Jules Verne est l'un des rares écrivains (peut-être le seul) devenu, plus d'un siècle après sa mort, un archétype populaire, une icône de la conscience collective. Ces deux mots de cinq lettres, Jules Verne, représentent une modernité fortement teintée d'exploration, d'aventure et de risque. Cette expression est désincarnée, elle peut être utilisée sans référence à l'auteur ou à ses œuvres. Plusieurs exemples vont permettre de retracer l'histoire de ce développement et de tenter une explication pour comprendre comment cela s’est produit.
Jules Verne a été utilisé comme argument de vente par de nombreuses sociétés multinationales, comme Nina Ricci, Waterman, Toshiba, la Société Générale, Nestlé, et même Vélosolex (Figure 1).
Figure 1. Publicité pour des plumes Waterman (années 1970-1980) et “Une histoire de Vélosolex”, parue dans le numéro 810 (19-25 mai 1980) du Le Nouvel Observateur (Paris)
Même de son vivant, Verne avait déjà donné son nom à la "Plume Jules Verne" (Figures 2 et 3).
Figure 2. Deux différents modèles de la “Plume Jules Verne”.
Figure 3. Deux publicités pour la “Plume Jules Verne”
Le restaurant du premier étage de la Tour Eiffel porte son nom. La toponymie vernienne est sans fin: des rues, des écoles, des hôtels, des bateaux, un avion, et un train sont nommés d’après lui et portent le nom de Jules Verne (Figure 4).
Figure 4. Un prospectus pour le “Trans-Europe-Express” Paris-Nantes de la SNCF (années 1980) et la couverture du livre de Henri Yonnet Le Jules Verne, avion corsaire (Paris, Editions France-Empire, 256 p., 1983. Réédition de l'ouvrage publié en 1956, 318 p.)
Quel autre écrivain est devenu un tel archétype populaire? On voit difficilement Herbert George Wells vendre des lave-vaisselle ou Edgar Allan Poe promouvoir une marque de spiritueux.
Durant la vie de Jules Verne, répondant à un fonctionnaire qui lui a dit: « Tout ça, mon général, c'est du Jules Verne », le général Lyautey a répondu: «Mais oui, mon bon monsieur, c'est du Jules Verne, parce que depuis vingt ans, les peuples qui marchent ne font que du Jules Verne » [1].
Cette phrase célèbre marque le début du symbole, de l'icône «Jules Verne», qui n'a plus rien en commun avec l'écrivain et son œuvre.
Jules Verne est devenu un concept, un archétype évoquant l’aventure. «Je suis un successeur de Jules Verne », m’a dit Steve Fossett en novembre 2004, en déposant à la Maison d'Ailleurs en Suisse le premier autographe de Jules Verne à voyager dans l'espace. Steve Fossett était un marin, un pilote et un aventurier, détenteur de 62 records de distance et d'altitude. Le 4 octobre 2004, SpaceShipOne a gagné le X-Prize avec un autographe de Jules Verne à bord. Grâce à sa relation avec la société responsable du vol, Fossett avait ce jour-là fait transporter par SpaceShipOne une lettre signée par Jules Verne. Ce document fait partie de la collection Jules Verne déposée en 2008 à la Maison d'Ailleurs, Yverdon-les-Bains, en Suisse, où elle est aujourd'hui visible.
Jules Verne comme symbole atteint son apogée avec le lancement du premier ATV ("Automated Transfer Vehicle") de l'Agence spatiale européenne et de la NASA.
A cause de tous les produits secondaires générés par le nom de Jules Verne, et parce que les romans verniens ont continué à être publiés dans des éditions pour enfants, abrégés et mutilés, aussi bien en français qu’en anglais, d’une manière telle qu'ils en deviennent infantiles, Jules Verne a continué à être lu — son nom n'a pas disparu dans l'oubli. Verne a été traduit en 95 langues au moins et son lectorat couvre la planète [2].
Comment l'écrivain Jules Verne est-il devenu un archétype populaire, soutenu par d'innombrables produits? Comment ces deux mots de cinq lettres, Jules et Verne, sont-ils devenus une expression séparée de ses racines, symbolisant la modernité, l'aventure, le risque, l’exceptionnel ? Pourquoi est-ce l'auteur qui a subi ce processus populaire et pas un de ses héros, comme Nemo, ou Ardan ou Fogg ? Bien que Nemo et Fogg ont également été utilisés avec succès dans le domaine publicitaire, ils n'ont pas connu le destin sans précédent de l'expression « Jules Verne ».
