Le 14 février 1904, Jules Verne écrit à son éditeur Louis-Jules Hetzel : “...Au lieu de l'Invisible, dont je vous avais parlé, je préfère vous adresser Maître après Dieu, qui me paraît devoir être le dernier mot de l'automobilisme, si à la mode aujourd'hui....” [1] L'Invisible auquel Verne se réfère dans cette lettre deviendra Le Secret de Wilhelm Storitz et Maître après Dieu (titre figurant sur le manuscrit) deviendra Maître du monde. Cette lettre accompagnait le manuscrit du dernier roman complet écrit par Jules Verne, comprenant 200 pages. [2]
Le roman est publié par Hetzel en feuilleton dans le Magasin d'Education et de recréation, de juin à décembre 1904. Il sort en volume in-octodécimo le 10 novembre et en volume illustré in-octavo une semaine plus tard, le 17 novembre 1904.
Ce roman, en un volume, est une suite à Robur le conquérant, autre roman en un volume publié en 1886. Verne en eut l'idée en 1894 et l'écrivit entre le 12 octobre 1902 et le 28 avril 1903. Les trois premiers chapitres de Maître du monde (qui en contient 18), se déroulent dans l'ouest de la Caroline du Nord, avec comme point central une montagne fantastique, le Great-Eyry.
En 1970, l'historien de la littérature Richard Walser (1908-1988) publie son ouvrage sur la littérature en Caroline du Nord. [3] Il y mentionne les deux romans verniens débutant dans l'état: Face au drapeau qui commence à New-Bern, ancienne capitale de la Caroline du Nord, et Maître du monde, avec le Great-Eyry dans les montagnes de l'ouest de l'état. A propos de Maître du monde, Walser affirme :
An explosion at the Conqueror's eyrie convinces the local denizens that the mountain is a volcano. Verne undoubtedly had read about a succession of earthquakes that rattled the countryside of Rutherford and Burke counties in 1874, the more than fifty shocks seemingly coming from Rumbling Bald Mountain. [4]
Une explosion dans le nid d'aigle du Conquérant [Robur] convainc les habitants locaux que la montagne est un volcan. Verne avait sans doute lu des informations à propos d'une succession de tremblements de terre qui avaient secoué la campagne des comtés de Rutherford et Burke en 1874, avec plus de cinquante secousses provenant probablement de Rumbling Bald Mountain.
Walser revient sur cette question dans un article en 1987 où il répète :
He generally preferred to place his fiction in definite geographical surroundings and was attracted to western North Carolina when he learned of strange geographical disturbances within Bald Mountain on the line between Rutherford and McDowell counties. [5]
Il préfère généralement placer sa narration dans un cadre géographique précis et a été attiré par l'ouest de la Caroline du Nord quand il a appris les étranges perturbations géographiques au sein de Bald Mountain sur la frontière entre les comtés de Rutherford et McDowell.
Plusieurs auteurs et journalistes nord-caroliniens lui empruntent le pas et répandent l'opinion que Verne s'est inspiré de ces tremblements de terre pour localiser son Great-Eyry.
Dans sa biographie des frères Wright, l'historien Thomas C. Parramore (1933-2004) affirme aussi en 1993 :
And what of premonitions? In 1874 Bald Mountain, near the Rutherford-McDowell County line, began emitting eerie roars that its neighbors feared might signal a volcanic eruption. (The mountain is still called Rumbling Bald). French novelist Jules Verne a decade later used these rumblings in a tale of mad scientist Robur's North Carolina terror machine — able to travel on land, sea, and in the air — built deep inside the mountain. [6]
Et que dire de prémonitions? En 1874, Bald Mountain, près de la limite entre les comtés de Rutherford et McDowell, a commencé à émettre des rugissements inquiétants dans lesquels les habitants voisins craignaient de voir peut-être le signe d'une éruption volcanique. (La montagne est encore aujourd'hui appelée Rumbling Bald). Le romancier français Jules Verne, une décennie plus tard, utilisa ces rumeurs dans un conte mettant en scène en Caroline du Nord la machine inquiétante du savant fou Robur — capable de se déplacer sur terre, sur mer et dans l'air — construite profondément à l'intérieur de la montagne.
Comme les frères Wright, en décembre 1903, ont réalisé le premier vol motorisé en Caroline du Nord, Thomas Parramore va jusqu'à affirmer que le nom de Robur, dans une sorte de prémonition, résultait de la contraction de Orville et Wilbur, prénoms des deux frères Wright :
The spelling Orbur, conflating Orville and Wilbur, would have given Verne's novel a quality of startling prophesy!
