Verniana — Jules Verne Studies / Etudes Jules Verne — Volume 6 (2013–2014) — v–viii

Editorial

William Butcher

Alors que Jules Verne est indubitablement l'écrivain classique le plus populaire, probablement le plus traduit sur une base cumulative, certainement le romancier qui a inspiré — terme à interpréter dans un sens trèa large — le plus grand nombre de films, et incontestablement l'auteur français le plus vendu de tous les temps, son essence demeure insaisissable, son statut incertain, même sa valeur littéraire est encore mise en question.

Verniana voit débuter sa septième année. C'est traditionnellement l'âge où la personnalité s'est déjà formée. Il convient ainsi de faire un bilan de sa contribution au monde des études verniennes et de suggérer des voies pour préparer l'avenir. Verniana se distingue parmi les publications périodiques par son bilinguisme, la diversité de ses méthodologies, son rejet du dogme et des zones de chasse interdite et sa structure collégiale. Il procède donc vers l'accomplissement du rêve que Zvi Har-El nourrissait de longue date, rêve de coopération au-delà des frontières continentales, rêve poursuivi sous l'impulsion et la gestion de Jean-Michel Margot.

Les éditoriaux précédents ont noté les multiples et profondes divergences dans tout ce qui a été dit et écrit sur Verne. Jean-Michel Margot s'émerveille devant le nombre de produits dérivés commercialisés sous le nom de Jules Verne, mais qui trahissent souvent son esprit. Daniel Compère montre que certaines études récentes trahissent une confusion entre réalité et fiction ou une ignorance des recherches verniennes précédentes. Terry Harpold déplore, entre autres, les divisions entre les approches synchroniques et diachroniques de la fiction vernienne et regrette la différence qui sépare la qualité et la quantité des études parues : cet écart a comme effet de cacher le savoir des générations précédentes sous l'avalanche d'élucubrations « paraverniennes », souvent mal informées, tendance puissante mais combattue par l'avènement récent des éditions critiques, genre qui permet de réunir le savant et le populaire. En ce qui concerne le genre, tout en contournant la question controversée de la science-fiction, Volker Dehs préfère retirer Verne du contexte littéraire traditionnel pour le placer en compagnie des écrivains mineurs plus ou moins contemporains.

Alors que la plupart des contributions à Verniana ont été écrites en anglais, seule langue aujourd'hui véritablement universelle, le français fait un retour bienvenu dans ce volume 6, riche et varié. Le statut particulier des études francophones, par rapport à celles écrites, par exemple, en chinois, anglais ou espagnol, a peut-être contribué à certaines des divisions visibles chez les Verniens. Il est évident que la documentation originelle est exclusivement en français, qu'il s'agisse des oeuvres romanesques, théâtrales ou documentaires, des manuscrits ou des lettres à son éditeur et à sa famille. En outre, au cours des dernières décennies une approche plus sceptique et analytique a pris de l'importance, interrogation plus tournée vers la lettre du texte et moins vers un “message” véhiculé ou une pensée difficile à définir. Compte tenu de l'absence de traductions de pratiquement tout sauf la fiction, toute interprétation de Verne qui ne bénéficie pas d'une connaissance minimum de la langue et du contexte culturel est destinée à rester partielle. En même temps, si Verne a lui-même rarement écrit sur la France, la situation des années 1960 et 1970, où la quasi-totalité des verniens étaient d’origine française, a connu une véritable révolution.

