économiques à venir. Ainsi, avant ces grands succès que furent Le Avventure di Pinocchio de Collodi (1882) et Cuore de De Amicis (1886), Verne connut dans la péninsule un véritable triomphe et une diffusion bien supérieure à celle des autres écrivains italiens [14]. Non seulement tous ces romans y furent traduits — dans des versions souvent remaniées — au fur et à mesure de leur parution chez Hetzel, mais ils y firent de nombreux émules, comme Emilio Salgari qui caressait l'idée de devenir le « Verne italien », Luigi Motta, Yambo (nom de plume d'Enrico Novelli) et Collodi Nipote, pour ne citer ici que les principaux de ces « pasticheurs » populaires [15] (au demeurant fort appréciés des futuristes), et sans s'attarder sur la question des apocryphes italiens attribués à Verne, dont on sait qu'ils furent publiés en masse au cours de la période [16]. Dans de telles conditions, on imagine difficilement comment les « futurs » futuristes auraient pu passer à côté des Voyages extraordinaires. Nés dans les années 1870-1880, enfants de cette bourgeoisie éclairée du Nord qui militait pour l’unité nationale et l’avènement de l’industrie, francophiles de surcroît [17], ces livres s’adressaient d’abord à eux, comme cela avait été le cas d’Apollinaire ou de Cendrars qui lurent Verne dans les mêmes années.

Bien que fortement exposés aux influences françaises, les futuristes italiens évoluaient dans un autre contexte que celui dans lequel avait fleuri l’Esprit nouveau. Certes, en Italie comme en France, on estimait que « les premières lectures ont une influence sur l'entière existence » [18] et que la réussite du capitalisme industriel dépendait du degré d’éducation et d’acculturation aux sciences et aux techniques des nouvelles générations, sauf que la situation culturelle et socio-économique y était très différente. Verne avait en effet donné une image de la machine et de la modernité dans une Italie encore presque exclusivement agricole, pour ne pas dire moyenâgeuse, où le taux d’analphabétisme atteignait 78% quand on fit les premiers recensements à l’époque du Risorgimento. Ce retard explique l’intérêt spécial que la jeune bourgeoisie libérale du Nord pouvait porter à ses livres. Il explique aussi que l’aspiration à la modernité prît chez elle une forme beaucoup plus pressante et aigue qu’en France où l’acculturation à l’outil industriel, entamée déjà depuis Napoléon III, avait été plus médiatisée, consensuelle et mesurée. Rappelant le gigantesque bond de la sidérurgie italienne, qui produisait 19 000 tonnes d'acier en 1900 et 250 000 tonnes en 1910 (l'industrie automobile augmentant dans des proportions semblables), Giovanni Lista a ainsi remarqué qu’on en était arrivé en Italie « à une conception plus intense de la machine » [19], intensité dont le futurisme, qui a cherché en quelque sorte à compenser ce retard industriel, devait être l’expression radicale et excessive. Cette radicalité futuriste a été, on le sait, représentée par l’« antitradition », c’est-à-dire, par le rejet du passé et par l’appel à la destruction du livre, des bibliothèques, des musées et de toutes les mythologies « archéologiques », pour un présent « détaché de la chaine génétique du passée » et « une poésie libérée, émancipée de tous les liens traditionnels, rythmée par la symphonie des meetings, des ateliers mécaniques, des automobiles, des aéroplanes volants » (etc.) [20].

Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !... A quoi bon regarder derrière nous, du moment qu’il nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l’impossible ? Nous savons bien que notre belle et fausse intelligence nous affirme. — Nous ne sommes, dit-elle, que le résumé et le prolongement de nos ancêtres. — Peut-être ! Soit ! … Qu’importe ?... Mais nous ne voulons pas entendre ! Gardez-vous de répéter ces mots infâmes ! Levez plutôt la tête ! [21].

En tant qu’adeptes de l’antitradition, les futuristes ne pouvaient pas entretenir des rapports simples et apaisés avec un auteur qui fut possiblement un de leurs précurseurs mais qui était aussi déjà un homme du passé, un classique, ainsi qu’un des plus actifs promoteurs d’une culture pour la jeunesse qu’ils exécraient, pour son saint-simonisme édulcoré et son côté « bourgeois ». En France, la rupture avec le passé était certes également un poncif de l’Esprit nouveau, mais elle y était plus regardante et nuancée. « L’esprit nouveau, écrit Apollinaire, prétend avant tout hériter des classiques un solide bon sens, un esprit critique assuré, des vues d'ensemble sur l'univers et dans l'âme humaine » (L’Esprit nouveau et les Poètes). Ainsi, n’est-on pas vraiment étonné que Verne ait eu la faveur d’Apollinaire et des modernistes français, alors que ce « solide bon sens » allait totalement à l’encontre des valeurs affichées par les futuristes. Un problème supplémentaire était posé par les prétentions éducatives et normatives des livres qui sortaient de la maison Hetzel. Cherchant à constituer l’intelligentsia de la bourgeoisie industrielle et à éradiquer en elle tout ferment de conformisme et de passéisme, les futuristes ont en effet très tôt compris qu’ils devaient mettre les jeunes Italiens de leur côté et les former, comme l’avaient fait aux décennies précédentes les promoteurs du livre pour la jeunesse dans le sillage des idéaux éducatifs de la Troisième République. A la différence de leurs anciens pédagogues, ils n’œuvrèrent pas pour un programme d’enseignement, mais pour une « école de la révolte », une école d’expérience, affranchie du passé et de l’histoire, dans le sens de la protestation de Nietzsche contre l’éducation historique de la jeunesse [22]. Verne apparaissait forcément comme un concurrent dans la tentative des futuristes de polariser le « génie juvénile » [23].

Vitesse

Si les futuristes avaient donc des raisons de passer Verne sous silence, cela n’exclut ni qu’ils l’aient lu, ni qu’ils aient subi son influence. Cette question a intrigué au moins un spécialiste reconnu de l’histoire du futurisme, Pär Bergman, qui a soulevé en 1976 l'hypothèse d'une influence de Verne sur l’esthétique de la vitesse de Marinetti [24]. Bergman a indiqué deux traits généraux des Voyages extraordinaires qui auraient influencé Marinetti, d’une part, le « romanticisme du globe », c’est-à-dire, « l'intérêt pour la géographie, le sens global » qu’il retrouve dans le manifeste Tuons le clair de lune, et, d’autre part, « l'enthousiasme pour les sciences techniques, pour les inventions (de communications), pour le merveilleux scientifique ». Ces deux traits sont, selon Bergman, « à l’origine du sens de la simultanéité, du sens global et aussi du sens d’ubiquité, qui est également sens de domination et de puissance » qu’on trouve dans les premiers écrits de Marinetti, en particulier ceux « où le mot ‘‘conquête’’ joue un rôle très marqué, presque toujours mis en relation avec la vitesse (La Conquête des étoiles, par exemple) » [25]. Bergman souligne ainsi l’étroite relation qui unit Le Tour du monde en quatre-vingts jours et Michel Strogoff, dont l’intrigue est centrée sur l’obsession de gagner du temps, et ce « plus vite, encore plus vite ! », véritable leitmotiv des premiers écrits poétiques de Marinetti (La Conquête des étoiles, 1902, Destruction, 1904, et La Ville Charnelle, 1908). Il voit une similarité entre la « gageure » d’aller toujours plus vite que relève le poète dans ses premiers écrits (« J'accepte la gageure. Plus vite !... encore plus vite !... et sans répit, et sans repos ! Lâchez les freins ! Vous ne pouvez ?... Brisez les donc ! » [26]), et le célèbre pari de Phileas Fogg dans Le Tour du monde :

Il y a un mysticisme de la vitesse dans « L'enjeu sublime », mysticisme qui sépare Marinetti d'avec, par exemple, le Phileas Fogg du Tour du monde en 80 jours, qui acceptait la gageure d'une façon tout à fait rationaliste. Mais tous les deux ont besoin de la vitesse pour gagner le pari et quand Marinetti, quelques temps plus tard trouvera la raison d'être à sa vitesse, il y aura un autre point commun : les moyens de communication modernes [27].

Concernant le thème de la vitesse, les parallèles s’arrêtent là pour Bergman, parce que Fogg est un utilitariste, un maniaque du temps et du minutage, un « paroxiste », pour reprendre la belle expression quelque peu « proto-futuriste » employée par Jules Claretie au sujet des personnages du Tour du Monde [28], mais non un adepte de la vitesse pour elle-même. Bergman rattache ce culte de la vitesse à l’influence non de Verne, mais de l’écrivain Mario Morasso, « premier apôtre des moteurs à essence dans les revues scientifiques et dans les livres ». Morasso avait signé en 1905 un essai, La Nuova Arma (La Machina), où l’automobile, créatrice de nouvelles sensations de vitesse, du sentiment général d’« accélération de la vie » et de nouvelles beautés fonctionnelles, s’était vue promue au rang de symbole de la modernité. Une autre source de Marinetti a été Paul Adam qui, dans La morale des sports (1907), avait décrit la machine et le sport comme des moyens de multiplier la puissance de l’homme :

Qui se sert d’une voiture, d’une automobile, d’un croiseur ou d’un ballon, ne fait que multiplier la vitesse de sa marche. Qui pointe un canon de cuirassé ne fera que prolonger le geste du poing tendu contre l’adversaire. C’est pourquoi un artilleur est un sportsman aussi bien que l’athlète. Tous deux augmentent la puissance physique concédée à l’homme par la nature. Donc : On nomme sport toute œuvre coordonnant une série d’actions physiques homogènes et raisonnées afin d’accroître l’adresse, le courage et la puissance de l’homme [29].

Adam a prôné une philosophie agressive et belliciste du sport et du dépassement vers le surhomme [30], dans laquelle Marinetti est allé puiser certaines de ses idées sur l’« homme multiplié » par l’automobile et la machine, qu’il a notamment illustrées par l’image poétique du « centaure mécanique », intégration complète du pilote dans l’automobile de course. Un autre élément nouveau apporté par Marinetti dans son culte de la vitesse est que « c’est la mort qui conduit ». Le chef du mouvement futuriste s’extasiait devant les records de vitesse de son époque (175 km/h en 1905, 200 km/h en 1906) et devant le « drame merveilleux des dérapements dans les circuits d'autos » [31] et il avait déclaré : « l’ivresse des grandes vitesses en auto est l’ivresse de se sentir fondu avec l’unique divinité. Les sportsmen sont les premiers catéchumènes de cette religion » [32]. Verne est resté hermétique à cette nouvelle culture du sport et de l’automobile apparue au début des années 1900. À la question par exemple de savoir s’il était « sportman » que lui posait en 1904 le journaliste Victor Breyer, l’écrivain avait tout benoîtement répondu qu’excepté le yachting, il n’avait jamais pratiqué aucune espèce de sport, sinon des tours en voiture sur les boulevard d’Amiens dans la voiture de son médecin qui laissaient en lui une impression de malaise (« Que voulez-vous […], ces instruments vont trop vite pour moi qui suis bien vieux. Et puis n’écrasent-ils pas trop de poulets et de toutous ? » [33]). Verne a certes parlé de l’automobile dans quelques-uns de ses derniers livres, comme L’Île à hélice (1895), Le Testament d’un excentrique (1899) et surtout Maître du monde (1904), dont il a pu dire à un journaliste qu’il était « le dernier mot de l’automobilisme, tellement le dernier mot, que le monde n’en verra probablement jamais la réalisation » [34], mais on ne peut guère dire que l’automobile l’ait enthousiasmé et qu’il ait « chant[é] l'homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la terre » (Manifeste du futurisme, 1909). Américaine (et donc moderne), la voiture est chez lui dangereuse, comme le montre l’accident de coach dont réchappe miraculeusement le quatuor concertant qui ouvre L’Île à hélice (« maudite voiture qui nous a chavirés en pleine campagne déserte ! »). Cette dangerosité est également soulignée dans l’épisode du Concours de l’automobile Club du Wisconsin de Maître du monde (1904), où le véhicule « satanique » de Robur filant à 250 km/h vient semer terreur et stupéfaction dans le public, même si, remarque ironiquement le narrateur, les accidents mortels dans les rallyes automobiles sont « un détail qui n’a pas grande importance dans cet étonnant pays d’Amérique ». Verne a, semble-t-il, ressenti même un certain agacement à l’égard de l’automobilisme et de la culture sportive qui a accompagné son avènement. « On va, a-t-il déclaré, à tant de kilomètres plus vite que le train, mais est-ce un réel progrès […] ? Et tous ces sports auxquels s’adonne aujourd’hui le jeune Français, je trouve cela très déplorable. Il vaut mieux faire des cerveaux que des jambes et des bras forts » [35]. Et s’il a révisé un peu plus tard son jugement sur l’automobile, faisant d’elle « la plus précieuse des inventions », c’est parce qu’il estimait que sa destinée était de lutter contre l’exode rural et la vie dans les gratte-ciel qui menaçaient les siècles à venir [36] ! Il y a donc, non seulement sur la question de l’automobile et du sport, mais sur le plan de ce qui serait une adhésion personnelle à un ethos moderne de la vitesse, de sérieuses divergences entre l’écrivain des dernières années et Marinetti.