L'orthographe Orbur, amalgamant Orville et Wilbur, aurait donné au roman de Jules Verne une qualité de prophétie étonnante!
Maître du monde a été traduit deux fois en anglais. [7] La première version anglaise date de 1911 et son auteur est inconnu. Il pourrait s'agir de Charles F. Horne qui dirigea une collection de 15 volumes d'oeuvres romanesques verniennes (New York, Vincent Parke and Company) où Maître du monde fut publié pour la première fois en anglais. [8] Cette traduction a connu de nombreuses éditions, la plupart en format de poche, sans illustrations. C'est la plus répandue, et sa mauvaise qualité provient surtout du fait qu'elle est incomplète. Elle a été choisie par Hugo Gernsback pour meubler les pages d'Amazing Stories en février et mars 1928. Par exemple, les quatre premiers paragraphes du premier chapitre manquent et la montagne est orthographiée Great Eyrie. L'Epouvante devient the Terror, traduction à peu près exacte du nom français. Cette traduction rétablit le nom de la rivière irrigant Pleasant-Garden et Morganton, la Catawba (et non la Sarawba, comme l'avait écrit Verne). Les commentateurs nord-caroliniens se sont inspirés de cette traduction incomplète de Maître du monde. En effet, ils font référence au Great Eyrie et non au Great-Eyry. Le texte de cette traduction est disponible en ligne sur le site de Zvi Har'El. [9]
La deuxième traduction, bien que meilleure (l'orthographe des noms propres est respectée — sauf l'Epouvante qui devient the Terrible) et plus fiable, est aussi incomplète. Quelques paragraphes, quelques phrases ont été laissées de côté par le traducteur, dont nous connaissons cette fois le nom, Cranstoun Metcalfe. Cette meilleure traduction a paru en feuilleton dans The Boy's Own Paper pendant l'hiver 1913-1914 et en volume en 1914 à Londres chez Sampson Low, Marston & Co., Ltd. Cette traduction, illustrée, fut publiée ultérieurement plusieurs fois, aussi bien chez l'éditeur londonien que chez l'éditeur américain Lippincott. Elle est disponible sur le site de l'Université de Caroline du Nord à Chapel Hill. [10]
Le tableau suivant, basé sur les trois premiers chapitres du roman, met en évidence les lacunes et les différentes orthographes de noms propres des deux traductions en anglais (les occurences plus faibles de certains noms propres dans les deux traductions révèlent que certains paragraphes ou phrases ont été laissées de côté par les traducteurs) :
Texte français |
Traduction acceptable |
Traduction mauvaise |
Illustrations de George Roux |
Illustrations de George Roux |
Non illustré |
Premier chapitre complet |
Premier chapitre presque complet |
Le roman débute avec le cinquième paragraphe |
« Montagnes-Bleues » (20x) |
« Blue Ridge » (20x) |
« Blueridge Mountain » (6x) |
« Pleasant-Garden » (20x) |
« Mount Pleasant » (1x) |
« Pleasant Garden » (17x) |
« Alleghanys » (11x) |
« Allegheny » (6x) |
« Alleghany » (1x) |
« Apalaches » (9x) |
« Apalachian » (1x) |
« Appalachian » (2x) |
« Great-Eyry » (73x) |
« Great Eyry » (69x) |
« Great Eyrie » (55x) |
« Satawba » (1x) |
« Sarawba » (3x) |
« Catawba » (3x) |
Les Montagnes bleues (Blue Ridge Mountains) sont l'ossature cristalline de la chaîne des Appalaches. A l'époque de Verne les Appalaches et les Alleghanys désignaient le même complexe orographique courant du sud-ouest au nord-est, de la Géorgie au Maine, sur la côte est des Etats-Unis.
Pleasant Garden était le nom du village d'où Strock a tenté l'ascension du Great-Eyry. Ce nom figure sur les cartes du dix-neuvième siècle. Depuis que la localité est devenue le chef-lieu du comté de McDowell, elle a pris le nom de Marion.
Le compositeur de Hetzel a lu et composé “Satawba” à partir de la page 3 du manuscrit.
Le compositeur de Hetzel a lu et composé “Sarawba” à partir des pages 25 et 28 (où le nom de la rivière apparaît deux fois) du manuscrit vernien.