Au début des années 1860, Hetzel a découvert le talent de Jules Verne. S'appuyant sur Jules Verne pour promouvoir ses activités d'édition, Hetzel a orienté progressivement sa stratégie marketing sur le nom de Jules Verne, facile à retenir, deux sons simples, Jules et Verne. Jules Verne devient rapidement l'auteur phare des éditions Hetzel. La première étape a été franchie en 1866 par l'éditeur quand il a imprimé Voyages et aventures du capitaine Hatteras avec le titre générique de Voyages extraordinaires. Un coup de génie, car à partir de ce moment-là, le nom de Jules Verne possède un attribut : «extraordinaire ». Tant et si bien que Paul d'Ivoi dû se contenter du titre générique de Voyages excentriques, beaucoup moins accrocheur.
Quand Hetzel a créé ce titre générique de Voyages extraordinaires, il avait déjà publié Cinq semaines en ballon, Voyage au centre de la Terre et De la Terre à la Lune, et ces premiers romans ont immédiatement fait partie de la collection. Ainsi, Hetzel pouvait-il ouvrir Hatteras avec son fameux «Avertissement de l'éditeur» [3] :
… Les oeuvres nouvelles de M. Verne viendront s'ajouter successivement à cette édition, que nous aurons soin de tenir toujours au courant. Les ouvrages parus et ceux à paraître embrasseront ainsi dans leur ensemble le plan que s'est proposé l'auteur, quand il a donné pour sous-titre à son oeuvre celui de Voyages dans les mondes connus et inconnus. Son but est, en effet, de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante et pittoresque qui lui est propre, l'histoire de l'univers. J. HETZEL.
Un autre coup de génie fut de faire de Jules Verne un feuilletoniste. Tous les quinze jours, les familles françaises pouvaient profiter d'un nouvel épisode d'un roman vernien. Le Magasin d'éducation et de récréation (Figure 5) a assuré une présence continue du nom de l'auteur dans l'esprit des lecteurs désireux d'en apprendre davantage sur les aventures de ses héros. Hetzel négociait aussi avec les grands quotidiens de l'époque pour que les romans de Jules Verne y soient publiés aussi sous forme de feuilletons.
Figure 5. Couverture et page de titre du Magasin d'éducation et de recréation
Un autre succès marketing de Hetzel fut d'avoir l’Education Nationale comme client. D'abord, il a créé sa Bibliothèque des Succès scolaires, une collection où de nombreux romans de Verne ont été publiés (Figure 6).
Figure 6. Page de titre de Bourses de voyage, dans la collection Bibliothèque des succès scolaires
En plus de cela, il a revêtu les éditions illustrées de Verne avec des couvertures mentionnant un prix scolaire pour les élèves méritants des écoles de la Francophonie. Comme ici, une couverture indiquant que le prix est offert par le ministre de l'éducation publique en France et une autre montrant un troisième prix en 1878 dans la province du Hainaut en Belgique (Figure 7). Cette manière de vendre Jules Verne est probablement à l'origine de la réputation de Jules Verne comme un auteur pour enfants.
Figure 7. Deux cartonnages présentant des romans verniens comme livres de prix
Jusqu'à présent, nous n’avons mentionné que des activités de vente. N’oublions pas le génie de Jules Verne comme écrivain. Ses histoires ont une structure de récit d'aventures et ils sont arrivés juste au bon moment, avec une nouvelle étiquette de «romans scientifiques ». L'intrigue du roman vernien semble convaincante et plausible, mais elle ne peut avoir lieu en réalité. Verne vend du rêve et de la mythologie. Son écriture est simple et directe. Les enfants lisent et comme adultes, ils se souviennent d'avoir rêvé des aventures de Hatteras ou de Nemo ou de Fogg. Les illustrations font partie du rêve. Aussi réalistes que possible, elles impriment des lieux et des situations dans la mémoire du lecteur, elles participent à la création d'une aventure rêvée que le texte souligne et soutient. L'un des derniers romantiques, Verne utilise le thème du voyage ponctué de découvertes et d'aventures pour apporter des connaissances aux familles françaises et faire vivre par procuration les émotions générées par les « mondes connus et inconnus ». Jongler avec son lecteur, à travers un feuilleton ou un livre, le récit que propose Verne donne l'illusion de la fermeture, la fin de l'aventure initiatique. Le lecteur croit que l'histoire est terminée, alors qu'en fait, le lectorat reste sur sa faim et sa soif de connaissances. En utilisant l’énumération pour donner l'illusion de la connaissance exhaustive, Verne facilite la frustration de ses lecteurs par le biais d'un avenir promis que la fin du dix-neuvième siècle ne pouvait pas imaginer être pauvre et misérable. La fin de la plupart des romans (au moins les plus connus et les plus lus) est une fin heureuse. Si le "steampunk" connaît un tel succès aujourd'hui, c'est peut-être parce que notre avenir promis nous semble sombre et peu optimiste. Tout cela crée l'image d'un Jules Verne tutélaire apportant un avenir rassurant aussi bien pour ses héros que pour ses lecteurs.