Aéroplane

Plus que l’automobile, l’aéroplane devait en bonne logique rapprocher Verne et Marinetti. On sait que le romancier français, qui s’était engagé dès 1863 aux côtés de Nadar pour le « plus lourd que l’air », avait fait montre d’une certaine prescience dans ce domaine. On lui reconnaît d’avoir compris très tôt que les possibilités de vol (non aérostatique) étaient complètement assujetties à la puissance et au poids des moteurs : « Les uns avec des ailes ou des hélices, les autres avec des plans inclinés, imaginent, fabriquent, perfectionnent leurs machines volantes qui seront prêtes à fonctionner le jour où un moteur d’une puissance considérable et d’une légèreté excessive leur sera appliqué par quelque inventeur » [37]. Verne a contourné ces difficultés dans Robur-le-Conquérant (1886) et Maître du monde (1904) en introduisant les fabuleux accumulateurs d’électricité qui permettent d’animer les hélices de l’Albatros et les ailes de l’Epouvante, et ce problème devait trouver un début de solution en 1903 avec les premiers essais de vol motorisés des frères Wright. Bien que légèrement postérieure à ces premières expériences de vol motorisé, l’Epouvante, la machine volante de Maître du monde est encore loin d’un réalisme en la matière. Certains indices donnent à penser que ce roman, tout comme Robur-le-Conquérant,  a eu une influence sur les futuristes. Un de ces indices est le fait que chez Verne, comme chez le premier Marinetti, l’automobile tend vers l’aéroplane. Verne avait commencé Maître du monde avec l’idée d’un « navire poisson oiseau » qu’il jugeait lui-même « absurde » et il l’avait repris en 1903, suite à sa rencontre de René Ransson, membre de l’Aéro-club de Picardie, qui l’avait informé sur les progrès de l’aviation. Le moteur permettant de faire rouler le bolide et d’actionner ses ailes articulées est certes fantaisiste, mais offre une certaine parenté avec l’automobile de Marinetti dont Bergman a bien remarqué qu’elle était affectée d’un « antagonisme double horizontal et vertical », à la fois « ivre d'espace » et « affamée d'horizons et de proies sidérables ». L’automobile futuriste est une voiture volante ou tendant vers le vol [38].

Que le pouls du moteur centuple ses élans !
Hurrah ! Plus de contact avec la terre immonde !...
Enfin, je me détache et je vole en souplesse
sur la grisante plénitude
des astres ruisselants dans le grand lit du ciel ! [39]

Un autre trait qui rapproche Verne et le chef du mouvement futuriste et qui est signalé par Bergman est l’idée d’ailes articulées, qui dotent L’Épouvante aussi bien que Gazourmah, l’oiseau mécanique qu’engendre le héros de Mafarka le futuriste. Dans ce « roman africain » (et pré-roussellien à quelques égards), commencé en 1907 et terminé en 1909, Marinetti a voulu ressusciter dans la forme d’une épopée moderne, le vieux mythe d’Icare, l’homme oiseau enfanté par l’ingénieux Dédale. Reste que son oiseau mécanique aux ailes mobiles (« ses bras tout-puissant peuvent agiter pendant une journée entière des ailes plus vastes que les tentes des Bédouins ») ressemble très singulièrement à celui de Verne et semble se rattacher à une imagerie primitive du vol que la traversée triomphale de la Manche par Blériot, le 25 juillet 1909, devait détrôner en introduisant le principe d’ailes rigides et d’hélices. Quand il écrivit Mafarka le futuriste, cette imagerie était encore flottante. La compétition entre les ballons et les différents appareils volants « plus lourds que l’air » avait certes été réglée en théorie depuis 1861 et la fameuse querelle du « plus lourd que l’air » qui avait opposé Verne et Nadar aux aérostiers, mais elle devait demeurer pour quelques années encore une réalité des aéro-clubs pour battre encore son plein pendant la guerre de 1914-18. Dans Robur le Conquérant, Verne avait librement transposé cette querelle dans la dispute qui opposait Robur aux membres incrédules du Weldon-Institute. On trouve une preuve nette que Marinetti s’était référé à cette polémique dans le dialogue de Mafarka avec les « Brises narquoises » : « Tu ne pourras jamais voler au ciel, ô bel amant trop lourd. — Mon poids me permettra de garder mon équilibre » [40]. Dans son roman, Verne avait discuté en détail des avantages et des inconvénients des trois grandes familles d’appareils volants plus lourds que l’air : « les hélicoptères ou spiralifères, qui ne sont que des hélices à axes verticaux, […] les orthoptères, engins qui tendent à reproduire le vol naturel des oiseaux » et « les aéroplanes, qui ne sont, à vrai dire, que des plans inclinés […] mais remorqués ou poussés par des hélices horizontales » (ch.6). Parmi ces trois principes, Robur avait choisi les « saintes hélices » et son appareil fabuleux se conformait finalement assez bien à l’idéal d’autolocomotion aérienne que Nadar se représentait en l’espèce d’« une locomotive glissant dans les airs sans déraillements possibles […] et faisant le tour du globe en quelques enjambées fantastiques » [41]. Malgré ce choix d’hélices, Verne restait fixé sur l’orthoptère puisque, d’une part, il avait donné au navire de Robur le nom d’un oiseau, l’Albatros — nom qui se trouvait être aussi celui de la barque volante (en forme d’oiseau) inventée par Jean Marie Le Bris en 1857 — et que, d’autre, part, il abandonna plus tard les hélices pour des ailes articulées dans Maître du monde. La tension entre ces deux principes du vol était très forte depuis Leonard de Vinci qui avait à la fois découvert le principe de la « vis aérienne » qui allait déboucher sur l’invention de l’hélicoptère par Ponton d’Amécourt et La Landelle, et réfléchi à des systèmes, inspirés de l’anatomie des chauve-souris, permettant à l’homme de se « maintenir dans les air par le moyen d’ailes battantes ». À l’époque où il écrivit Mafarka le futuriste, Marinetti était plutôt du « clan de l’oiseau », alors que son premier manifeste de février 1909 devait évoquer « les aéroplanes dont l’hélice a des claquements de drapeau », avant qu’il ne promeuve l’hélice au rang de muse lui inspirant le Manifeste technique de la littérature futuriste (« Voilà ce que m’a dit l’hélice tourbillonnante […] », 1912).

Marinetti a investi l’hélice de toutes sortes de significations héroïques et allégoriques. Ce trait rappelle moins Verne que Nadar qui dans ses Mémoires du Géant s’exclamait : « C’est l’hélice ― La « Sainte Hélice! » […] qui va nous emporter dans l’air ; c’est l’hélice qui entre dans l’air comme la vrille entre dans le bois, emportant avec elles, l’une son moteur, l’autre son manche » [42]. Il ne fait aucun doute que Marinetti a lu ce texte et on retrouve à plusieurs reprises cette image de la « vrille » dans le Monoplan du pape (1912). Dans ce roman, où le narrateur est le pilote et le pape, un passager indésirable promené au dessus du corps « puant » de l’Italie avant d’être jeté comme une poubelle dans l’Adriatique, l’image de la vrille de Nadar est omniprésente, mais détournée pour représenter la lutte contre le passé :

Tournoyante hélice épouvantable,
Je suis fondu avec mon monoplan,
Je suis la vrille colossale
Qui perce l’écosse pétrifiée de la nuit
Plus fort ! Toujours plus fort ! Il faut creuser en rond
Profondément dans cette fibre momifiée par les âges.
[…] Hélice ! Forte hélice de mon cœur monoplan,
Formidable vrille enthousiaste et volontaire,
Ne sens-tu pas craquer les ténèbres exécrables sous ton effort perçant ? [43]

Marinetti devait toutefois mener sa réflexion sur l’aéroplane et l’hélice dans une direction différente de celle de Verne et de Nadar, en assignant au vol un rôle de fondation d’une nouvelle ère futuriste, faite de surprises et de nouveautés perpétuelles, échappant aux déterminismes d’une histoire statutairement « plagiaire », condamnée à la reproduction du passé. Décontaminé de l’espace euclidien et du sol « vieux », l’aéroplane a ainsi été célébré par les futuristes en tant qu’« expression d'un absolu détachement du passé » (Lista). « J’ai reconquis mon courage massif / Depuis que mes deux pieds végétaux / ne pompent plus le suc conservateur de la peur / dans la terre prudente ! », s’exclame ainsi le pilote du Monoplan du Pape [44]. Ce caractère fondateur et structurant de l’aéroplane dans la doctrine futuriste peut expliquer que Marinetti ait accordé une place importante à Léonard de Vinci qui, d’une part, avait inventé le principe de la vis aérienne et imaginé des machines volantes inspirées de ses études sur le vol des oiseaux et qui, d’autre part, voyait dans le faux, la copie et le plagiat le principe de la « mort de tout » [45]. Pour autant, on ne voit guère comment Verne et Nadar, qui avaient popularisé le « plus lourd que l’air » et qui étaient les deux grandes figures « modernes » de ce débat, ont pu être omis par Marinetti autrement qu’à dessein. En créant autour du « plus lourd que l’air » ce qui fut peut-être la première avant-garde (une « Société d’hommes d’intelligence et de bien » érigée contre la « poltronnerie française » [46]), en faisant de l’hélice un emblème de la modernité, en inventant la photographie aérienne et en prônant un nouveau rapport — vertical — à l’espace, tout en investissant l’espace public par toutes sortes de bruyantes proclamations (« Et vive l’hélicoptère !), Nadar apparaît rétrospectivement comme un évident précurseur du futurisme, voire du tapage marinettien. Son double bagage de théoricien et de technicien, ses expériences de vol et sa posture « apostolique », l’inscrivent à l’évident point de départ de cette religion du « Dieu avion » (Apollinaire) et de cette lignée d’aviateurs théoriciens (dont Marinetti lui-même) qui allaient inventer l’aéropeinture et le théâtre aérien. Nous avons d’ailleurs un indice que ces correspondances étaient connues des futuristes par un roman de Paolo Buzzi, L’Ellisse e la Spirale ― film + Parole in libertà (1915), que Bergman a cité dans son étude. Dans ce roman à clé, Marinetti était représenté par le personnage de Naxar, nom qui serait formé, selon Bergman, à partir de celui du personnage Arronax dans Vingt mille lieues sous les mers et de celui de Nadar, dont Verne avait lui-même tiré l’anagramme Ardan qui forme le nom du héros de Autour de la Lune et De la Terre à la Lune. Ces rapprochements sembleraient indiquer que Verne et Nadar avaient bien une place dans le mouvement, mais implicite, en tant que « crypto-futuristes ». Rien d’ailleurs dans tout cela de bien mystérieux, si l’on considère que Marinetti voulait assurer l’essor du futurisme sur des bases latines et méditerranéennes et guettait chaque occasion de se délester du lourd bagage intellectuel de la France et de l’Allemagne [47]. Ce nationalisme explique très bien qu’il ait éclipsé Verne et Nadar de sa théorie du vol, en leur substituant Léonard de Vinci, figure imposante de l’aéronautique et du génie technique italien.