La rivière Catawba (nom des premières tribus indiennes ayant peuplé la région) prend sa source dans les Appalaches et coule vers l'est en traversant Marion et Morganton. Dans son manuscrit, Verne a écrit clairement une fois Satawba et trois fois Sarawba dans le premier chapitre du roman.
Quelle que soit l'origine de cette confusion entre “S” et “C” chez Verne, la rivière s'est toujours appelée Catawba.
Mais qu'en est-il de la localisation du Great-Eyry ? Dans le roman, Verne le rend visible de Morganton, et plus proche encore de Pleasant-Garden :
On aperçoit assez distincte sa forme arrondie en sortant de la bourgade de Morganton, bâtie sur les bords de la Sarawba-river, et mieux encore du village de Pleasant-Garden, plus rapproché de quelques milles. [11]
Edward William Ned Phifer Jr. (1910-1980), chirurgien et historien de Morganton, va plus loin que Walser et mélange en 1977 deux phénomènes naturels (ou surnaturels ?) :
Jules Verne, the French writer of science fiction, whose novel Master of the World was laid to a great extent in the Blue Ridge Mountains near Morganton, must have had Table Rock in his mind's eye when he created Great Eyrie [sic], the fearsome mountain which at times belched forth strange rumbling sounds, smoke, and flashes of light but had never been scaled or explored. … Just as eerie are the Brown Mountain lights which have been seen more frequently from Jonas Ridge over Brown Mountain which is located several ridges to the east. [12]
Jules Verne, l'écrivain français de science-fiction, dont le roman Maître du monde se situe en grande mesure dans les Montagnes bleues près de Morganton, doit avoir eu Table Rock en tête quand il a créé le Great-Eyrie [sic], l'effrayante montagne qui a parfois produit d'étranges grondements, de la fumée, et des éclairs de lumière, mais qui n'avait jamais été topographiée ou explorée. ... Tout aussi inquiétantes sont les lumières de Brown Mountain qui ont été observées plus fréquemment à partir de Jonas Ridge sur Brown Mountain située plusieurs crêtes à l'est.
Pour Larry R. Clark, en 2007, il ne fait aucun doute que Table Rock est le Great Eyry (encore et toujours orthographié Great Eyrie) et le monde entier le connaît, grâce à Jules Verne :
Contrary to certain Internet sources and the Hollywood movie, this mountain also has an international reputation with Jules Verne's last novel, The Master of the World, in which he described the “Great Eyrie” (Table Rock of course) rising high above the valley to sometimes belch strange sounds and fire over the little village of Morganton. [13]
Contrairement à ce que prétendent certains sites Internet et le film d'Hollywood, cette montagne a également une réputation internationale avec le dernier roman de Jules Verne, Le Maître du Monde, dans lequel il décrit le « Great Eyrie » [sic] (Table Rock, bien sûr) se haussant haut au-dessus de la vallée et provoquant parfois des sons étranges et des incendies au-dessus du petit village de Morganton.
Morganton, un village important à la fin du dix-neuvième siècle, est aujourd'hui une ville de 17.000 habitants. Et plus récemment encore, Christopher Blake ajoute une autre possibilité de localiser la montagne de Robur (sans indiquer ses sources) :
Table Rock Mountain sets the opening for French science fiction author Jules Verne's 1904 novel, Master of the World. … Other peaks in the Blue Ridge have been proposed as the origin of Verne's « Great Eerie », namely Pilot Mountain and Mount Airy, but internal evidence in Master of the World suggests Table Rock Mountain as the mysterious rumbling peak in the novel's first chapter. [14]
La montagne Table Rock ouvre le roman de 1904, Maître du monde, de l'auteur français de science-fiction Jules Verne. ... D'autres sommets dans les Montagne bleues ont été proposées pour être le « Great Eerie » [sic] de Jules Verne, à savoir Pilot Mountain et Mount Airy, mais des preuves internes dans Maître du monde suggèrent la montagne de Table Rock comme le pic aux mystérieux grondements dans le premier chapitre du roman.
Table Rock (1250 m) vu du sud-ouest (Photo Ron Kytasaari, 15 juin 2012). La vallée avec Morganton et Marion se trouve à environ 400 m d'altitude.