Chaque fois que possible, Hetzel a privilégié l'auteur par rapport à ses héros : au début des années 1890, il a ajouté un portrait de Jules Verne sur la couverture des volumes illustrés in-octavo (Figure 8).
Figure 8. Cartonnages au « portrait imprimé » et au « portrait collé »
Traduit rapidement après la première publication de ses romans, Verne continue de connaître un lectorat de plus en plus nombreux en dehors de la francophonie. Durant sa vie, il a constaté l'évolution de l'opinion publique autour de lui, et il est devenu, malgré lui, un écrivain pour enfants et un prophète, dont il a même été dit avoir été aidé et inspiré par des extraterrestres.
Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, la commercialisation des œuvres de Jules Verne suit une trajectoire similaire à ce qu’elle connaissait en Europe francophone. La plupart des romans ont été traduits en anglais peu après leur publication en France, et des périodiques (quotidiens, hebdomadaires, mensuels) se saisissent de ces traductions et les publient sous forme de feuilletons. Vingt mille lieues sous les mers a été sérialisé en 1873 à Baltimore et New York. Le Tour du monde en quatre-vingts jours a été proposé cette même année aux lecteurs de quotidiens à Portland, dans le Maine, à Baltimore et à Philadelphie. En 1890, le roman de Robert Cromie, A Plunge into Space (Un plongeon dans l'espace) fut publié avec deux préfaces — l’une par l’auteur et dédiée à Jules Verne, l'autre par Jules Verne lui-même (Figure 9). Il n'y a aucune preuve que Verne a écrit ce court texte en anglais, langue qu'il ne maîtrisait pas. Par contre, il est possible que Verne ait rédigé cette préface en français, à l'instar de Story of My Boyhood, publié en 1891. [4]
Figure 9. Page de titre du roman de Robert Cromie et la préface de Jules Verne
En 1879 a commencé en Grande-Bretagne la publication d’un magazine hebdomadaire pour les garçons, The Boy's Own Paper, où furent diffusés plusieurs romans verniens sous forme de feuilletons. Comme Hetzel l’avait fait pour le Magasin d'éducation et de récréation, ce magazine a été offert sous forme de volumes annuels, The Boy's Own Annual. Des romans comme Maître du Monde, Le Phare du bout du monde, La Jangada, L'Etoile du Sud et L'Ecole des Robinsons ont été publiés en feuilleton dans ce périodique (Figure 10).
Figure 10. Couverture d'un volume annuel du Boy's Own Annual
Beaucoup de textes avec le nom de Jules Verne comme auteur sont apparus simultanément dans plusieurs journaux américains. Un groupe appelé « Author's Alliance », basé à New York, préparait des textes, authentiques ou apocryphes, signés du nom de Jules Verne, et les distribuait à des journaux américains. Cette société semble avoir été fondée par un certain Franklin File (1847-1911), dont le nom a été changé légalement en 1890 en Franklin Fyles. C'est à travers cette société qu’a été distribué en 1891 un court récit intitulé « A Fight for a Child, or A Case in Solomon's Court » (« Un combat pour un enfant, ou un cas à la cour de Salomon ») avec Jules Verne comme auteur. Ce court récit apocryphe est apparu au moins dans une douzaine de journaux américains (Figure 11).
Figure 11. Exemple d'un des nombreux textes apocryphes signés Jules Verne, fournis aux périodiques nord-américains par “Author's Alliance” de New York pendant les dernières années du dix-neuvième siècle
Des deux côtés de l'Atlantique, des romans et des nouvelles écrites par d'autres personnes ont été publiés sous le nom de Jules Verne. L'exemple classique d'un tel traitement apocryphe est Prodigieuse découverte et ses incalculables conséquences sur les destinées du monde, un roman publié sous forme brochée au format octodécimal par Hetzel en 1867 avec X. Nagrien comme auteur (Figure 12). Pendant plus d'un siècle, ce pseudonyme était considéré comme un alias de Jules Verne. Le roman a été publié en Italie, en Espagne et au Portugal sous le nom de Jules Verne (Figure 13). Le thème de l'antigravité et le titre du livre correspondaient tellement à l'archétype déjà populaire de Jules Verne, que personne de se demandait qui pourrait bien être ce X. Nagrien. En fait, ce n’est qu’en 1966 que le véritable auteur fut découvert, un avocat du nom de François Armand Audoy (1825-1891).