Accélération de la pensée

Bergman ne semble pas avoir soupçonné la possibilité d’un rapport conflictuel de Marinetti à Verne. Il a attribué le silence de Marinetti sur l’écrivain français et sur Morasso à la peur d’une accusation de plagiat, mais cet argument vaut en fait surtout pour Morasso, dont on s’accorde effectivement à penser qu’il fut un des principaux théoriciens du mouvement futuriste [48], alors que la proximité de Verne et du futurisme est beaucoup moins nette. L’influence de l’écrivain français sur Marinetti semble s’être plutôt traduite par un processus d’opposition et de divergence, pour des raisons qui tiennent à la fois à la personnalité de Marinetti et à une forme d’omerta sur l’écrivain français dictée par un parti-pris nationaliste, mais aussi, plus simplement, à la relative tombée en désuétude des Voyages extraordinaires après 1900. Presque un demi siècle sépare la publication du premier Voyage extraordinaire (1863) du premier manifeste du futurisme (1909). Dans les années 1910, la banalisation de techniques comme l'aviation, l'automobile, les télécommunications, l'éclairage à électricité, avait recouvert d’un épais voile de poussière les voyages en ballon, les machines à vapeur et tout cet attirail d'invention des Voyages extraordinaires que, quelques décennies plus tôt, l'on avait à peine osé entrevoir comme des prophéties de l’avenir. Entretemps, Verne avait accompli sa descente dans l’enfer du livre pour les enfants où sa place n’était d’ailleurs même plus vraiment assurée. En 1910, un chroniqueur de Ciné journal, Paul Acker, décrivait ainsi les attentes de la nouvelle génération :

Eux [les enfants], ils s'ingénient à établir une station de télégraphie sans fil, ils s'évertuent à construire un aéroplane biplan ou monoplan ; ils s'efforcent de trouver un moteur léger ; la mécanique n'a pas de secrets pour eux : à leur âge, c'est effrayant, à moins que ce ne soit admirable. Leur héros, leur héros idéal, ce n'est plus le héros de roman de Jules Verne, le capitaine de quinze ans qui s'enfonce dans l'Afrique sanguinaire […]. C'est l'aviateur, c'est le chauffeur, c'est le champion. [49]

Sensible chez des enfants en 1910, à quel point ce constat de désuétude devait-il être aigu dans les mêmes années chez des futuristes qui avaient lu Verne dans leur jeunesse, mais qui s’adonnaient désormais à la « modernolâtrie » (Boccioni) en encensant tous les objets fonctionnels de la vie moderne. D’un point de vue futuriste, Verne n’avait pas compris la révolution du téléphone, du phonographe et du cinématographe, pas plus que celle de l’automobile, de l’aéroplane ou du sport. Il ne les avait pas compris au sens que les futuristes donnèrent à ces inventions, comme complet « renouvellement de la sensibilité humaine », du sens de la vie et du monde, et comme apport de nouvelles simultanéités [50]. Il est vrai qu’il ne pouvait les comprendre ainsi, parce qu’il ne disposait pas des nouveaux codes de rupture, exclusifs et radicaux, par lesquels devaient s’affirmer l’idée de modernité et l’esprit d’avant-garde en France et en Italie dans les années 1900-1910. D’une certaine façon, les deux époques n’obéissaient pas au même « régime d’historicité » (Hartog [51]), aux mêmes modes d’articulation des trois catégories du passé, du présent et du futur, ou en tous les cas, le futurisme, comme l’Esprit nouveau se voulaient avant tout des formulations bruyantes d’un renouveau complet de la perception et de la perspective du temps. Il est significatif à cet égard que Mario Morasso, à qui l’on prête l’invention de ce culte de l’automobile et de la modernité futuriste, ait fait à diverses reprises l’éloge de Verne. Morasso considérait l’écrivain français comme le maître absolu de l’anticipation (devant Wells), encore qu’il le jugeait inférieur en imagination et en imprévu à ce que le présent — en l’occurrence l’automobile, la « vie du moteur » et le « spectacle de l’énergie » — venait offrir [52]. Cet angle de réception nous donne une idée sans doute très fidèle du prisme à travers lequel les futuristes ont pu regarder l’œuvre de Verne, œuvre d’anticipation, dans la continuité des grandes utopies, dans laquelle manquait par définition cette adhésion inconditionnelle, émerveillée et exclusive au présent et au futur immédiat. Verne n’a pas complètement ignoré ces questions quand il déclarait à son ami Charles Lemire, « tout ce que j’invente, tout ce que j’imagine restera toujours au-dessous de la vérité, parce qu’il viendra un moment où les créations de la Science dépasseront celles de l’imagination » [53], mais s’étant fait en quelque sorte une spécialité de l’avenir, tout en restant campé sur une critique de la science et de la technique, on ne trouve pas chez lui traces de ce culte du présent et de l’action immédiate au nom duquel Marinetti devait rejeter en bloc la littérature d’anticipation :

Le Futurisme n'est pas et ne sera jamais prophétisme […] On ne peut deviner le futur proche sauf si l'on y participe en vivant toute la vie. De là notre violent et obsédant amour pour l'action. Nous sommes les futuristes de demain et non d'après-demain. Nous voyons bien où nous allons aboutir, mais nous chassons systématiquement de notre esprit ces visions, presque toujours anti-hygiéniques, parce que nées presque toujours d'un état de découragement... Action ! Gare à celui qui s'arrête ou recule, pour désavouer, discuter ou rêver ! [54]

En tant qu’auteur de romans qui comportaient une part d’anticipation — les plus célèbres d’entre eux du moins —, Verne ne pouvait qu’appartenir à la classe des prophètes, des visionnaires ou des rêveurs qui reportaient des possibilités de changement à un futur lointain. Et si cette charge de Marinetti ne visait pas explicitement Verne, elle visait bien une catégorie de livres auxquels on associait en priorité l’écrivain français.

C’est notamment à cause de cette fixation futuriste sur le présent, que Bergman conclut que « Marinetti [n’a pu] donc trouver que peu de choses chez Jules Verne » et beaucoup plus chez des auteurs de sa génération adeptes de l’automobile, comme Morasso ou d’Annunzio. En même temps, cette focale sur le présent est trompeuse et ne peut prétendre oblitérer un débat sur la vitesse qui avait déjà traversé tout le XIXe siècle, produit des ruptures ou des sentiments de rupture temporelle très similaires et déchainé bien des querelles d’anciens et de modernes. Avant l’invention du moteur à essence, c’est à la machine à vapeur et au chemin de fer que fut dévolu ce rôle de bouleversement, rupture d’époque dont Benjamin Gastineau s’était fait le témoin dans La Vie en chemin de fer :

Avant la création des chemins de fer, la nature ne palpitait plus : c'était une Belle-au-bois-dormant, une froide statue, un végétal, un polype ; les cieux mêmes paraissaient immuables. Le chemin de fer a tout animé, tout mobilisé. […]Beautés et laideurs des civilisations mortes ou entrain de mourir, courtisanes et saintes, héroïsmes et bassesses sortent de leur suaire pour demander une approbation, une larme ou un sourire au voyageur spectateur du wagon. La brillante palette du chemin de fer peint la vie universelle dans toutes les manifestations ridicules ou sublimes […] [55].

Verne était à sa manière également un acteur de ce renouveau esthétique et ses romans nous montrent qu’il a été un observateur très attentif du chemin de fer et des transports de son époque et des nouvelles sensations procurées par la vitesse qui leur étaient associées. C’est, par exemple, dans Le Tour du monde en quatre-vingt jours, le train qui, doit passer coûte que coûte sur le pont délabré de Medicine Bow et « sauter » littéralement d’une rive à l’autre : « On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier, marchant avec une rapidité de cent milles à l’heure, ne pesait plus sur les rails. La vitesse mangeait la pesanteur » (ch. 28). C’est, dans De la Terre à la Lune, le « boulet » permettant de se déplacer à une vitesse cent fois supérieure à celle des trains et des chevaux les plus rapides et qui fait prononcer à Ardan au meeting de Tampa-town son beau discours sur l’abolition de la distance et la mise en service prochaine des trains de projectiles lunaires (ch. 19) [56]. Dans Autour de la Lune, une fois domptée l'« effrayante poussée de cette vitesse initiale de onze mille mètres qui eût suffi à traverser Paris ou New York en une seconde » (ch. 2), la vitesse devient spectacle et source d’une intense jubilation pour les passagers du boulet, en particulier dans toute la section du roman où ces derniers survolent la région australe de la Lune et voient les sommets défiler sous leur pied « comme s'ils eussent été entraînés au souffle d'un ouragan » (ch. 17). La vitesse, c’est aussi et surtout un passage de Vingt mille lieues sous les mers, où est décrite la formidable poussée du submersible jeté dans la pente du tunnel du canal de Suez :

Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme une flèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour résister, battait les flots à contre-hélice. Sur les murailles étroites du passage, je ne voyais plus que des raies éclatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracés par la vitesse sous l’éclat de l’électricité. Mon cœur palpitait, et je le comprimais de la main (t. 2, ch. 5).

Fier à bon droit de cette description, Verne a jugé bon d’en placer une similaire dans l’épisode où le Nautilus traverse à grande vitesse un tunnel de glace près du pôle Sud :

Tous les éclats tranquilles des murailles de glace s’étaient alors changés en raies fulgurantes. Les feux de ces myriades de diamants se confondaient. Le Nautilus, emporté par son hélice, voyageait dans un fourreau d’éclairs (t. 2, ch. 15).

On pourrait multiplier de tels recoupements dans l’œuvre de l’écrivain français où la vitesse a un fort pouvoir excitant et jubilatoire. Comme chez Marinetti, ces nouvelles extases de la vitesse des Voyages extraordinaires, venaient contrarier le conservatisme, représenté en l’occurrence par les romantiques et un club d’allergiques au train, à la vitesse et à la ligne droite, dont Alfred de Vigny s’était fait le porte-parole véhément dans « La maison du berger » :

Evitons ces chemins. - Leur voyage est sans grâces,
[…]Ainsi jetée au loin, l'humaine créature
Ne respire et ne voit, dans toute la nature,
Qu'un brouillard étouffant que traverse un éclair.
[…]La distance et le temps sont vaincus. La science
Trace autour de la terre un chemin triste et droit.
[…]Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,
Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul silencieux et froid. [57]

On trouve chez Marinetti des traces de cette querelle du chemin de fer dans la critique qu’il a faite de John Ruskin. Dans les pas de Morasso (L’Impérialisme artistique, 1903), Marinetti s’en est pris à Ruskin à qui il reprochait son « idéologie lymphatique […] avec son rêve maladif de vie agreste et primitive ; […] sa haine de la machine, de la vapeur et de l’électricité » [58]. Au sujet du train, Ruskin avait notamment déclaré que « le voyage dev[enait] abêtissant à proportion exacte de sa vitesse » [59] et « transformait l’homme en paquet vivant » [60].

Il est indifférent que votre tête soit pourvue d'yeux, que vous soyez aveugle ou que vous dormiez, il est indifférent que vous soyez intelligent, que vous soyez bête, ce que vous pourrez appréhender, dans le meilleur des cas, du pays que vous traversez, c'est sa structure géologique et sa surface générale [61].

D’une certaine façon, Verne a mis en scène cette « indifférence » du voyageur de Vigny et de Ruskin dans le personnage « myope » et froid de Fogg (littéralement « brouillard ») du Tour du monde en quatre-vingts jours, mais pour s’en amuser et l’assumer, car l’écrivain était fondamentalement du côté moderniste. Dans Claudius Bombarnac (1893), il a développé sa pensée au cours de l’amusant dialogue où Bombarnac, quelque peu irrité de la vitesse trop modérée des trains en Chine, se voit répondre par son voisin Pan-Chao : « Que voulez-vous ? [..] vous ne changerez pas et rien ne changera le tempérament des Célestes. Comme ils sont conservateurs à l’excès, ils conserveront cette vitesse, quels que soient les progrès de la locomotion » (ch. 23). Rien de très nouveau ou de très « futuriste », dira-t-on, dans cette association de la lenteur au conservatisme, laquelle nous renvoie à la vieille querelle du train et aux prises de position anti progressistes des romantiques, que Verne avait gentiment ridiculisées dans Kéraban-le-Têtu (1883) et dans son héros ferroviphobe refusant de voyager autrement qu’en chaise à porteurs. Plus intéressante, toujours dans Claudius Bombarnac, une notation où Verne a attribué à la vitesse des transports un pouvoir d’association et d’accélération de la pensée.