Se basant sur la description du Great-Eyry d'après les traductions anglaises, les auteurs locaux proposent donc trois montagnes comme modèle: Bald Mountain, Table Rock et Pilot Mountain, toutes trois indiquées sur la carte ci-dessus. La plus proche de Marion est Table Rock et sa silhouette peut effectivement rappeler celle du Great-Eyry.
On retient Bald Mountain, plus au sud, à cause des tremblements de terre de 1874, suffisamment importants pour avoir alerté des journalistes au niveau national des Etats-Unis. [15] Ces secousses terrorisent la population et permettent à un hebdomadaire de la région de se faire l'écho de ces frayeurs où interviennent un distillateur de “moonshine” illégal et un pasteur annonçant la fin du monde. [16] Cette panique reste vivace dans le souvenir collectif de la population. [17] Mais la silhouette de Bald Mountain, arrondie, est moins caractéristique que Table Rock. La troisième montagne, à 155 km au nord-est de Marion, est Pilot Mountain, proche de frontière avec la Virginie et de la ville de Mt. Airy. Il est aisé d'imaginer que Jules Verne aurait utilisé le nom de cette ville pour créer celui de Great-Eyry. Mais il est plus probable que le nom de Great-Eyry lui a été inspiré par le mot français “aire” :
Mais si du Great-Eyry, on a fait une aire, est-ce donc que les oiseaux de proie s'y réfugient, aigles, vautours ou condors ? [18]
Bald Mountain (920 m) où eurent lieu des tremblements de terre importants en 1874 (photo Cato Holler, 15 juin 2012).
Quoi qu'il en soit, Pilot Mountain, malgré son éloignement, est celle qui se rapproche le plus du Great-Eyry dépeint par le texte de Jules Verne et les dessins de George Roux.
La Brown Mountain, répertoriée sur la carte, culmine à 696 m et ressemble plus à une colline qu'à une montagne. Elle complète les trois sommets précédents, car c'est là qu'apparaissent, à la nuit tombée, des lumières intermittentes qui se déplacent. Ce phénomène mystérieux, qui a donné lieu à des réunions scientifiques, n'a pas encore reçu d'explication satisfaisante. De nombreux sites Internet lui sont consacrés, avec photos et videos. [19] Ces “Brown Mountain Lights” ont été rapprochées des lumières émises du Great-Eyry par l'Epouvante de Robur.
On pourrait aussi les rapprocher des “feux mouvants” auxquels ont dû faire face Max Huber et John Cort :
Parbleu ! s’écria Max Huber, cette fois-ci, si ce n’est pas de l’extraordinaire, c’est tout au moins de l’étrange !
Ce mot semblera justifié pour cette raison que les torches, après avoir brillé naguère au niveau de la plaine, jetaient alors de plus vifs éclats entre cinquante et cent pieds au-dessus du sol. [20]
Le dernier sommet indiqué sur la carte, le Mont Mitchell (2037 m), y figure pour servir de référence. En effet, c'est le sommet le plus élevé du continent nord-américain à l'est du Mississippi, en dehors des Montagnes rocheuses.
Pilot Mountain (738 m) est un sommet de quartzite visible de loin (Photo Henry Franke, 16 juin 2012).
Lequel de ces sommets est le Great-Eyry de Jules Verne ? Quel est le voyageur ou le géographe qui lui a suggéré le modèle de sa montagne fantastique ?
Le roman lui-même ne fournit aucune piste de recherche, alors que souvent Verne indique les textes dont il s'est inspiré, comme la description de l'Istrie par Charles Yriarte pour Mathias Sandorf, ou celle du Brésil de Louis Agassiz pour La Jangada. [21] D'autres sources, sans être mentionnées, sont évidentes, comme le texte d'Emile de Girardin que Verne utilise pour faire revenir le professeur Aronnax des Mauvaises terres du Nebraska au début du deuxième chapitre de la première partie de Vingt mille lieues sous les mers. [22]
La correspondance de Verne avec son éditeur ne fournit aucun indice. Quatre lettres font référence au roman, les 14 février (évoquée au début de cet article), 17 février, 27 mai et 28 juillet 1904. [23]
Dans le roman, Strock utilise le chemin de fer reliant Raleigh à Morganton. La construction de cette ligne débuta au milieu du dix-neuvième siècle, avec le premier train arrivant à Marion en 1870 et à Asheville, un peu plus à l'ouest en 1880.
La plupart des récits de voyageurs de la deuxième moité du dix-neuvième siècle font référence à cette ligne de chemin de fer qui a permis le développement de l'ouest de l'état.
