« Pendant des décennies, des centaines d'ouvrages et d'articles ont été consacrés à l'œuvre de Jules Verne comme si elle était un ilot isolé au milieu d'un océan désert... La création de la revue Jules Verne & Cie répond à une démarche qui se veut inverse de celle-là, car cet auteur n'est pas le seul à écrire des romans de voyages extraordinaires. Un peu avant lui parfois, surtout en même temps que lui, bien d'autres romanciers publient des textes importants sur des thèmes identiques. Ils les abordent parfois d'une manière assez proche, parfois très différemment. Certains sont des imitateurs pas toujours inspirés, d'autres se montrent extraordinairement imaginatifs. » [1]
A l'instar d'Hetzel annonçant le projet des Voyages extraordinaires de Jules Verne en 1867 en guise de préface à l'édition in-octavo des Voyages et aventures du capitaine Hatteras, le Club Verne d'Amiens annonce clairement son intention de replacer Verne au sein de ses contemporains romanciers populaires.
Si les noms de Paul d'Ivoi et d'Albert Robida sont bien connus, ainsi que celui d'André Laurie (ou Paschal Grousset), il n'en est pas de même des noms comme — dans le désordre — Pierre Maël, Georges Le Faure, Louis Jacolliot, Gaston Leroux, Emile Driant (ou capitaine Danrit), Alphonse Brown, Louis Boussenard, Gustave Le Rouge, Fortuné Castille (ou Fortuné du Boisgobey), Pierre Alexis Ponson du Terrail, etc., pour ne mentionner que des romanciers populaires francophones.
Cette intention de relativiser l'œuvre vernienne en la situant au sein du roman populaire de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle a permis au Club Verne de lancer un nouveau périodique vernien francophone après le Bulletin de la Société Jules Verne, la Revue Jules Verne (qui incorpora les Cahiers du Musée Jules Verne de Nantes et J.V. du Centre de documentation d'Amiens) et la Revue des lettres modernes (série Jules Verne) chez Minard.
Pour un premier numéro, il fallait choisir parmi les nombreux thèmes existants dans ces voyages extraordinaires de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Le Club Verne avait à sa disposition des régions explorées, des véhicules, des aventures, etc. Le choix s'est porté sur l'Asie, thème suggéré par Laurence Sudret.
Ce choix est excellent, car il évite les écueils d'un sujet trop riche, trop connu, ou trop controversé et permet une publication de bon aloi.
Après une introduction de Daniel Compère, directeur de la revue, où il est précisé que Jules Verne et Cie doit être considéré comme un supplément de la revue Le Rocambole, Claude Lengrand recense les romans verniens touchant à l'Asie. Se basant sur son Dictionnaire des Voyages extraordinaires, [2] Claude Lengrand classe les 13 romans où l'Asie est présente selon la région et les habitants concernés. Il termine par un lexique des noms propres des personnages asiatiques.
Après cette mise à niveau de l'Asie vernienne, le lecteur est invité à se rendre aux Indes avec un article signé Laurence Sudret, qui établit une filiation littéraire entre le prince Dakkar et Nana Sahib. Après un rappel historique de la révolte des Cipayes, le lecteur est sollicité par les deux révoltés indiens des Voyages extraordinaires, le premier issu de l'imagination de Verne et devenu archétype populaire, l'autre bien réel et historique, de son vrai nom Dandhu Panth. Après un coup d'œil à Dickens et une mise en évidence du thème de la fratrie chez Verne, l'article termine sur un point d'interrogation: Verne, anglophobe, était-il colonialiste ou non, ou alors une telle question est-elle absurde, vu le contexte géopolitique de l'époque?
Daniel Compère reste aux Indes avec Louis Jacolliot et son Coureur des jungles. Son article constitue probablement une première, car Jacolliot est demeuré pratiquement inconnu jusqu'à l'arrivée de Rocambole dans la recherche littéraire sur le roman populaire. A l'instar de plusieurs des treize auteurs de ce numéro du Bulletin du Club Verne, Compère trace une courte biographie de Jacolliot (qui a vécu un peu moins de trois ans aux Indes) et résume Le Coureur des jungles, où on retrouve Nana Sahib et où les anglophobes apprécieront une féroce critique de l'Angleterre colonialiste. Le Coureur des jungles est un français, Frédéric, surnommé le Serdar, terme que l'on peut rapprocher de sirdar, nom donné aux sherpas qui dirigent l'équipe indigène de soutien des expéditions himalayennes des années 1950-1960.
Après ces trois premiers textes, le lecteur est invité à se déplacer vers l'est et le nord, en Indochine, en Chine, au Japon et en Sibérie.
Une courte étude littéraire de Noémie Luciani introduit cet ensemble. Son analyse structurale des Tribulations d'un Chinois en Chine nous ramène à Verne avec la démonstration que le roman est en fait un conte philosophique.
Puis Volker Dehs nous offre, à son habitude, un morceau de résistance, révélant pourquoi la pièce (qui aurait dû être à grand spectacle, grâce à d'Ennery) Les Tribulations d'un Chinois en Chine de Jules Verne n'a jamais vu le jour, même après avoir vu son titre modifié en Likao ou Li-kao.