Les idées d'un homme, lorsqu'il est à cheval, diffèrent des idées qui lui viennent à pied. La différence est plus notable encore, lorsqu'il voyage en chemin de fer. L'association des pensées, le caractère des réflexions, l'enchaînement des faits, en s'opérant sous son crâne, ont une rapidité égale à celle du train. On « roule » dans sa tête, comme on roule dans son wagon. Aussi je me sens en une disposition d'esprit particulière, désireux d'observer, avide de m'instruire, et cela avec une vitesse de cinquante kilomètres à l'heure. C'est ce taux kilométrique que notre train doit conserver à travers le Turkestan pour tomber à une moyenne de trente, quand il parcourra les provinces du Céleste Empire (ch. 6) [62].
 

L’idée qu’une augmentation de la vitesse mécanique augmenterait celle de la pensée est une idée moderniste. Elle s’oppose notamment à la thèse que Thomas de Quincey avait exposée dans La Malle-poste anglaise selon laquelle le sentiment d’augmentation de la vie (magna vivimus) ne pouvait pas être le « produit des mécanismes aveugles et insensibles » du train à vapeur, mais du sentiment de lutte et de continuité immédiate de l’homme avec la « plus noble des bêtes », le cheval. Dans le Manifeste technique de la littérature futuriste Marinetti a réalisé une synthèse assez déroutante de ces idées puisqu’il a transféré sur « la vie du moteur, cette nouvelle bête instinctive », une forme d’« amitié » très semblable à celle qui unit chez de Quincey l’homme et le cheval. Reste qu’il a exprimé dans La Nouvelle religion - Morale de la vitesse (1916) des idées sur l’accélération et l’augmentation de la pensée étonnamment proches de celles que Verne avait exposées dans Claudius Bombarnac :

Une grande vitesse d’automobile et d’aéroplane permet d’embrasser et de confronter rapidement divers points éloignés de la terre, c’est-à-dire de faire mécaniquement le travail de l’analogie. Qui voyage beaucoup acquiert mécaniquement de l’intelligence, rapproche les choses distantes en les regardant synthétiquement et en comparant l’une avec l’autre […].

On ne sait pas si Marinetti avait lu Claudius Bombarnac. C’est très probable, mais dans cette question qui touchait finalement aux précurseurs du simultanéisme, chaque avant-garde fit prévaloir l’esprit national, voire le chauvinisme le plus étriqué. Il est amusant à cet égard que Jean Epstein, à propos non plus de train, mais de cinéma et de littérature « cinétique », ait voulu s’approprier quelques années plus tard cette « Esthétique de rapidité mentale » et en déposséder Marinetti et le peuple italien, taxés de « lenteur de pensée » [63]. Il est tout à fait établi, en revanche, que Cendrars avait lu Claudius Bombarnac, puisqu’il l’avait cité dans La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France. D’une certaine façon, tout le poème de Cendrars, ce grand « orage sous le crane d’un sourd », est un développement de la sentence bombarnacienne qui veut qu’« on « roule » dans sa tête, comme on roule dans son wagon ». Cependant là ou Verne parlait simplement d’une augmentation des « associations de pensées », sans expliciter ces associations, on est passé chez Cendrars à un relevé d’« images-associations » qui se succèdent librement au gré de la mémoire et de l’imagination du poète et des rythmes d’accélération et de décélération d’un train reliant Paris et Kharbine. De même, chez Marinetti la vitesse stimule l’ « analogie », c’est-à-dire, la faculté de rapprocher des images ou des objets distants de la pensée. C’est Octave Mirbeau, dans La 628-E8 — oeuvre qui a été reconnue par Marinetti comme une de ses sources —, qui avait le premier entrevu ces nouvelles interactions de l’automobile et de la vitesse avec les états d’âme intérieurs et la mémoire involontaire :

Est-ce bien un journal ? Est-ce même un voyage ?  N’est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des  impressions, des récits, qui, le plus souvent, n’ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, et que font naître  ou renaître en moi, tout simplement, une figure rencontrée, un paysage entrevu, une voix que j’ai cru entendre chanter ou pleurer dans le vent ? Mais est-il certain […] que j’aie vu, ici ou là, de mes yeux vu, ce paysage, à qui je dois telles pages d’un si brusque lyrisme, et qui, tout à coup — par suite de quelles associations d’idées ? —, me fit songer au botanisme académique de M. André Theuriet ? […] Je n’en sais rien. L’automobile a cela d’affolant qu’on n’en sait rien, qu’on n’en  peut rien savoir. L’automobile, c’est le caprice, la fantaisie, l’incohérence, l’oubli de tout... […] L’automobile, c’est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c’est le vertige [64].

Mirbeau soignait sa neurasthénie par des promenades en automobile, mais comme celles-ci excitaient aussi tous ses nerfs, il avait associé la vitesse à une nouvelle « maladie mentale » :

Il faut bien le dire — et ce n’est pas la moindre de ses curiosités —, l’automobilisme est une maladie, une maladie mentale. Et cette maladie s’appelle d’un nom très joli : la vitesse. [...] Non pas la vitesse mécanique qui emporte la machine sur les routes, à travers pays et pays, mais la vitesse en quelque sorte névropathique, qui emporte l’homme à travers toutes ses actions et ses distractions… Il ne peut plus tenir en place, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient de repartir dès qu’il est arrivé quelque part, en mal d’être ailleurs, sans cesse ailleurs, plus loin qu’ailleurs… Son cerveau est une piste sans fin où pensées, images, sensations ronflent et roulent, à raison de cent kilomètres à l’heure ; cent kilomètres, c’est l’étalon de son activité. Il passe en trombe, pense en trombe, vit en trombe. La vie de partout se précipite, se bouscule, animée d’un mouvement fou, d’un mouvement de charge de cavalerie, et disparaît cinématographiquement, comme les arbres, les haies, les murs, les silhouettes qui bordent la route. [65]

Ce passage de la 628-E8 est intéressant puisqu’on y retrouve des idées très voisines de celles de Claudius Bombarnac sur la vitesse mécanique et l’accélération de la pensée, mais associées à une forme d’excitation nerveuse qui se traduit chez Mirbeau par l’oubli de soi et un désir de fuite constante vers l’ailleurs. Chez Mirbeau, la vitesse automobile est maladive, mais cette maladie nouvelle donne le change à une neurasthénie reliée au grand mal qui avait emporté tous les écrivains décadentistes et que Paul Bourget avait défini comme « une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de tout effort ». On sait que Bourget avait attribué l’origine de ce mal à la conscience d’« arriv[er] trop tard dans une civilisation vieillissante » [66], conscience qu’avait eue Baudelaire et dont s’étaient enorgueillis ses continuateurs décadentistes. Contrecoup de la guerre de 1870 et du sentiment de la défaite, le syndrome « fin de siècle » avait pris la forme d’une panne de régime d’historicité et d’un sentiment d’engluement dans le temps, dont il semblait que plus rien ne devait sortir de nouveau. Dans ce contexte particulier, il semble que Verne se situait du côté de la morale bourgeoise et républicaine, où l’on exaltait les valeurs de courage, d’effort et d’action et où l’on condamnait Bourget, Bloy, Villiers et Huysmans, tous coupables de diffuser dans la jeunesse le venin de leur pessimisme démoralisateur, coloré de beautés exténuées et anémiques. Verne avait même livré une critique en règle du dilettantisme « fin de siècle » dans Le Château des Carpathes à travers l’histoire du baron Rodolphe de Gortz, un « dilettante » meurtrier et adepte du phonographe, emmuré dans sa forteresse, récit qui mettait en scène sous une forme caricaturale la névrose et la compulsion morbide de l’auteur de L’Ève future et peut-être surtout du « Convive des dernières fêtes » (Contes cruels). Pour autant, le prologue du Château des Carpathes plantait la perspective pessimiste d’une fin de l’histoire (« Nous sommes d'un temps où tout arrive — on a presque le droit de dire où tout est arrivé »), redoublée d’une certaine façon par la thématique du phonographe voué à la reproduction et à la répétition du passé [67], que Verne, à cette période de sa vie du moins,  semblait partager jusqu’à un certain point avec la génération des écrivains décadentistes. Il est significatif à cet égard que ce soit non pas Verne, qui s’était naguère distingué par son enthousiasme technologique, mais Mirbeau, soit l’auteur peut-être le plus « atteint » par ce symptôme fin de siècle (qui débouchait même chez lui sur l’appel au meurtre et à l’inceste comme fondement moins d’un nouvel ordre social que d’un nouvel ordre du temps), qui se soit saisi de l’automobile et de la vitesse comme thème de la modernité. Il en est ainsi parce que l’automobile est venue apporter à Mirbeau une solution totalement imprévue et providentielle à un problème dont les enjeux se posaient chez lui en termes vitaux et existentiels. Chez Mirbeau, la vitesse « énerve », tend le pilote comme un ressort, mais elle lui ouvre aussi de nouveaux territoires de sensations et de « volupté cosmique », tout en suspendant le travail mortifère de la névrose qui reste, malgré ses excès, la condition finalement « normale » du « moi », comme des sociétés et des civilisations ici-bas, comme du présent qui restait toujours le produit d’une forme de domination du passé. C’est Mirbeau qui a pensé ce pouvoir de disjonction de la vitesse, que Marinetti a ensuite appliqué à ses automobiles volantes puis à ses aéroplanes décollant du vieux sol de la peur. Chez ces deux auteurs, la vitesse a eu la signification d’une brèche dans une temporalité perçue comme indistincte et d’un décollage du « moi » des déterminismes socio-historiques assimilés aux mécanismes de répétition de la névrose. Chez ces deux auteurs, la vitesse induit une tension continue vers l’avant, sans arrêt ni retour possible en arrière, parce que les forces du passé et de la sensibilité sont toujours actives et guettent la moindre occasion de tout ramener au néant, au non-héroïque, à l’inaction et à la paralysie. D’où le caractère terrifiant de l’automobile mirbellienne qui est l’« Élément qui passe » oblitérant tous les « sentiments humanitaires », la « belle Force aveugle et brutale qui ravage et détruit » :

N’est-ce pas la chose la plus déconcertante, la plus décourageante, la plus irritante que cette obstination rétrograde des villageois, dont j’écrase les poules, les chiens, quelquefois les enfants, à ne pas vouloir comprendre que je suis le Progrès et que je travaille pour le bonheur universel?
— Place ! Place au Progrès ! Place au Bonheur !
Et pour bien leur prouver que c’est le Bonheur qui passe, et pour leur laisser du Bonheur une image grandiose et durable, je broie, j’écrase, je tue... Je terrifie ! [68]

Tous ces éléments du texte de Mirbeau seront remis en scène par Marinetti dans « La mort tient le volant » et surtout dans le premier Manifeste du Futurisme où l’automobile meurtrière écrase les chiens de gardes et les cyclistes avant de finir par se flanquer dans un fossé d’usine, épisode qui correspondra avec celui de la naissance du surhomme futuriste.

Si Verne n’a pas investi personnellement la machine de ces connotations meurtrières et est resté finalement tributaire d’une vision romantique et « sentimentale », il avait, malgré tout, bien pressenti que la vitesse amenait à une forme de coupure temporelle et à un dépassement vers un état de surnature. Il est intéressant que, transi par la traversée du Nautilus d’un long tunnel de glace, dans le passage de Vingt mille lieues sous les mers signalé plus haut, Conseil se fasse cette réflexion : « Quand nous reviendrons sur terre, […] blasés sur tant de merveilles de la nature, que penserons-nous de ces misérables continents et des petits ouvrages sortis de la main des hommes ! Non ! Le monde habité n’est plus digne de nous ! » (t. 2, ch. 15). On est là au plus près des idées de Marinetti sur des expériences de vitesse et d’assimilation à la machine qui impliquaient une transformation du rapport au monde et une sorte d’exil sans retour dans la technique [69]. Exilés de la terre et du passé, faisant complètement corps dorénavant avec leurs machines, Nemo et Robur préfigurent ces nouveaux exilés intérieurs que seront pour Morasso et Marinetti les pilotes d’avion et d’automobile de course. Chez Morasso, ces nouveaux moyens de locomotion, dans leur usage individuel et excessif, réalisaient l’« égoarchie », c’est-à-dire l’affirmation de la puissance et de la totale liberté de l’individu [70]. Certains romans de Verne ont précédé ces conceptions, même si l’égoarchie, en partie réalisée par certains personnages atteints d’excès de volonté et associée à des états de surpuissance, comme Nemo et Robur, sont des contre-modèles et expriment des tendances anarchisantes et transgressives qui sont sévèrement réprimées dans le récit.