Parmi ces récits, le plus complet est celui de H.E. Colton, entièrement consacré aux montagnes de l'ouest de la Caroline du Nord. [24] Il décrit en détail Table Rock et Pilot Mountain, avec une mauvaise gravure représentant Pilot Mountain. Cet ouvrage n'a pas été traduit en français, contrairement à un autre récit de voyage par William Bartram (1739-1823) “dans les parties sud de l'Amérique septentrionale”, plus ancien, mais surtout consacré aux plantes rencontrées dans la région. [25]
A l'instar de Bartram, ce sont surtout des naturalistes qui fournissent des descriptions de la partie ouest de la Caroline du nord dans la deuxième moité du dix-neuvième siècle.
Un autre botaniste, français, visite l'ouest de la Caroline du nord à la même époque que Bartram: François André Michaux (1770-1855). [26] Il s'arrête à Morganton, décrit la rivière Catawba et de nombreuses plantes, mais ne s'attarde pas sur les montagnes. Aucune gravure n'illustre son ouvrage.
Le document le plus complet décrivant les Appalaches en Caroline du Nord est dû à un naturaliste suisse, émigré aux Etats-Unis à l'appel de Louis Agassiz (1807-1873) qui s'y était installé en 1846. Arnold Guyot (1807-1884) y émigra après la fermeture de l'Académie de Neuchâtel en 1848 et occupa la chaire de géographie physique et de géologie à l'Université de Princeton (New Jersey). Entre 1856 et 1860, il explora les Appalaches et rédigea un rapport manuscrit d'environ 80 pages qu'il transmit le 26 février 1863 au directeur du Bureau de topographie côtière à Washington, où il fut oublié jusqu'en 1929. [27] Le texte de Guyot ne mentionne que Bald Mountain et Table Rock et n'a jamais été traduit en français.
Aucun de ces textes ne meublait la bibliothèque de Jules Verne et les deux volumes de la voyageuse autrichienne Ida Pfeiffer (1797-1858) qui y figuraient ne rapportent aucun séjour ou traversée de la Caroline du Nord lors de ses deux tours du monde (1846-1848 et 1851-1854). [28]
Verne mentionne souvent les géographes Elisée Reclus (1830-1905), Conrad Malte-Brun (1775-1826) et le fils de celui-ci, Victor-Adolphe Malte-Brun (1816-1889) et leurs oeuvres figuraient dans la bibliothèque du romancier. Or, Reclus consacre seulement deux pages à la Caroline du Nord et n'y mentionne que le Mont Mitchell comme sommet. [29] Malte-Brun est encore plus chiche et le “Tar Heel State” n'a droit qu'à une demi-page. [30]
Les deux périodiques géographiques auxquels Verne recourt souvent sont Le Tour du monde d'Edouard Charton (1807-1890) publié par Hachette et le Bulletin de la Société de géographie de Paris dont le romancier était membre. Aucun des deux périodiques ne consacre d'article à la Caroline du Nord dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Les tremblements de terre qui avaient secoué Bald Mountain en 1874 et avaient fait accourir des journalistes de New York ne sont pas évoqués par le Bulletin de la Société de géographie dans sa rubrique “Nouvelles et faits géographiques”, alors que l'éruption de la Montagne Pelée de 1902 — mentionnée par Jules Verne dans le premier chapitre de Maître du monde — a donné lieu à un compte-rendu dans le numéro du deuxième semestre 1902 de La Géographie. [31]
Il semble bien que la Caroline du Nord soit une région du globe à laquelle la plupart des explorateurs et voyageurs de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle aient accordé une moindre attention et l'aient traversée sans s'y arrêter longuement. Où donc Verne a-t-il été chercher son Great-Eyry ? Dans son imagination, probablement.
Maître du monde est une suite de Robur le conquérant. Verne utilise le même héros pour en faire le pilote et le capitaine d'un nouvel engin, qui, écrit-il à Hetzel, sera “le dernier mot de l'automobilisme”. Comme dans de nombreux romans, il lui faut un point central, grotte, volcan ou île, ce “point suprême” détecté en 1949 déjà par Michel Butor. [32]
Gravure de George Roux avec sa légende caractéristique: “A l'idée que l'Epouvante pût rivaliser avec les aigles...”.
