En 2005, un siècle après la mort de Jules Verne, le fossé qui s'élargissait entre les deux univers se réclamant de lui est devenu un abîme définitif. D'un côté, ces deux mots de cinq lettres — Jules Verne — synonymes d'aventures et de découvertes dans l'imaginaire populaire, de l'autre, l'homme qui avait porté ce nom et produit une œuvre telle qu'elle fait partie désormais du patrimoine de l'humanité.
Peu d'écrivains ont connu, comme Jules Verne, une célébrité permanente et un déferlement de dérivés utilisant son nom et son œuvre. Un simple exemple : Nina Ricci, IBM, Nestlé, Toshiba, Vélosolex, Waterman, et bien d'autres sociétés commerciales ont utilisé les mythes et archétypes nés autour de son nom et de son œuvre pour vendre leurs produits et leurs services. Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, des papiers peints représentant l'aveuglement de Michel Strogoff ou la grotte aux serpents du Tour du monde en 80 jours décoraient les chambres de la bourgeoisie française. [1]
Déjà du vivant de Jules Verne, à un fonctionnaire qui lui disait: “Tout ça, mon général, c'est du Jules Verne”, le général Lyautey rétorqua: “Mais oui, mon bon monsieur, c'est du Jules Verne, parce que depuis vingt ans, les peuples qui marchent ne font plus que du Jules Verne”. [2]
Cette parole célèbre marque le début du symbole, de l'icône “Jules Verne” qui n'a plus rien de commun avec l'écrivain et son œuvre. Jules Verne est devenu un concept, un archétype évoquant l'aventure. “Je suis un successeur de Jules Verne” me disait Steve Fossett en novembre 2004, en déposant à la Maison d'Ailleurs en Suisse le premier autographe de Jules Verne ayant voyagé dans l'espace. [3] Le symbole a connu son sommet en 2008 avec le lancement du premier ATV (“Véhicule de transfert automatique” ou “Automated Transfer Vehicle”) de l'Agence spatiale européenne. [4]
A cause de ces produits dérivés et des éditions pour la jeunesse, abrégées, parfois mutilées jusqu'à paraître infantiles, aussi bien en français qu'en anglais (ou en toute autre langue), Jules Verne a continué à être lu et son nom n'a pas disparu dans un oubli temporaire. Verne a été et est traduit en 93 langues [5] et son lectorat couvre la planète.
Mais ce n'est réellement que depuis une cinquantaine d'années que l'auteur des Voyages extraordinaires est l'objet de travaux de recherches importants et de découvertes parfois surprenantes et inattendues.
En 2005, le domaine des recherches verniennes s'est consolidé à Amiens avec la célébration du centenaire de la mort de l'écrivain. Sous le thème de Jules Verne, auteur planétaire, titre que j'avais suggéré au Centre de documentation amiénois, des dizaines de spécialistes et amoureux de Jules Verne s'étaient réunis pour fêter leur passion commune. Cette première (et aujourd'hui encore unique) concentration vernienne a vu des spécialistes du monde entier se retrouver à Amiens pour se connaître et pouvoir mettre des visages sur des noms que seuls les courriels avaient permis jusqu'alors d'apprécier. Venus de France (c'était bien la moindre des choses...), d'Allemagne, d'Espagne, d'Italie, de Suisse, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, des Etats-Unis, de Chine, du Portugal, de Pologne, tous amenés par le Forum Jules Verne, [6] ils se sont promis de travailler ensemble pour poursuivre la recherche vernienne et promouvoir l'homme et les œuvres du romancier le plus traduit du monde.
Cette collaboration internationale (et planétaire) avait connu ses premiers balbutiements au milieu du vingtième siècle lorsque des membres de la Société Jules Verne américaine avaient correspondu avec Jean-H. Guermonprez, un des deux fondateurs (avec Cornelis Helling) de la Société Jules Verne. Dans le cadre de conventions de science-fiction, des spécialistes verniens s'étaient retrouvés des deux côtés de l'Atlantique, comme Ion Hobana et Arthur Evans qui, dans les années 1970, se sont rendus à Yverdon-les-Bains en Suisse, l'un venant de Roumanie, l'autre des Etats-Unis pour participer à des réunions francophones de science-fiction. Le Bulletin de la Société Jules Verne et la Revue Jules Verne ont toujours accueilli dans leurs pages des études de spécialistes non francophones (avec leurs textes traduits en français), comme le Russe Eugène Brandis, l'Anglais Idrysin Oliver Evans ou l'Américain Brian Taves. Mais ce n'est qu'au vingt-et-unième siècle que ce travail en commun s'est matérialisé dans des livres destinés au grand public.
Déjà du vivant de Jules Verne, ses romans furent traduits dans de nombreuses langues. Même si ces traductions — de qualité lors de traductions portugaises, [7] désastreuses lors de traductions anglophones [8] — constituent une base de la recherche vernienne, on ne peut les faire entrer dans le domaine de la recherche vernienne internationale. Une autre base de la recherche vernienne sont les biographies dont celles de Marguerite Allotte de la Fuÿe et Jean Jules-Verne furent traduites en plusieurs langues.