Philippe Burgaud saisit la balle au bond et poursuit en narrant les dessous de l'histoire qui a abouti le 18 mai pour la Générale, et le 23 mai 1931 pour la Première représentation des Tribulations d'un Chinois en Chine de Claude Farrère (de son vrai nom Frédéric Bargone) et Charles Méré sur la scène du Théâtre Sarah-Bernhardt. Burgaud explique comment Claude Guillon-Verne a écrit la musique de la pièce et détaille les interventions de Michel Verne, petit-fils de Jules et fils de Michel. La pièce en 3 actes et quinze tableaux n'a pas connu le succès escompté.
A partir de là, la deuxième partie de ce volume est consacrée surtout à un stéréotype régnant au tournant du vingtième siècle, le péril jaune.
Et on débute avec le plus sanguinaire des romanciers, celui qui, selon Pierre Versins, « de tous les anticipateurs, eut le triste mérite, sans recourir à la fin de notre globe, d'accumuler sous lui le plus de morts en le plus grand nombre de pages. » [3] Justifiant cette affirmation, Versins cite Emile Auguste Cyprien Driant (ou Capitaine Danrit, de son nom de plume), capable de franchir les limites du sublime: « Sur le plancher de madriers, de larges flaques rouges témoignaient du massacre accompli là. « Laissez-les, fit tranquillement le lieutenant Forster. Le sang est un lubrifiant, il aidera au glissement de l'appareil. » [4] Daniel David, spécialiste de Driant, s'attaque à bras-le-corps à L'Invasion jaune du Capitaine Danrit, résumant fort bien ce roman qualifié de politique-fiction, qui décrit une « conquête à l'échelle d'un continent, le Japon fournissant les états-majors et les techniciens, les Chinois les masses innombrables de soldats et d'exécutants. » David offre une excellente analyse du roman et le place, avec la vision simplificatrice de Driant, dans son contexte du début du vingtième siècle.
Avec cet article, l'iconographie du volume évolue vers des gravures plus sanglantes. Une douzaine, extraites des volumes recensés et analysés, sont des scènes de bataille.
Après un courte étude de Masataka Ishibashi [5] sur Verne et le Japon, le lecteur se déplace dans le nord du Vietnam, dans cette partie autrefois nommée Le Tonkin.
Alfu décortique le seul roman de Georges Le Faure consacré à l'Asie — du moins dans la préiode vernienne — Aventures de Sidi Froussard. Après un résumé détaillé de ce roman dont l'action (c'est le cas de le dire!) se déroule au Tonkin, Alfu conclut que, sur un fond de combats violents, « il s'agit d'un roman « patriotique », destiné à éduquer la jeunesse dans la bonne direction politique » et y voit un précurseur des Zigomar et des Fantômas à venir.
L'article suivant est comme une bouffée d'air frais, surtout pour les collectionneurs des cartonnages de percaline chatoyants, colorés et rutilants offerts au public entre 1865 et 1914. Jean-Luc Buard emmène le lecteur dans le monde de l'édition de cette époque. Son outil est un catalogue de 300 ouvrages, résultat de la publication du Bulletin de la Libraririe Huet. Choisissant les ouvrages ayant trait à l'Asie, il illustre son article de 8 superbes illustrations en couleur, avec un total de 14 cartonnages.
Se rendant en Sibérie, Lionel Dupuy, s'appuyant sur Michel Strogoff, propose une analyse d'une des plus anciennes cités sibériennes, Tomsk. Attribuant à Verne l'ambition de faire œuvre de géographe, il remonte aux sources du roman et propose au lecteur une analyse géographique de l'itinéraire du héros.
Près d'un quart de ce numéro de Jules Verne et Cie est consacré à Paul d'Ivoi où Marie Palewska analyse les Voyages excentriques avec la perspective (encore une fois!) du péril jaune. Résumant plusieurs romans du rival de Jules Verne, appuyé de nombreuses notes (comme les autres textes de ce numéro, d'ailleurs), l'article met en évidence « la vision occidentale des Japonais, comme des Chinois, indissociable au tournant du XXe siècle, d'une phobie alors répandue en Europe comme en Amérique : nommée le péril jaune, mettant en avant le danger que représenteraient les Asiatiques pour la survie même de la race blanche. »
Le volume se clôt sur une étude d'Alfu du roman de Pierre Maël Blanche contre Jaunes. L'auteur connecte historiquement le stéréotype du péril jaune à la guerre russo-japonaise et la prise de Port-Arthur par les Japonais en janvier 1905. Combinant fiction et histoire, ce texte est ainsi bien à sa place en fin de volume.
Ce premier numéro de Jules Verne et Cie, de fort bonne tenue et bien illustré, mérite sa place dans toute bibliothèque vernienne et/ou consacrée à la littérature populaire de la deuxième moitié du dix-neuvième et du début du vingtième siècle. Un seul regret, destiné surtout aux lecteurs hâtifs: un résumé des articles en début de texte serait le bienvenu.
NOTES
- Paragraphe repris de la deuxième couverture de ce premier numéro de Jules Verne et Cie. ^
- Claude Lengrand. Dictionnaire des Voyages extraordinaires. Amiens, encrage, 1998, 320 p. ^
- Pierre Versins. Encyclopédie de l'Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science-Fiction. Lausanne, L'Age d'homme, 1972, p. 223. ^
- Capitaine Danrit. L'Aviateur du Pacifique. Paris, Flammarion, 1909, 512 p. ^
- Pour en savoir davatage sur Mastaka Ishibashi, consulter Samuel Sadaune. « Jules Verne et Jules Hetzel : co-auteurs ? - un compte-rendu de la thèse de Masataka Ishibashi . » Verniana, volume 2 (2009-2010), p. 199-202. ^