Et puis, il y avait à New York Joseph Pulitzer avec son journal The World. En 1889, il a envoyé Nellie Bly sur les traces de Phileas Fogg battre son record imaginaire. Avec son sens aigu du marketing, Pulitzer a réussi à passionner toute l'Amérique pour ce tour du monde, que la jeune femme réalisa en 72 jours. Plus que le nom de Fogg, le nom de Jules Verne a été utilisé jour après jour, dans les reportages quotidiens publiés pendant ce tour du monde [5].
Ces exemples montrent comment le nom de Jules Verne est devenu populaire, parfois en restant connecté à l'homme et son œuvre, et parfois non. Les textes de Verne, presque toujours mal et incomplètement traduits, ont au moins permis au lecteur de suivre une histoire, une aventure à laquelle le nom de Jules Verne restait attaché. Cette prolifération de textes verniens (authentiques ou non) dans les quotidiens, hebdomadaires et mensuels anglo-saxons ont aidé le nom de Jules Verne à devenir progressivement un concept, un archétype synonyme d'aventure, d'exploration et de risque. Cette évolution s'est poursuivie après la mort de l'auteur. Des centaines de nécrologies dans le monde font référence aux aspects futuristes et prophétiques de son oeuvre. Chaque célébration de sa naissance ou de sa mort est une occasion d’entretenir l'archétype et de le conserver en vie.
Un des sommets de Verne comme un archétype populaire a été atteint quand un peintre a placé côte à côte l'explorateur français Jacques Cousteau et Jules Verne, et peut-être Léonard de Vinci (de dos), apparement partageant certains manuscrits (Figure 14).
Figure 14. Jacques Cousteau, Léonard de Vinci et Jules Verne en grande conversation...
L'archétype est devenu si important qu’en 1978, un écrivain de science-fiction français a voulu le tuer et a publié Pourquoi j'ai tué Jules Verne [6].
Les exemples d'application de l'archétype Jules Verne sont innombrables et ne cessent de se multiplier.
Seul écrivain au monde à avoir “bénéficié” d'une telle application de psychologie collective, l'icône, l'archétype Jules Verne a encore des beaux jours devant lui. Toute nouvelle découverte ou invention trouvera une façon de l'appliquer, que ce soit en nommant un cratère sur la face cachée de la lune ou en nommant un flipper de fabrication espagnole “Verne's World” (pour le moment).
Notes
- Louis Hubert Gonzalve Lyautey (1854-1934), militaire et académicien français, officier pendant les guerres coloniales, résident général au
Maroc, maréchal de France en 1921. Auteur de Lettres du Tonkin et de Madagascar (1894-1899), Paris, Armand Colin, 1920, 2 vols. (X+340 et 304 p.) dont est
tirée la célèbre citation, souvent tronquée, à propos de Jules Verne. La citation complète, datée du 2 juillet 1895 (p. 224-225 du volume 1), est la suivante:
“Ici un haut fonctionnaire intervient : « Mais c'est du Jules Verne ! »
Mais, mon Dieu! oui, mon bon monsieur, c'est du Jules Verne. Parce que depuis vingt ans les peuples qui marchent ne font plus que du Jules Verne, — et que c'est pour n'avoir pas voulu « faire du Jules Verne » que le Comité d'artillerie a fait en 1870 écraser nos canons à chargement par la bouche par l'artillerie Krupp; que le Conseil des ponts et chaussées a trouvé suffisante la digue de Bouzey, que la première crue a enlevée; que toutes les académies retardent. Le téléphone, l'électricité, Chicago, le railway du Pacific, c'est du Jules Verne ! ^ - http://verne.garmtdevries.nl/en/languages/language.cgi. ^
- Jules Verne. Voyages et aventures du capitaine Hatteras. Paris, Hetzel, [daté] 1867, 467 p., p. II. ^
- Story of My Boyhood a été publié le 9 avril 1891, en page 211 du volume 64, numéro 15 de The Youth's Companion (Boston) avec un portrait dessiné de Jules Verne. La première publication en français de Souvenirs d'enfance et de jeunesse eut lieu le 14 octobre 1974, dans le numéro 25 de L'Herne. Les deux manuscrits de Souvenirs d'enfance et de jeunesse sont déposés à la Bibliothèque municipale de Nantes et à la Fondation Bodmer, à Cologny, près de Genève. Le manuscrit de la préface de Verne du roman de Cromie est inconnu. ^
- “Le Tour du monde de Nellie Bly”, p. 31-72 des Entretiens avec Jules Verne 1873-1905, réunis et commentés par Daniel Compère et Jean-Michel Margot, Genève, Slatkine, 1998, 280 p. ^
- Bernard Blanc. Pourquoi j'ai tué Jules Verne. Paris, Stock, 1978, 360 p. ^