Accords et différends

Marinetti et Verne ont en commun d’avoir réalisé des grandes synthèses des idées de leur époque. Les fils qui relient leurs pensées sont nombreux, mais souvent indirects et lointains, parce qu’ils suivent les lois capricieuses de la circulation des idées, ce qui rend difficile de délimiter l’influence que Verne a pu exercer sur Marinetti, a fortiori parce que ce dernier a cherché à en dissimuler toutes les traces. L’étude du thème de la vitesse chez les deux auteurs montre de fortes convergences, voire même des « germes de futurisme » chez Verne, mais aussi un processus de transformation de cet héritage, qui n’est pas nécessairement spécifique à Marinetti et au futurisme. Plus généralement, par delà des objets techniques comme l’automobile et l’aéroplane, ou des notions comme la vitesse, Verne et Marinetti se sont tantôt rapprochés, tantôt éloignés, autour de leurs conceptions de la machine et des rapports homme-machine, thème central de leurs écrits. On sait que, dans ce domaine, Marinetti a défendu les idées les plus audacieuses, puisqu’il a voulu supprimer la frontière homme-machine pour affirmer une sorte de devenir héroïque et inorganique de l’homme :

Par l’intuition, nous briserons l’hostilité apparemment irréductible qui sépare notre chair humaine du métal des moteurs. Après le règne animal, voici le règne mécanique qui commence ! Par la connaissance et l’amitié de la matière, dont les savants ne peuvent connaître que les réactions physico-chimiques, nous préparons la création de l’homme mécanique aux parties remplaçables. Nous le délivrerons de l’idée de la mort, et partant de la mort elle-même, cette suprême définition de l’intelligence logique. [71]

Verne est resté très en deçà de ces formulations sur le règne mécanique et il n’a nullement promu l’idée de transformations corporelles par la technologie. Cette idée n’était pas absolument absente de son esprit, puisqu’elle émergeait dans L’Ève future où l’androïde avait acquis une certaine autonomie (par rapport à des conceptions plus classiques d’automates), mais elle n’emportait ni son adhésion ni sa crédulité, si l’on en juge par la charge qu’il avait cherché à lui porter dans le Château des Carpathes. Sur un autre plan, Verne avait formidablement réussi et marqué les esprits en diffusant dans certains de ses personnages, sous les dehors de la manie ou de la lubie, une pulsion d’ordre purement mécanique et abstraite, qui n’arrivait à se satisfaire que dans une dynamique de mouvement géographique : vitesse (Fogg), attraction magnétique vers le pôle (Hatteras) ou vers le feu central (Lidenbrock), amour de la ligne droite, mouvement vertical, etc. Certes, les grands maniaques de Verne ne sont pas des hommes-machines, mais ils y tendent parfois, par une pulsion mécanique inscrite dans leur physiologie, qui les dépasse et fait office chez eux de volonté. Un autre aspect sur lequel Verne et Marinetti sont proches est le fait que les rapports homme-machine ont exclusivement place chez eux dans un univers masculin. Les héros technophiles des Voyages extraordinaires sont toujours des hommes et des célibataires qui investissent leur libido dans une machine « femelle », perçue d’ailleurs souvent comme un ventre, une « caverne adorable » (Barthes), voire même un habitacle très confortable. L’homme et la machine réalisent un monde heureux et auto-suffisant où la procréation — sinon la femme — n’occupe aucune place. Ce fait ne soulève jamais l’ombre d’une question chez Verne, bien qu’il soit évidemment très intriguant. Le monde technologique de Marinetti est marqué par la même exclusion de la femme et de la procréation, sauf que cette exclusion y fait l’objet d’une réflexion beaucoup plus explicite et aboutie. Giovanna Zapperi a ainsi bien montré que les écrits de Marinetti sur la technologie sont parcourus d’un « érotisme trouble » et que tantôt « la technologie [y] est érotisée comme une femme qu’il faut soumettre au désir masculin », tantôt elle apparaît comme un « attribut du surhomme futuriste » [72]. Dans les deux cas, écrit Zapperi, « l’interaction entre le corps humain et la machine s’inscrit dans un système rigide d’autorité et de subordination dans lequel le thème de la procréation tient un rôle central, puisqu’il s’agit de maîtriser et de dépasser la nature, et donc le féminin auquel elle est associée ». Ces idées sont explicites chez Marinetti qui les a notamment formalisées dans l’épisode de l’accident de voiture qui ouvre le premier manifeste et où est racontée la « naissance » de l’homme futuriste :

Oh ! Maternel fossé ; à moitié plein d’une eau vaseuse ! Fossé d’usine ! J’ai savouré à pleine bouche ta boue fortifiante qui me rappelle la sainte mamelle noire de ma nourrice soudanaise ! Comme je dressai mon corps, fangeuse et malodorante vadrouille, je sentis le fer rouge de la joie me percer délicieusement le cœur.

Zapperi a très bien commenté ce passage en remarquant que Marinetti avait substitué au ventre maternel, un fossé d’usine rempli de boue industrielle et de résidus métalliques, la sortie de l’eau « marqu[ant] le passage d’un passé organique, placé sous le signe de la féminité, à un avenir dominé par le progrès technique. Le caractère corporel et périssable de la femme est ainsi abandonné pour permettre au sujet de faire une entrée triomphale dans un monde industriel et entièrement masculin ». Sur ce point majeur de l’interaction homme-machine, tout comme sur d’autres points rencontrés dans ces pages, on ne pourra jamais savoir de manière précise de quelle façon les livres de Verne ont pu déterminer Marinetti et contribué à l’édifice du futurisme. Tout se passe comme si Verne avait donné certains thèmes et certaines impulsions, de manière plus ou moins consciente, plus ou moins prophétique, dont Marinetti aurait effectivement hérité, mais pour ensuite creuser sa divergence par un nouvel angle d’approche radical, agressif et transgressif. Ce trait est parfaitement logique si l’on examine leurs crédos technologiques respectifs. Si l’écrivain français avait été le créateur et l’inspirateur de grandes utopies technologiques, une faute que ne pouvait pas lui pardonner Marinetti était d’avoir toujours cherché à mettre des bornes et une mesure à l’industrie humaine et à interposer des limites entre l’homme et la machine. Les grands rêves technophiles des Voyages extraordinaires, sous-marin et machines volantes fonctionnant à l’électricité, île flottante (L’Île à hélice, 1895), « mer saharienne » en plein désert (L’Invasion de la mer, 1905) se voient toujours ruinés in fine par un déchainement providentiel de forces de la nature. À cet égard, la morale qui clôt L’Île à hélice vaut pour tous les livres de Verne :

Et pourtant, – on ne saurait trop le répéter, — créer une île artificielle, une île qui se déplace à la surface des mers, n’est-ce pas dépasser les limites assignées au génie humain, et n’est-il pas défendu à l’homme, qui ne dispose ni des vents ni des flots, d’usurper si témérairement sur le Créateur ?...

Car elle est bien là la morale de Verne et de Hetzel, dans ce prométhéisme mesuré, dans cet enseignement et cette acceptation de limites naturelles et humaines à ne jamais dépasser. Derrière ce rappel à l’ordre classique, se dessine une punition de l’orgueil technologique, dont la robinsonnade vertueuse prenait toujours le contre-pied, avec son rêve sous-jacent d’une régression salvatrice à un âge d’or. L’Île mystérieuse qui a pour thème la disparition et la reproduction de l’objet technique et dont Roland Barthes avait dit justement qu’il était « le contraire d’un roman d’anticipation ; […] un roman de l’extrême passé, des premières productions de l’outil [73] » est sans doute le Voyage extraordinaire qui illustre avec le plus de force ce désir de régression à un âge pré-industriel, à une science et à une technique peu évoluées mais suffisantes. De même, dans Vingt mille lieues sous les mers, le capitaine Nemo a appris « toute la science et les techniques fondamentales de son temps », mais pour choisir la neutralité et l’exil dans le microcosme du Nautilus, afin de ne jamais hâter la marche du progrès. « Votre tort, déclarera ainsi Cyrus Smith à Nemo mourant, est d’avoir cru qu’on pouvait ressusciter le passé et vous avez lutté contre le progrès nécessaire [74]». Rien ne pouvait être plus en contradiction avec les idéaux transgressifs des futuristes et leur confiance dans « le devenir continu et le progrès indéfini, physiologique et intellectuel de l'homme » (Guerre seul hygiène du monde, 1914).

Les analogies hostiles

Bien que Verne ait été laissé à la porte du mouvement futuriste, on a pu voir que ses images fortes, persistantes dans la mémoire de nombreux de ses lecteurs, ont laissé, ça et là, quelques traces dans les écrits de Marinetti. Nous avons vu que Bergman en a relevé quelques unes, dont celle de l’oiseau mécanique engendré par Mafarka. Bergman a également signalé un parallèle entre un chapitre de Mafarka le futuriste, « Le ventre de la baleine », et Vingt mille lieues sous les mers, mais il s’est limité à relever quelques similitudes entre le salon bourgeois du capitaine Nemo (où il joue de l’orgue) et l’atmosphère de certains manifestes [75]. Bergman n’a pas remarqué que l’aquarium de Mafarka décrit dans « Le ventre de la baleine » présentait une ressemblance troublante avec la grotte de L’Île Mystérieuse et du Nautilus :

C’était son père qui avait conçu le plan de ces souterrains prodigieux creusés à même le granit au bas du promontoire. Il avait dirigé lui-même la construction de ce fantastique Ventre de la Baleine, pour y donner rendez-vous à tous ses vassaux et leur offrir en spectacle l’agonie de ses ennemis sous la dent des poissons affamés. […] A droite et à gauche, les parois courbes de la salle étaient formées de glaces de cristal, dont la transparence limpide donnait sur un aquarium colossal qui communiquait avec les profondeurs de la mer par des trappes ingénieuses. Ce bassin étrange était tout rempli de grands poissons qui s’étaient laissé prendre aux appâts, en côtoyant le promontoire, et on les voyait s’agiter furieusement, tous affamés depuis la veille. [76]

L’aquarium de Mafarka est un lieu littéraire des plus bizarres et des plus hybrides, rappelant des lieux de l’enfance : le ventre de la baleine des Aventures de Pinocchio, le salon aux grandes baies vitrées du Nautilus et la grotte de granit de L’Île Mystérieuse qui sert de port au submersible. La musique, le repas, mais surtout la contemplation des espèces marines, qui émaillent le chapitre montre à la fois une volonté de parallélisme avec Vingt mille lieues sous les mers, et de déplacement du motif vernien dans un nouveau cadre orientalisant, « africain », de Mafarka. Au cours de cette nouvelle « cène » futuriste où la musique et la cuisine sont orientales, Mafarka invite ses « fils bien aimés » à s’asseoir autour de son aquarium, afin d’admirer la variété surprenante de ses poissons vénéneux. Ce sont les Ortagorisques, les melettes, les énormes plettognates, les « squales, dont le foie est chargé de poisson », les tetrodontes, les « murènes longues de deux mètres » suivies par les sinancea, « les grands rats de la mer Rouge », procession que ferme le « cortège des scorpoena, effrayés par un énorme artemate de l’océan pacifique ». Impossible évidemment de ne pas voir dans cette description une parodie des célèbres énumérations de poissons de Vingt mille lieues sous les mers. Suit une horrible scène de débauche au cours de laquelle Mafarka livre aux squales deux de ses ennemis, puis deux danseuses, dévorés vivants sous les yeux des disciples (« écarquillez bien vos yeux, car le spectacle sera digne de vos illustres digestions »). L’épisode n’est pas sans évoquer, une fois encore, mais sous la forme d’un cauchemar, la scène de Vingt mille lieues sous les mers où les passagers du Nautilus contemplaient des pêcheurs de perle ou encore des luttes victorieuses contre des requins. Tout se passe comme si, dans « Le ventre de la baleine » Marinetti avait sciemment cherché à surprendre son lecteur en juxtaposant deux imageries contradictoires : l’univers enfantin et merveilleux du capitaine Nemo et de Pinocchio, et celui des festins organisés par Néron dans sa Maison dorée (Suétone, Vie de Néron, XXXI), ainsi que la sinistre piscine où, dit la légende, le féroce empereur livrait ses esclaves à des murènes affamées [77]. C’est du Verne, mais revu à la sauce des Contes cruels.