Les biographies de Verne sont un des autres tigres dans la salle, pour ainsi dire. La publication de la vie d'écrivains ou de personnalités bien en vue comporte souvent, on le sait, des révolutions de palais, des scoops intellectuels, et une part de fabrication et de fictionalisation. Et cela même sans entrer dans le dédale légitime des questions méthodologiques — l'utilité de consacrer une part importante à l’analyse des œuvres, de privilégier les années où le romancier baigne dans l'adoration du public, ou celle de se concentrer plutôt sur la vie intérieure, familiale et sociale des jeunes années ; ou le choix de ne se fier qu’aux documents primaires, ou bien encore celui d’accepter l’extrapolation et l’interpolation, voire les sources orales et familiales. Il n'est pas surprenant, au vu des encyclopédies, des rarissimes films à visée documentaire mais universellement apocryphes, et d'autres réductions au plus petit dénominateur, que s’en suivent des malentendus hilarants (même chez les maisons d'édition prestigieuses), des décalages, des distorsions, des détournements, en un mot une corruption du vrai Verne.

Il convient de mentionner brièvement également quelques autres débats, divisions et controverses, réels ou fabriqués, parmi les spécialistes verniens, comme par exemple une évaluation du rôle de Hetzel à partir des documents de première main, la pertinence de tout ce qui est « en aval » de la production authentique de Jules Verne (y compris les adaptations théâtrales et même les illustrations), la façon d'évaluer la qualité des traductions, l'utilité et même la viabilité d'un « copyright » commercialisé, bien dissocié à la fois du droit de créateurs disparus il y a longtemps — comme Jules et Michel Verne, les photographes, souvent inconnus — et du droit moral de leurs lointains descendants, la conservation et l'accès aux divers documents de l'époque.

Quel avenir peut-on envisager pour les études verniennes ? Certains critiques éminents, Jean-Pierre Picot en tête, ont soulevé la possibilité d'une perte de vitesse, vu la réduction du nombre de « mondes inconnus », ce qui conduirait à la notion (vernienne ou post-moderne ?) de l'abolition de toute « dernière frontière ». Certes, il est peu probable que l'on ait la chance de voir encore des feux d'artifices comme ceux des débats entre Simone Vierne, François Raymond et Olivier Dumas, au cours desquels un Piero Gondolo della avec Riva, un Daniel Compère, un Charles-Noël Martin et une pléiade d'autres défricheurs et déchiffreurs maintenant oubliés refaisaient le monde vernien. L'actuelle perte de consensus et de vision partagée quant aux finalités de la recherche fait contraste avec le désintéressement des pionniers, avec l'iconoclasme propre aux hors-la-loi (loi académique, bien entendu), et avec l'enthousiasme sans brides des amateurs (dans le sens étymologique du terme).

Verniana incarne alors les progrès vers la perte de l'innocence, ou la maturité et peut-être la sénescence. Il bénéficie de l'indépendance financière à l'égard de toute maison d'édition et de toute institution, de l'absence de domination par un seul individu, et maintient des liens avec le milieu universitaire tout en conservant une distance salutaire. Le périodique fait preuve d'une largeur d'esprit sans relativisme excessif et il tire pleinement avantage de son support propre, à la fois gratuit et libre, ubiquitaire et d'une extension infinie. Il continuera donc à héberger l'esprit vagabond de jadis, reflet sans doute du non-conformisme et de l'indépendance de l'auteur lui-même.

Car d'un autre point de vue, presque tout reste à faire. Verniana doit encourager les compte-rendus, les glanes et les notes (jamais anonymes!), le présentation intérimaire de recherches. Les années à venir vont assurément voir le début d'une bien meilleure compréhension du style de Verne, de la véritable nature de ses croyances politiques, religieuses, philosophiques ou littéraires, des rapports réciproques entre sa vie et son œuvre, et, plus généralement, de la fascination que conservent miraculeusement ses oeuvres les plus célèbres. Il est manifestement temps d'explorer enfin les manuscrits, d'établir après si longtemps les textes authentiques, libérés des erreurs typographiques et syntaxiques, et d'approfondir la connaissance des romans de notoriété intermédiare, ceux qui ne sont ni devenus des best-sellers mondiaux ni ne sont tombés dans une obscurité peut-être méritée.

La voie sera alors enfin ouverte à une acceptation inconditionnelle de la part de l'université et du monde littéraire et à une transformation de l'image populaire du plus inconnu des hommes.