L'édition du Tour du monde en quatre-vingts jours chez Gallimard en 2009 peut être considérée comme une première en francophonie. [9] Voilà une édition populaire, commentée et annotée pour le grand public par un citoyen de Hong-Kong, d'origine écossaise, William Butcher. [10]
Un effort semblable se poursuit actuellement aux Etats-Unis, où, sous les auspices de la Société Jules Verne nord-américaine, plusieurs textes verniens sont publiés pour la première fois en anglais, avec des notes, commentaires et introductions de spécialistes venus d'horizons aussi divers que la France, l'Irlande, le Mexique, l'Espagne, la République tchèque, l'Allemagne, les Pays-Bas et le Canada. Ces textes sont réunis en une collection nommée « The Palik series » et diffusés par BearManor Media. [11]
Verniana commence sa cinquième année d'existence et participe à cette agora internationale qu'est devenue la recherche vernienne. La mise en commun des recherches, découvertes et du savoir vernien qui en découle se déroule au niveau planétaire. Au moment où la globalisation s'impose de plus en plus, il est bon de se souvenir que notre auteur, déjà, s'était fixé comme frontière « les mondes connus et inconnus ». Délaissant l'imagerie populaire qui voit en Jules Verne un symbole d'aventures et de découvertes plus ou moins prophétiques, la réunion des efforts de recherche venus de plusieurs points de la planète permettront aux études verniennes de continuer à marcher, comme le remarquait Lyautey.
NOTES
- Une simple liste (incomplète, cela va de soi) d'objets “verniens” donne une idée de ce déferlement qui aide le concept “Jules Verne” à devenir un archétype: rues, lycées, hôtels, restaurants, sociétés sportives, groupes de musique et orchestres, festivals, films et émissions de radio et de télévision, cratère lunaire et véhicule spatial, train et navires, bateaux de plaisance, “T-shirts”, bagues de cigares, dés à coudre, peignes, stylos et plumes, cendriers, assiettes et tasses, cartes postales, épinglettes, tortillas, pommes chips, bouteilles de vin, bières, papiers peints, vitraux, puzzles, assiettes, jeux de cartes, jeux de société, etc., etc. ^
- Louis Hubert Gonzalve Lyautey (1854-1934), militaire et académicien français, officier pendant les guerres coloniales, résident général au Maroc, maréchal de France en 1921. Auteur de Lettres du Tonkin et de Madagascar (1894-1899), Paris, Armand Colin, 1920, 2 vols. (X+340 et 304 p.) dont est tirée la célèbre citation, souvent tronquée, à propos de Jules Verne. ^
- James Stephen Fossett (1944-2007), marin, pilote et aventurier américain, détenteur de 62 records, en particulier de distance parcourue et d'altitude en planeur. Le 4 octobre 2004, SpaceshipOne (http://www.scaled.com/projects/tierone/041004_spaceshipone_x-prize_flight_2.html) gagne le X-Prize avec un autographe de Jules Verne à son bord. Grâce à ses relations avec l'entreprise responsable du vol, Steve Fossett a pu faire transporter par SpaceshipOne ce jour-là une lettre signée Jules Verne appartenant à la collection Margot. Ce document est aujourdhui visible à la Maison d'Ailleurs, à Yverdon-les-Bains, en Suisse (http://www.ailleurs.ch). ^
- La page http://www.esa.int/esaCP/SEMEXY2AR2E_France_0.htm de l'Agence spatiale européenne mentionne Jules Verne et de là, il est possible de “naviguer” au sein de l'histoire du premier ATV. ^
- http://verne.garmtdevries.nl/fr/langues/ ^
- Le Forum Jules Verne (http://jv.gilead.org.il/forum/) permet à plus de 250 verniens de communiquer, de dialoguer, de poser des questions et souvent d'obtenir des réponses rapides évitant des recherches longues et fastidieuses. Il fait partie du site de Zvi Har'El, qui d'Israël, l'a développé pour couvrir les besoins de tout amoureux de Jules Verne, en mettant à disposition une bibliographie complète des œuvres de Verne, plusieurs textes de Verne, plusieurs dizaines de textes de chercheurs comme Arthur B. Evans, William Butcher et Brian Taves et des pointeurs vers d'autres sites consacrés à Jules Verne. La qualité du site de Zvi Har'El est telle qu'elle a eu les honneurs des premières pages du Figaro et du New York Times. Voir à ce sujet l'hommage rendu à Zvi Har'El au début du premier volume de Verniana. ^
- Jean-Michel Margot, “Jules Verne et le Portugal”. Bulletin de la Société Jules Verne, vol. 16, no 61, janvier-mars 1982, p. 175-179. ^
- Arthur B. Evans recense et documente les mauvaises traductions en anglais dans “Jules Verne's English Translations”, Science Fiction Studies 32.1 (2005): p. 80-104. ^
- Jules Verne. Le Tour du monde en quatre-vingts jours. Paris, Gallimard (coll. Folio, no 4934). Edition présentée, établie et annotée par William Butcher. 2009, 416 p. ^
- Jean-Pierre Picot. "Le Tour du monde en quatre-vingts jours — édition de William Butcher". Verniana, vol. 2, 2009-2010, p. 203-208. ^
- Sous la houlette de Brian Taves, quatre volumes ont vu le jour en 2011 :
The Marriage of a Marquis (Le Mariage de Monsieur Anselme des Tilleuls), volume contenant aussi Jédédias Jamet, avec des contributions de Edward Baxter, Jean-Michel Margot, Walter James Miller, Kieran O'Driscoll et Brian Taves).
Shipwrecked Family (L'Oncle Robinson), avec des contributions de Sydney Kravitz et Brian Taves.
Mr. Chimp and Other Plays (Monsieur de Chimpanzé, Les Compagnons de la Marjolaine, Un Fils adoptif, Onze jours de siège), avec des contributions de Frank Morlock, Jean-Michel Margot et Brian Taves. The Count of Chanteleine (Le Comte de Chanteleine), avec des contributions de Edward Baxter, Brian Taves, Garmet de Vries-Uiterweerd et Volker Dehs. ^