Un autre texte de Marinetti, Tuons le clair de lune, le second manifeste du futurisme, contemporain de Mafarka le futuriste (1909), est marqué du même sémantisme contradictoire. Dans ce texte, le narrateur et ses disciples partent « pour la pose du grand rail futuriste » en direction de la Lune, en vue de détruire ce symbole vieillot de la littérature et du sentimentalisme romantique et du symbolisme. Bien que ce manifeste vise en premier lieu les symbolistes (« derniers amants de la lune »), il va de soi qu’à l’époque où Marinetti a rédigé ce manifeste, Verne était complètement incontournable en matière de « symbolisme » lunaire (comme en témoigne Méliès). Il avait d’une certaine façon régénéré ce dernier par l’esprit de conquête technique et scientifique qui animait sa trilogie lunaire, mais il avait aussi cherché à préserver sa part de mystère et de romantisme, ne serait-ce qu’en prenant la décision de ne pas faire alunir ses personnages. Plusieurs images du manifeste semblent faire écho à Verne, à commencer par ce grand rail dressé vers la Lune qui nous rappelle cet autre objet hypertrophié qu’est le canon de la Columbiad et les trains de projectiles lunaires imaginés par Ardan. De prime abord, la destruction du clair de lune ne semble pas le sujet du manifeste qui est la glorification du militarisme et de « la guerre seule hygiène du monde » (« La guerre ? Mais oui... Notre seul espoir, notre raison de vivre et notre seule volonté... oui, la Guerre ! Contre vous qui mourez trop lentement et contre tous les morts qui encombrent nos chemins ! »). À y regarder de plus près cependant, on remarque que l’on assiste dans Tuons le clair de lune au renversement de l’argument vernien qui voulait — non d’ailleurs sans une certaine prescience de l’histoire du XXe siècle — que l’expédition lunaire décidée par le Gun Club assure une paix durable entre unionistes et confédérés en permettant la conversion de l’appareil de guerre américain au lendemain de la Guerre de Sécession. Dans le manifeste, c’est comme si au contraire, une fois anéanti le symbolisme lunaire, la Terre pouvait enfin être livrée aux appétits de destruction et d’anarchie d’un nouveau Gun Club représenté par les « artilleurs en goguette » de Marinetti. Toujours dans Tuons le clair de lune, les futuristes décident au début de leurs sanglantes péripéties de libérer les « fous », lesquelles libèrent à leur tour « les fauves des ménageries […] les seuls vivants, les seuls déracinés et les moins végétaux » qu’ils lâchent sur les habitants de Podagra (« goutte aux pieds ») et de Paralysie (allégories de la bourgeoisie et du vieux monde), provoquant un répugnant bain de sang. Difficile encore de ne pas voir ici un écho à l’épisode de L’Île à hélice dans lequel les pirates néo-Hébridiens lâchent une armée de fauves sur les riches habitants de Milliard-City (ch. 6 et 7), lesquels sortent indemnes de cette épreuve en organisant un grand safari. Au fond, chez Verne, la série d’épreuves auxquelles se voit confrontée la société très select des milliardaires jusqu’à la destruction finale de Standard-Island nous instruit sur les malheurs à laquelle expose toute richesse excessive, message finalement très réconfortant pour la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, alors que chez Marinetti, les « bons » sont les bellicistes, les fous, les anarchistes, les pirates, les fauves, et les « méchants », les vieux attachés à leur clair de lune, c’est-à-dire, les bourgeois. Bergman n’a pas du tout établi ces rapprochements, mais a relevé plus généralement dans Tuons le clair de lune l’empreinte du « romanticisme du globe » de Verne. En effet, la théâtralisation du paysage et les descriptions globalisatrices de la terre observée depuis les aéroplanes futuristes rappellent beaucoup les descriptions aériennes de Robur-le-Conquérant et de Maître du monde, et surtout l’état de jubilation et de joie enfantine que suscite le vol dans le texte vernien. On dira que les images de Verne sont innocentes et ne sont pas empreintes du même bellicisme, qu’elles n’ont rien de commun avec celles de la guerre aérienne menée par les futuristes contre les habitants de Podagra et de Paralysie, lesquels finissent traqués et massacrés par les mitrailleuses des aéroplanes futuristes dans la plaine de l’Hindoustan. Cela n’est pas tout à fait exact, car de la même façon, dans Robur-le-Conquérant (ch. 12), L’Albatros vient interrompre le sacre de Bou-Nadi, le roi du Dahomey, en anéantissant son armée royale, dans ce qui apparaît bien comme une des premières mises en scène littéraire d’une guerre aérienne, thème qui sera exploité ensuite, avec l’imagination que l’on sait, par Robida et ses aérocars (Voyages_ööööääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääääää très extraordinaires de Saturnin Farandoul, 1879 ; La Guerre infernale, 1908), le Capitaine Danrit (La Guerre de demain, 1893 ; L’Aviateur du pacifique, 1909) et Wells (La Guerre dans les airs, 1908). Au demeurant, on sent bien tout au long de la lecture de Robur-le-Conquérant la menace de destruction et d’anarchie que son héros laisse planer sur le monde, s’abstenant in extremis de la mettre à exécution, une fois revenu à la sagesse après avoir crevé l’enveloppe du Go Ahead. Dans Tuons le clair de lune, ces scrupules moraux n’ont plus cours et c’est l’anarchie et la guerre qui triomphent, mais dans une mise en scène des plus tendancieuses associant les images d’un carnage aux souvenirs des joies du livre hetzellien.

À l’époque où furent publiés Tuons le clair de lune et Mafarka le futuriste, il existait en France comme en Italie de nombreuses parodies ou pastiches des Voyages extraordinaires. Il était tentant d’écrire de telles parodies, parce que les romans de Verne étaient bien connus et que la satire était donc facilement reconnaissable (calcul dont sut encore très bien tirer parti Méliès au cinématographe). La plus lue et la plus échevelée de ces parodies fut les Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul (1879) d’Albert Robida. Ce roman connut en Italie un énorme succès littéraire avant d’y faire l’objet d’une adaptation cinématographique en 1913 (Marcel Fabre, Ambrosio Film), une production populaire qui fut fort prisée par les futuristes. Chez Robida, les héros de Verne sont devenus les adversaires de Saturnin (la palme du ridicule revenant à Phileas Fogg, avec son harem de 358 femmes), certains éléments de la parodie vernienne (guerre aérienne, armée d’animaux) pouvant bien avoir inspiré Marinetti dans Tuons le clair de lune. Dans cet ordre d’idée, on pourrait prêter à Marinetti le dessein d’avoir composé, par différentes touches, une parodie irrévérencieuse des Voyages extraordinaires, mais ce terme est à la fois trop fort pour Tuons le clair de lune saturé d’autres références littéraires « ennemies », et trop vague pour ce penseur, amateur de précision et de théorie. Marinetti s’est en effet expliqué sur son procédé de juxtaposition d’images dans son manifeste Les mots en liberté futuristes — Destruction de la syntaxe (1912) en le rangeant sous le terme d’« analogie » :

L'analogie n'est que l'amour immense qui rattache les choses distantes, apparemment différentes et hostiles. […] Quand, dans ma Bataille de Tripoli, j'ai comparé une tranchée hérissée de baïonnettes à un orchestre, une mitrailleuse à une femme fatale, j'ai introduit intuitivement une grande partie de l'univers dans un court épisode de bataille africaine. […] Plus les images contiennent de rapports vastes, plus elles gardent longtemps leur force ahurissante. Il faut ménager, dit-on, la stupeur du lecteur. Ah ! Bah ! Soucions-nous plutôt de la fatale corrosion du temps qui détruit non seulement la valeur expressive d’un chef-d’œuvre, mais aussi sa force ahurissante. […] Il faut donc abolir dans la langue ce qu’elle contient d’images-clichés de métaphores décolorées, c’est-à-dire presque tout.

Les images verniennes dans « Le ventre de la baleine » et Tuons le clair de lune semblent avoir été prises dans ce que Marinetti, toujours dans Les mots en liberté, a appelé le « filet » de l’analogie (« il faut former des filets serrés d’images ou analogies qu'on lancera dans la mer mystérieuse des phénomènes »), l’analogie qui, rattachant des « choses distantes, différentes et hostiles », contribue à la salutaire destruction des chefs d’œuvres. On peut rapprocher ce procédé poétique des idées que Barzun cultivait à la même époque. Comme l’auteur de Mafarka le futuriste, Barzun avait d’abord promu le genre de l’épopée pour exprimer sa synthèse du monde moderne. Dans L’Ère du drame (1912), il avait exposé sa théorie du « dramatisme », selon laquelle « la poésie [devait] exprimer les « antagonismes » universels (drame, donc, non dans un sens théâtral, mais au sens d’un conflit) [78]». Ces antagonismes ont pris toutefois chez Marinetti un tour plus agressif et aussi plus ibre et personnel. Par quelles lois ou droits de l’esprit une mitrailleuse est-elle une analogie de la femme fatale, Nemo une analogie du féroce Néron ? C’est la question qu’explorera ensuite le surréalisme qui doit évidemment beaucoup à Marinetti et au futurisme. Bien avant les théories de Breton sur l’« automatisme psychique pur », on peut voir dans les analogies hostiles de Marinetti une tentative avancée pour promouvoir dans la littérature l’association libre et la suggestion, dans le sillage de Mirbeau et probablement des récentes découvertes de l’inconscient freudien et de la psychologie sociale de Gustave Le Bon. Ces analogies n’avaient aucune valeur littéraire pour elles-mêmes. Elles n’avaient de sens que mises au service d’une « dramaturgie » et de l’effet de suggestion qu’elles étaient censées produire sur le lecteur, à l’instar de ce que l’on expérimentait alors avec la propagande. Marinetti pensait que l’on pouvait casser les images, les « clichés » et les chefs d’œuvres, en les accouplant simultanément à d’autres images et affects hostiles, spéculant sur un effet de conditionnement du lecteur. L’idée était d’apporter dans le texte un conflit, une perturbation, sans véritable résolution, dans la lignée à la fois de Barzun et de la rhétorique anarchiste, dont on sait que Marinetti fut très friand dans ses plus jeunes années. On remarque d’ailleurs que Marinetti n’a élaboré sa théorie de l’analogie qu’à partir de 1912 (Manifeste technique de la Littérature futuriste) alors que les traces de ses lectures de Verne sont repérables dans des écrits de 1909 ou bien antérieurs à 1909 (La Conquête des étoiles, 1902 ; La Ville charnelle ; 1908, Mafarka le futuriste, 1909 ; Tuons le clair de lune, 1909). Cela tend à indiquer que Verne a cristallisé des admirations et des répulsions, emblématiques des futurs conflits de l’antitradition et des appétits futuristes de destruction des chefs-d’œuvre, mais antérieures à la constitution d’une théorie et, en ce sens, déterminantes.