Pourquoi ne pas en faire une aire, “Le nid de l'aigle” — titre du chapitre XV de Maître du monde — et le nommer Great-Eyry, puisque le terme “eyry” en anglais pouvait au dix-neuvième siècle signifier “aire” et que la montagne doit se situer aux Etats-Unis, où se déroule le roman. Le terme “aire” apparaît dix fois dans le roman, y compris dans la légende de la fameuse gravure de George Roux.
A la fin du dix-neuvième siècle, le territoire des Etats-Unis considéré comme connu se limitait vers l'ouest aux Etats du Middle West, aux environs du 98e degré de longitude ouest.
Pour placer son Great-Eyry dans une région montagneuse, Verne n'avait à disposition que la chaîne des Appalaches, dont le point culminant est le Mont Mitchell (2037 m), dans la partie ouest de la Caroline du Nord, entre Morganton et Asheville.
Verne a sans doute dû s'aider d'une carte ou d'un texte où figuraient les noms qu'il rapporte dans le roman, document qui manquait de précision puisqu'il écrit la rivière Catawba avec “S” et qu'il décrit Morganton comme “Bâtie en pleins terrains jurassiques particulièrement riches en houille, l'exploitation des mines s'y effectue avec une certaine activité”. En fait, toute la région de Morganton et de ses environs est constituée de roches cristallines métamorphiques, en particulier des gneiss fort en peine pour héberger de la houille. La base géographique du roman doit être abordée avec circonspection, car des entités topographiques comme le lac Kirdall à 80 milles à l'ouest de Topeka dans le Kansas (chapitre VII) sont, tout comme le Great-Eyry, un produit romanesque de l'imagination vernienne.
La falaise (imaginaire) du Great-Eyry et la falaise (réelle) de Pilot Mountain.
Mêlant l'imaginaire au réel — l'Epouvante s'envolant du sommet des chutes du Niagara, que Verne avait visitées en 1867 — dans un roman confiné au continent nord-américain, Verne a su, comme à son habitude, présenter, en homme de théâtre, son imaginaire comme réel. Et (presque) tous de s'y laisser prendre....
NOTES
- Correspondance inédite de Jules et Michel Verne avec l’éditeur Louis-Jules Hetzel (1886-1914). Tome II. Genève : Slatkine 2006, p. 134. ^
- Le manuscrit est disponible en ligne sur le site de la Bibliothèque municipale de Nantes. Merci à sa directrice, Agnès Marcetteau-Paul, d'avoir autorisé sa consultation. ^
- Richard Walser. Literary North Carolina, Raleigh, Division of Archives and History, NC Department of Cultural Resources, 1986, 182 p. (deuxième édition). ^
- Page 92. ^
- Richard Walser. “Jules Verne's fantastic voyages to North Carolina”, The State (Raleigh), Décembre 1987, pages 32-33. ^
- Thomas C. Parramore. Triumph at Kitty Hawk — The Wright Brothers and Powered Flight, Raleigh, Division of Archives and History, NC Department of Cultural Resources, 1993, 124 p. ^
- Pour tout savoir sur les traductions anglaises de Verne, consulter les deux articles de Arthur B. Evans: “Jules Verne's English Translations”, Science Fiction Studies, Mars 2005, p. 80-104; et “A Bibliography of Jules Verne’s English Translations”, Science Fiction Studies, Mars 2005, p. 105-141. ^
- Souvent vendus comme “Verne complet”, ces 15 volumes de Parke contiennent un peu moins de la moitié de son oeuvre romanesque et de nombreux textes sont présentés avec des coupures arbitraires pour satisfaire les besoins d'une édition en volumes uniformes (cf. Stephen Michaluk Jr. “Jules Verne: A Bibliographic and Collecting Guide” in The Jules Verne Encyclopedia, éditée par Brian Taves et Stephen Michaluk Jr., Lanham, Scarecrow Press, 1996, XVIII + 258 p. ^
- http://jv.gilead.org.il/vt/world/ ou http://jv.gilead.org.il/pg/thmst10.txt ou http://jv.gilead.org.il/stevens/MotW.pdf. ^
- http://ia700606.us.archive.org/8/items/masterofworldtal00vern/masterofworldtal00vern.pdf. ^
- Jules Verne. Maître du monde, chapitre 1, paragraphe 6. ^
- Edward William Phifer, Jr. Burke, the History of a North Carolina County, 1777-1920, Publié à compte d'auteur, Morganton, 1982, XVIII + 556 p. ^