Le problème de l’enfance

Verne a donné un prétexte à Marinetti pour venir profaner le sanctuaire sacré de l’enfance, représenté en l’espèce du livre Hetzel, souillé par des images de carnage, incongrues et répugnantes. C’était tuer sinon l’enfant ou l’enfance, éradiquer toute nostalgie de l’enfance et tout sentimentalisme, perçus évidemment comme des freins à l’avènement du surhomme froid et mécanique. Ce n’était pas pour autant tuer absolument Verne, mais pratiquer plutôt une sorte d’épuration, de dialyse : garder en quelque sorte les images fortes, technologiques et héroïques, et supprimer et dégrader tout le puéril et le sentimental. Au demeurant, les traces textuelles des Voyages extraordinaires, si elles sont bien détectables dans Mafarka le futuriste et Tuons le clair de Lune, ne sont pas littérales. Ce sont des images floues et approximatives, portées apparemment par des souvenirs de lecture lointains, des lectures d’enfance précisément. On tient ici une raison supplémentaire pour laquelle Marinetti a fait silence sur Verne : le préjugé, partagé par une majorité d’hommes de lettres de tous horizons et de toutes époques, qui a toujours tendu à évacuer Verne de l’horizon « sérieux » de la littérature au motif que les lectures de jeunesse ne peuvent avoir d’influence sur le « vrai » écrivain, arrivé à sa maturité. On sait que c’est contre ce préjugé que s’est constitué le Magasin d’éducation et de récréation de Hetzel et ses équivalents italiens qui prétendaient justement former les jeunes esprits à l’âge où ceux-ci sont encore malléables. Ce calcul éditorial était fort juste. Aussi l’influence de ces livres pour la jeunesse fut-elle considérable sur des générations entières de lecteurs et d’écrivains, mais pour des raisons qui tiennent en partie à l’oubli, en partie à la crainte, voire à la honte de la régression enfantine, cette influence a toujours été difficile à avouer par les lecteurs adultes, préjugé qui a miné pendant plus d’un siècle et mine encore l’étude de la réception des Voyages extraordinaires, et que déplorait déjà en 1905 un admirateur de Verne, Eugène Morel, quand il écrivait :

Oh ! Que de peine à avouer, et comme il faut presser les gens pour qu’ils disent : ah ! oui… Jules Verne ! […] Oui, on l’a beaucoup lu, il faut bien l’avouer, ce fut un des plus lus, peut-être le plus lu. Mais il s’entend que son influence fut nulle. On l’a lu à l’âge où ça n’a pas d’importance. O hérésie ! A quel âge donc quelque chose aurait-il donc de l’importance… On l’a lu, songez-y, de huit à quinze ans, en plein développement… Il n’y a qu’alors que les lectures comptent vraiment [79].

Marinetti a-t-il eu aussi cette « peine à avouer » (Verne) ? Oui, parce qu’il aspirait (malgré tout) à la littérature, au sérieux, à la politique, mais le problème ne se posait sans doute pas seulement dans ces termes. C’était plus généralement le problème d’une admiration de jeunesse, impossible à oblitérer, parc e que inscrite au plus profond des circuits de la mémoire par des livres conçus précisément dans ce but. C’était des livres aimés, mais qu’il fallait détester, pour ces raisons sentimentales, inavouables et inconciliables avec l’homme et à fortiori avec les attributs du surhomme, et aussi parce que ces livres représentaient d’une certaine façon le cauchemar absolu du futurisme : une domination incontrôlable, inconsciente et persistante du passé. Peut-être, sommes-nous avec Marinetti devant une des formes les plus excessives de censure jamais observée chez un lecteur des Voyages extraordinaires. Ainsi, contrairement aux apparences, parce qu’elle s’est traduite par un processus tortueux de déni, d’opposition et de divergence, l’influence de Verne semble avoir été déterminante sur Marinetti et le futurisme. Le « solide bon sens » n’eut rien à y voir.

Notes

  1. Giovanni Lista, Futurisme, Manifestes, documents, proclamations, L'Âge d'homme, coll. « Avant-gardes », Lausanne, 1973, p. 45, n. 36. ^
  2. « La poésie du dix-neuvième siècle, il faut le dire, c'est la vapeur. Autrefois il n'y avait que les vrais poëtes pour s'aventurer, sur les ailes de l'imagination, dans les pays inconnus, aujourd'hui, sur les ailes de flamme de la vapeur, tout le monde est poëte », Voyage de Paris à la mer, Paris, Ernest Bourdin, 1847. ^
  3. F.T. Marinetti, L'imagination sans fils et les mots en liberté, Manifeste futuriste, Milan, 11 mai, 1913. ^
  4. « Quant au ressort même de la doctrine, (la volonté du Moi), Maine de Biran, Schopenhauer, Nietzsche, Barrès ont devancé Marinetti. C'est entendu, ils ont facilité le futurisme, et Wells après Jules Verne, en combina, durant ces dernières années, le roman scientifiquement visionnaire, et inscrivit dans Anticipations, les possibilités rationnelles. » Roger Le Brun, F.T. Marinetti et le futurisme, Sansot, Paris, 1911, in Giovanni Lista, Marinetti et le Futurisme, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1977, p. 196. ^
  5. « Jules Verne dont l’imagination scientifique, fantastique et même satirique valait celle de Wells, dont il est le maître, avait sans prétention le don de mener jusqu’au bout le développement de ses récits », Guillaume Apollinaire, « Gogol, Wells », « Chroniques et articles », Œuvres en prose complètes, Pléiade II, p. 974, 1993. « Mais assez de Kipling, j’aime mieux Jules Verne et même Buffalo Bill ! », « Au blanc et noir de Rudyard Kipling », novembre 1908, « Chroniques et articles », ibid., p. 1145. ^
  6. Cité par Marguerite Allotte de la Fuÿe : Jules Verne, sa vie, son œuvre, Hachette, Paris, 1953, p. 67. ^
  7. Dans Robur-le-Conquérant, Verne avait écrit : « Les locomotives n’ont pas été copiées sur les lièvres, ni les navires à vapeur sur les poissons. Aux premières on a mis des roues qui ne sont pas des jambes, aux seconds des hélices qui ne sont point des nageoires » (ch. 6). Ce propos avait été repris par Tissandier : « La nature a fait des chevaux, des lièvres, des lévriers, appareils de locomotion à quatre pattes ; l'homme, au contraire, a inventé la roue tournant autour d'un axe, organe absolument original, qui diffère de tous ceux des êtres vivants. Chercher à imiter l'oiseau pour construire un navire aérien serait agir de la même façon qu'un mécanicien voulant faire une locomotive à quatre pattes, courant à la façon d'un lévrier », Gaston Tissandier, La Nature, supplément du numéro du 2 octobre 1886. Cf. Étienne-Alain Hubert, « Le surréalisme d’Apollinaire et l’invention de la roue », Que Vlo-Ve ? Série 4 No 2 avril-juin 1998, p. 53-56. ^
  8. Ce synopsis raconte l’histoire d’un richissime américain léguant sa fortune d’un milliard de francs à l’auteur du meilleur mémoire de chimie présenté à l’Institut Mac Lellan de New York. Un Français et un Allemand se partagent finalement le prix, le Français employant ses cinq cents millions de francs à faire le bien, l’Allemand à construire « une usine énorme d’explosif » et à développer le pangermanisme. Cf. Francis Ramirez, « Apollinaire et le désir de cinéma », in Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1995, N°47. pp. 371-389, p. 385. On sait aujourd’hui que c’est Paschal Grousset (alias André Laurie) qui est le véritable auteur des 500 Millions de la Bégum, mais Apollinaire l’ignorait. ^
  9. Le poème contient plusieurs allusions aux Voyages extraordinaires, dont le vers sur « les voleurs de l’Oural qui avaient attaqué les saltimbanques de Jules Verne » en référence à un épisode de Claudius Bombarnac. Cf. Simone Vierne, Jules Verne, Balland, 1986, p.386-387. ^
  10. Sur ces questions, Guillaume Apollinaire, « Simultanisme, librettisme », « À propos de la poésie nouvelle », « À propos de l’art orphique », Œuvres en prose complètes, La Pléiade (T. 2) , Gallimard, 1991, pp. 974-984. ^
  11. F.T. Marinetti, « Nous renions nos maîtres les symbolistes, derniers amants de la Lune », in Le futurisme, op. cit. ^
  12. François Arago, Des Machines considérées dans leur rapport avec le bien-être des classes, discours lu à l’Académie des Sciences le 8 décembre 1834. ^
  13. Cité par Guy Gauthier in « Une morale laïque sous le Second Empire : la morale de Stahl dans le Magasin d’éducation et de récréation », Un éditeur et son siècle, Pierre-Jules Hetzel (1814-1886), Actes du colloque de Nantes, Saint-Sébastien, ACL éditions, 1988, p. 190. ^
  14. Mariella Colin, « La littérature d’enfance et de jeunesse en France et en Italie au XIXe siècle : traductions et influences », Chroniques Italiennes, n° 30, Publications de la Sorbonne Nouvelle, 1992, pp. 24-26. Piero Gondolo della Riva a par ailleurs rappelé que la traduction du prénom de l’écrivain en italien fit croire à de très nombreux lecteurs que « Giulio Verne » était un écrivain italien. « Jules verne et l’Italie », Bulletin de la Société Jules Verne, 3e et 4e trimestre, 1968, p. 9-17. ^
  15. Paul Hazard qualifiait Salgari de « pasticheur attitré » de Verne, « La littérature enfantine en Italie, Revue des deux mondes, 15 février 1914, p. 847, cité par Mariella Colin, « Un Jules Verne italien ? », L'Âge d'or de a littérature d'enfance et de jeunesse italienne des origines au fascisme, Presses universitaires de Caen, 2005, p. 208-212. ^
  16. La liste des éditions autorisées a été établie par Mariella Colin dans « La littérature d’enfance et de jeunesse en France et en Italie au XIXe siècle » (op. cit.). La liste des apocryphes italiens est donnée par Piero Gondolo della Riva dans le Bulletin de la Société Jules Verne, nouvelle série, n°4 (4e trimestre 1967, p. 14), n°6 (2e trimestre 1968, p. 17-20), n°7-8 (3e et 4e trimestre 1968, p. 31-37), n°13 (1er trimestre 1970, p. 131). ^
  17. Marinetti avait reçu une culture et une formation françaises au Collège Saint François-Xavier d'Alexandrie où il avait probablement lu Verne en français. Sur l'éducation et la jeunesse de Marinetti, cf. Giovani Lista, Marinetti, Seghers, 1976. Marinetti s’est notamment vanté d’avoir été chassé de son collège après y avoir introduit des romans de Zola. ^
  18. Cordelia, I nostri figli, Milan, Trèves, 1892, p.23. ^
  19. Giovanni Lista, Le Futurisme, L'Âge d'homme, 1980, p. 38. ^
  20. F.T. Marinetti, « Préface futuriste » à Revolverate de Gian Pietro Lucini, 1909. ^
  21. F. T. Marinetti, Manifeste du Futurisme, février 1909. ^
  22. « J’ai confiance en la jeunesse et je crois qu’elle m’a bien guidé en me poussant maintenant à écrire une protestation contre l’éducation historique que les hommes modernes donnent à la jeunesse. En protestant, j’exige que l’homme apprenne avant tout à vivre et qu’il n’utilise l’histoire qu’au service de la vie apprise », Friedrich Nietzsche, De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie (1874), Paris, Garnier Flammarion, 1988, p. 168. ^
  23. Ainsi, Marinetti devait-il écrire dans Le Prolétariat des génies (1919) : « Le mouvement artistique futuriste que nous avons commencé il y a 11 ans avait justement pour but de rajeunir brutalement le milieu artistico-littéraire, d'en exclure et d'en détruire la gérontocratie, de dévaluer les critiques et les professeurs pédants, d'encourager tous les élans téméraires du génie juvénile afin de préparer une atmosphère de santé véritablement réoxygénée, d'encourager et de soutenir tous les jeunes gens géniaux d'Italie ». ^
  24. « L'esthétique de la vitesse ; origine et première manifestation » in Présence de F. T. Marinetti, actes du colloque international tenu à l'UNESCO, 15-17 juin 1976. Cet article avait été signalé par Robert Pourvoyeur dans le Bulletin de la Société Jules Verne, n° 67, 3e trim. 1983. ^
  25. Ibid., p. 14. ^
  26. F.T. Marinetti, « A mon Pégase », La Ville charnelle, Sansot, 1908. ^
  27. « L'esthétique de la vitesse ; origine et première manifestation », op. cit., p. 31. ^
  28. « Go ahead ! C’est bien aussi là le mot d’ordre actuel, mais il est employé dans une autre sens. Il ne s’agit plus de monter haut, il s’agit de marcher vite. Pour caractériser l’état des gens pressés, on a inventé un mot nouveau et une nouvelle catégorie: les paroxistes. », Jules Clarétie, « Jules Verne », Portraits contemporains, 2e vol., Librairie illustrée, 1875, p. 211-224. ^
  29. Paul Adam, La Morale des sports, La Librairie mondiale, 1907, p. 9. ^
  30. Par exemple » : « S’il nous plaît de participer à l’aubaine des races fortes, il convient que nous aiguisions nos désirs ambitieux ; Il importe que nous désirions aussi nous surpasser. C’est pourquoi il siérait que de nos facultés sportives, à présent très suffisantes, nous déduisions une philosophie directe pour notre élite, une idée morale de la force créatrice pour notre bourgeoisie, et un besoin d’essor vers la Puissance pour notre peuple. Aussi serait-il bon que les champions de nos vélodromes puissent saluer, à l’instant de leurs victoires, un exergue écrit au mur, et qui leur rappellerait le conseil des Germains : « L’homme est quelque chose qui doit se surpasser », préface de La Morale des Sports, op. cit., p. 16. ^
  31. F.T. Marinetti, La Nouvelle religion ― Morale de la vitesse, 1916. ^
  32. Ibid. ^
  33. Victor Breyer, « A Amiens. ― Interview d’un prophète. ― Comment il le devint. ― Êtes-vous sportman? ― Le Maître du monde », L'Auto. Automobile-Cyclisme, vol. 5, n°1488, 11 novembre 1904, p1 et 3, in Jules Verne et son temps, Cahiers Jules Verne II, textes réunis par Jean-Michel Margot, Encrage, 2004,, p. 229. ^
  34. Victor Breyer, op. cit., p. 230. ^
  35. « Les prophéties du roman ― Jules Verne parle du progrès scientifique », Entretien avec Charles Dawbarn, Pall Mall Magazine, mai 1904 (vol. 33), in Entretiens avec Jules Verne, 1873-1905, textes réunis par Daniel Compère et Jean-Michel Margot, Slatkine, Genève, 1998, p. 207. ^
  36. « Jules Verne Today », Transcript, Boston, 11 février 1905, in Entretiens avec Jules Verne, op. cit., p. 223. ^
  37. Robur-le-Conquérant, ch. 6. Sur la question, lire Etienne Cluzel, « Trente mille lieues dans les airs», Bulletin de la Société Jules Verne, n°9, 1er trimestre 1969, p. 6-9. ^
  38. Sur ce rêve tenace : Patrick Gyger, Les Voitures volantes: souvenirs d’un futur rêvé, Lausanne, Favre, 2005. ^
  39. « A mon Pégase », op. cit. ^
  40. Mafarka le futuriste, roman africain, Sansot, 1909, p. 298. ^
  41. Nadar, Mémoires du Géant, op. cit. Paris, E. Dentu, 1864, p. 141. ^
  42. Nadar, Mémoires du Géant, op. cit. p. 136. ^
  43. F.T. Marinetti, Le Monoplan du Pape, Roman politique en vers libres, Librairie Sansot, 1912, p. 20-21. ^
  44. Ibid, p. 9. ^
  45. F.T. Marinetti, « Contre le faux, le plagiat », Le Futurisme Mondial, Conférence à la Sorbonne, 1924, in Giovanni Lista, Futurisme, Manifestes, documents, proclamations, L’Âge d’homme, 1973, p. 97. ^
  46. Nadar, Mémoires du Géant, op. cit. p. 145. ^
  47. « Jadis, l’Italie s’inclinait devant les peuples qui enseignaient, soit la sagesse philosophique : l’Allemagne, soit l’élégance et la vivacité spirituelle : la France. Nous sommes une race pressée, nombreuse, dans une péninsule qui impose le drame dans ses formes plastiques — épine dorsale tumultueuse qui, travaillée comme par Michel-Ange, suscite des contrastes d’un art tumultueux et lié au mouvement », Renée Aberdam, « L’homme et l’enfance : F.T Marinetti » (entretien), Les Nouvelles littéraires, 15 avril 1933, Paris, in Marinetti et le Futurisme, textes réunis et présentés par Giovanni Lista, Cahiers des avant-gardes, l’Âge d’Homme, Lausanne, 1977, p. 239. ^
  48. « Morasso est un théoricien, Marinetti un poète et un agitateur culturel. De ce point de vue, la fondation du futurisme ne constitue qu’un passage à l’acte par rapport aux idées de Morasso », Giovanni Lista, préface de F. T. Marinetti, Le Futurisme, op. cit. p. 40. Sur les rapports de Marinetti et Morasso, ibid. p. 33, 44. ^
  49. « Plaisirs forains d'aujourd'hui », Ciné Journal, n°51, 9-15 août, 1910. ^
  50. Par exemple: « 1. — Accélération de la vie, qui a aujourd’hui presque toujours un rythme rapide. Equilibrisme physique, intellectuel et sentimental de l’homme sur la corde tendue de la vitesse, parmi les magnétismes contradictoires. Consciences multiples et simultanées dans un même individu », F.T. Marinetti, Manifeste Imagination sans fils et les mots en liberté, Milan, 11 mai, 1913. ^
  51. François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps, Paris, Ed. du Seuil, 2003. ^
  52. Lire notamment, Mario Morasso, « Il Treno futuro », La Nuova Arma (la machina), Picola Biblioteca di Scienze Moderne (92), Fratelli Bocca Editori, Milan, 1905, p. 30 ; « Il giornale dell'avvenire », Il nuovo aspetto meccanico del mondo, Milan, Ulrico Hoepli, 1907, p. 207. ^
  53. Olivier Dumas, Jules Verne ; avec la publication de la correspondance inédite de Jules Verne à sa famille, Paris, La Manufacture, 1988. ^
  54. F.T. Marinetti, « En cette année futuriste », 1915. ^
  55. La Vie en chemin de fer, Dentu, 1861, pp. 50-51, cité par Claude Pichois in Littérature et progrès, Vitesse et vision du monde (Essai), Neuchâtel, 1973, p. 29. ^
  56. De la Terre à la Lune, ch. 19. ^
  57. Afred de Vigny, « La Maison du berger, Les destinées, 1864. ^
  58. F.T. Marinetti, Le Futurisme, L’Âge d’homme, Lausanne, 1980, “Ce déplorable Ruskin”, p. 93. ^
  59. Cité par Wofgang Schivelbusch, in Histoire des voyages en train, Le Promeneur, Paris, 1990, p. 63 (et suivantes). ^
  60. Ibid., vol 5, p.370. ^
  61. Ibid., vol.8, vol.36, p. 62. ^
  62. Voir aussi des notations sur la vitesse de pensée du professeur Lidenbrock dans Voyage au centre de la Terre : « Cependant l’air frais du matin, les détails de la route rapidement renouvelés par la vitesse du train me distrayaient de ma grande préoccupation. Quant à la pensée du professeur, elle devançait évidemment ce convoi trop lent au gré de son impatience », (ch. 8). ^
  63. « Tous les hommes, ne pensent pas avec la même vitesse ; Ainsi la lenteur qui nous énerve dans les films italiens où les gestes traînent sur l’écran comme des limaces, témoigne de la lenteur de pensée de ce peuple. Le temps perdu de la compréhension est plus long dans un cerveau italien que dans un cerveau français. […] Cette vitesse de pensée que le cinéma enregistre et mesure, et qui explique en partie l’esthétique de suggestion et de succession, se retrouve dans la littérature ; en quelques secondes, il faut forcer la porte de dix métaphores, sinon la compréhension sombre. Tout le monde ne peut pas suivre : les gens à pensée lente sont en retard en littérature comme au cinéma et assassinent le voisin de questions continuelles. Dans les Illuminations de Rimbaud, en moyenne une image par seconde de lecture à haute voix ; Dans les Dix-neuf poèmes élastiques de M. Blaise Cendrars, même moyenne, parfois légèrement plus faible. D’autre part, chez Marinetti (italien) on ne trouve guère plus d’une image pour cinq secondes. La même différence que dans les films ». La poésie aujourd’hui, un nouvel état d’intelligence, Editions de la Sirène, Paris, 1921, p. 174-175. ^
  64. Octave Mirbeau, « La vitesse », La 628-E8 (1907), Édition du Boucher, Société Octave Mirbeau, Angers, 2003, p. 50.-51. ^
  65. Ibid. p.55. ^
  66. « Théorie, de la décadence », Essais de psychologie contemporaine (1885), Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1920, p.23. ^
  67. Cf. Schuerewegen Franc, « Télétechnè» fin de siècle : Villiers de l'Isle-Adam et Jules Verne. In Romantisme, 1990, n°69. Procès d'écritures Hugo-Vittez. pp. 79-88, p. 83. ^
  68. La 628-E8, op. cit., p. 294. ^
  69. Ce rapprochement est partiellement indiqué par Bergman: « Il faut noter aussi, également comme ressemblance éventuelle (affinité peut-être) entre le capitaine Nemo et les jeunes gens du Manifeste, le contraste très vif qui ressort entre la recherche du nouveau (de quitter la Terre qu’on peut dominer, posséder et conquérir), les domaines neufs, et l’ambiance très bourgeoise », « L'esthétique de la vitesse ; origine et première manifestation », op. cit., p. 31. ^
  70. M. Morasso, Hommes et idées de demain : l’Egoarchie, 1898. Sur ces aspects, lire Giovanni Lista, Préface de F. T. Marinetti, Le Futurisme, op. cit. p. 35. ^
  71. F.T. Marinetti, Manifeste technique de la littérature futuriste, 1912. ^
  72. Giovanna Zapperi, « Du Surhomme au non-homme. Visions du corps-machine en temps de guerre », in La fabrique du corps humain : la machine modèle du vivant, sous la direction de Véronique Adam et Anna Caiozzo, Grenoble, CNRS-MSH-Alpes, 2010, p.316-317. ^
  73. Roland Barthes, “Par où commencer?”, Poétique, n°1, 1970, p. 3-9. ^
  74. L’Île mystérieuse, t. II, ch. 15. ^
  75. « L'esthétique de la vitesse ; origine et première manifestation », op. cit., p. 15. ^
  76. Mafarka le futuriste, roman africain, op. cit., p. 127 et 128. ^
  77. Cette cruauté attribuée à Néron a pour origine l’histoire de Vedius Pollion, insolent affranchi qui vivait sous le temps d’Auguste et qui avait livré aux murènes un esclave coubable d’avoir cassé une de ses coupes en cristal, Sénèque, De ira, III, 40. ^
  78. Isabelle Krzywkowski, “Epopée et avant-garde: l’exemple de L’Orphéide ou L’Universel poème d’Henri-Martin Barzun », Désirs & débris d'épopée au XXe siècle, ed. Neiva, Saulo, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2009, p. 61. ^
  79. Eugène Morel, « Jules Verne », La Nouvelle Revue, 15 avril 1905 (vol. 26 – nouvelle série, t. 33, p. 439-449, in Entretiens avec Jules Verne, op. cit., p. 236. ^

 

 

Jean Demerliac (jean.demerliac@gmail.com) est chercheur indépendant et rédacteur. Il a écrit plusieurs articles sur Herman Melville, dont il a édité et traduit Le Paradis des Célibataires et le Tartare des Jeunes filles et La Table en pommier (1997). Auteur de Cosmic (2006), il a réalisé une cartographie interactive des Voyages extraordinaires de Verne et une cartographie du roman “géographique” (Maison d’Ailleurs, 2008). Sa recherche porte principalement sur les adaptations cinématographiques de Jules Verne. Il a notamment édité en DVD Les Aventures très extraordinaires de Saturnin Farandoul de Marcel Fabre, publié des articles sur Michel Verne et « Le Film Jules Verne » (1912-1932), produit un film d’animation à partir des gravures des Voyages extraordinaires (2005) et un film sur les adaptations théâtrales et cinématographiques de Michel Strogoff (Variations Strogoff, 16’, 2013). ^