- Larry R. Clark. Burke County, North Carolina. Historic Tales from the Gateway to the Blue Ridge, Charleston, SC, The History Press, 2007, 128 p. Le film de Hollywood évoqué par Clark est celui de William Witney de 1961, écrit par Richard Matheson avec Vincent Price dans le rôle de Robur, Charles Bronson dans celui de Strock. ^
- Christopher Blake. Linville Gorge Wilderness Area, Charleston, SC, Arcadia Publishing, 2009, 128 p. ^
- “Bald Mountain”, Harper’s Weekly, 11 avril 1874, p. 313. “Southern Mountain Rambles”, Scribner’s Monthly Magazine, Mai 1874, p. 5-33. ^
- “Our Vesuvius: The Religious Excitement – A Scientific Idea of the Convulsion”, Weekly Pioneer (Asheville, NC), 4 avril 1874. Le “moonshine” est un alcool résultant de la distillation illégale du maïs. ^
- William S. Powell. “How come Rumbling Bald is called Rumbling Bald”, The State (Raleigh), 14 octobre 1961, pages 15-16. ^
- Jules Verne. Maître du monde, chapitre 1, paragraphe 7. ^
- http://en.wikipedia.org/wiki/Brown_Mountain_Lights, http://www.ibiblio.org/ghosts/bmtn.html, http://www.dancaton.physics.appstate.edu/BML/index.htm. ^
- Jules Verne. Le Village aérien, Paris, Hetzel, 1901. Le chapitre II du roman s'intitule : “Les Feux mouvants”. ^
- Charles Yriarte. “L’Istrie et la Dalmatie”, Le Tour du monde, 1875, Premier semestre, p. 193-240. Mme et M. Louis Agassiz. Voyage au Brésil, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1869. ^
- Emile de Girardin. “Voyage dans les Mauvaises terres du Nebraska”, Le Tour du monde, 1864, Premier semestre, pages 49-68. ^
- Correspondance inédite de Jules et Michel Verne avec l’éditeur Louis-Jules Hetzel (1886-1914). Tome II. Genève : Slatkine 2006, p. 134, 135, 138 et 139. ^
- H.E. Colton. Mountain Scenery. Philadelphie, C. Sherman & Son, 1859, 112 p. ^
- William Bartram. Voyage dans les parties sud de l'Amérique septentrionale, deux volumes, Paris, Maradan, An IX, 458 et 438 p. L'original en anglais avait paru en 1793 à Dublin, chez J. Moore, W. Jones, R. Mc Allister, and J. Rice sous le titre Travels through north and south Carolina, Georgia, east and west Florida, the Cherokee country, the extensive territories of the Muscogulges or Creek Confederacy, and the country of the Chactaws. William Bartram est mentionné deux fois par Jules Verne — mentions en rouge — au début du chapitre XIII de De la Terre à la lune : “Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un devoir d'étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires ne vendirent tant de Bartram's travel in Florida, de Roman's natural history of East and West Florida, de William's territory of Florida, de Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East Florida. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C'était une fureur”. ^
- François André Michaux. Voyage à l'ouest des monts Alléghanys dans les Etats de l'Ohio, du Kentucky et du Tennessee, et retour à Charleston par les Hautes-Carolines, Paris, Levrault, Schoell et Cie, an XII (1804), 312 p. ^
- Arnold Guyot. “Notes on the geography of the mountain district of western North Carolina”, The North Carolina Historical Review, juillet 1938, p. 151-318. Présenté et annoté par Kenneth S. Boardman, Myron H. Avery et Jean Stephenson. ^
- Volker Dehs. “La Bibliothèque de Jules et Michel Verne”, Verniana. Etudes Jules Verne, vol. 3, 2010-2011, p. 51-118. ^
- Elisée Reclus. Nouvelle géographie universelle. La Terre et les hommes. Vol. XVI, Les Etats-Unis, Paris Hachette, 1892, P.271-273. ^
- [Conrad] Malte-Brun. Précis de géographie universelle. Tome sixième. Paris, Au Bureau des publications illustrées, 1845 p. 111. ^
- Le Bulletin de la Société de géographie de Paris est devenu La Géographie en 1900. Voir: Emile Berté. “Les éruptions de la Montagne Pelée. Récit et observations d'un témoin”, La Géographie, 1902, P. 133-141. ^
- Michel Butor. “Le point suprême et l'âge d'or à travers quelques oeuvres de Jules Verne”, Arts et Lettres, vol. 4, no 2, 1949, p. 3-31. ^