Introduction. Quel temps chez Jules Verne ?
On pourrait, en lisant ce titre, s’imaginer qu’il s’agit d’évoquer deux questions qui reviennent fréquemment s’agissant de Jules Verne : était-il optimiste ou pessimiste (sous entendu : croyait-il au progrès ?) ? Etait-il un auteur de science-fiction ?
Mais la présence du mot « avenir » dans le titre de cette étude n’a rien à voir avec le progrès et que fort peu avec la science-fiction. Par ce vocable, j’entends m’intéresser à une manière de formuler les choses, de faire bouger une intrigue, de montrer des personnages et, surtout, de représenter un monde, qui ressemble au nôtre mais qui n’est pas (et qui ne se veut sans doute pas) le nôtre. Il ne faut pas oublier que Jules Verne est un enfant du premier tiers du XIXe siècle, une époque où précisément les romans d’anticipation et de science-fiction ne sont pas légion. Il appartient à ce moment très particulier de l’histoire où le temps a subi une importante mutation. Jusqu’au XVIIIe siècle, on peut considérer que le temps qui comptait était le passé. On vivait selon des coutumes anciennes, on existait selon ce qu’étaient nos ancêtres, on tentait de retrouver ou de reproduire l’âge d’or ou le bon vieux temps. [1]
Avec le XIXe siècle, le futur va peu à peu prendre le dessus. L’histoire ne va plus être une succession de références anciennes, mais au contraire un processus logique qui doit conduire vers un toujours mieux. Bien entendu, une telle transformation des esprits et des habitudes de perception ne s’est pas faite en une journée et n’a pas concerné l’humanité dans son ensemble. Au début du siècle, l’un des genres triomphants est justement le roman historique. Puis, des auteurs comme Balzac et Dickens ont fini par commencer à imposer le présent, ou plutôt à en faire un objet honorable (jusque-là, c’étaient essentiellement les ouvrages à portée satirique ou picaresque, voire comique, qui s’occupaient du présent).
Jules Verne a lui aussi parlé du passé et du présent. Mais l’avenir est lui aussi apparu, sous les formes les plus diverses. D’abord, et principalement, parce que plusieurs de ses premiers romans présentaient des aventures qui ne pouvaient avoir lieu dans le présent, mais qui en même temps présentaient des personnages, du matériel, des situations qui étaient contemporains à Jules Verne, voire même légèrement antérieurs. Ainsi, le roman Cinq semaines en ballon nous parle notamment d’une remontée vers les sources du Nil qui est contemporaine du voyage de Fergusson et de ses compagnons. Mais Burton et Speke, les deux explorateurs qui ont sans doute le plus inspiré l’écrivain n’ont pas envisagé (pas plus que d’autres), la traversée de l’Afrique d’est en ouest en ballon et il n’est pas évident que cela eût été possible. [2] Les deux romans suivants, Voyage au centre de la terre et Voyages et aventures du capitaine Hatteras, représentent des voyages qui s’inscrivent théoriquement dans un futur très lointain, voire utopique, même si l’action est contemporaine à la période où ces romans sont rédigés.
Surtout, les narrateurs (car ils furent nombreux dès le début) de ces romans le firent avec un sérieux dans la voix, un sens du vraisemblable même quand on baignait dans l’invraisemblable, qui éloignait déjà Verne de Poe et, surtout, de la plupart de ces prédécesseurs comme Lucien de Samosate ou Cyrano de Bergerac dont le ton farcesque enlevait toute illusion du réel. Puis, sont venues les prédictions didactiques, les craintes formulées par les personnages, les jeux avec la datation, et les mélanges spatio-temporels près des pôles et du soleil. Les regards des héros, même s’ils continuent d’évoquer le passé et d’appartenir au présent de leur contemporain, sont désormais fixés vers un lieu lointain et obscur, qu’on appelle le futur. Du fermier irlandais qui s’inquiète du retour de l’hiver à l’ingénieur américain qui rêve de voir des machines volantes envahir une Icarie céleste, tous ces enfants de Verne sont tournés vers la même direction. Les Voyages ne font plus de remontée dans le temps (comme ça avait pu être le cas avec les deux premiers romans du cycle) : ils se dirigent vers l’avenir. Or, comme pour toutes les fois où il s’intéresse à un mot, Verne en déplie tous les sens possibles et en fait des histoires différentes (qu’on se rappelle ses jeux avec les mots « air » dans le Voyage en Angleterre et en Ecosse ou « cataracte » dans Une ville flottante). « L’avenir, c’est la grande boîte à surprises de l’humanité », déclare un des personnages de Jules Verne. [3] Et les romans de Jules Verne sont eux-mêmes une boîte à surprises, ou plus précisément une boîte de tous les possibles.
On peut considérer que dans les Voyages, le futur suit trois directions :
— Il y a d’abord le futur franc, dans sa définition la plus évidente : on voit ce qui se passera plus tard, dans un avenir qui est une suite logique du passé (ce qu’illustrait le roman non édité du vivant de Verne Paris au XXe siècle).
— Il y a ensuite le futur « avalé » ou « avalant » les autres temps : soit il est pris par une sorte de présent éternel ou d’intemporalité, soit il participe à un développement temporel circulaire, si bien que l’avenir est en même temps le passé (la nouvelle Edom en étant le meilleur exemple).
— Enfin, il y a le futur hypothétique ou conditionnel, qui provient plus d’échanges entre personnages, ou de fantasmes, que d’indices sérieux ; ce qui ne veut pas dire qu’un ouvrage ultérieur ne donnera pas raison à ces hypothèses (ainsi, dans le chapitre IV de la deuxième partie du Pays des fourrures, Paulina Barnett émet un souhait en apparence fantasque qui se réalisera dans L’Ile à hélice).
Le terme d’avenir est bien entendu très variable : il peut s’agir de ce que l’on fera dans une heure, de ce qui risque d’arriver le lendemain, de ce à quoi on souhaiterait parvenir. Si l’on s’arrête à ce niveau du futur, on peut prétendre sans trop de risques que tous les romans de Jules Verne sont concernés, voire même tous les romans de l’histoire de la littérature. Il est donc impossible, voire absurde, de s’arrêter à cette « unité » d’avenir minimale (la prochaine minute, la prochaine heure ou même la prochaine journée), à cette « perspective » d’avenir tout aussi minimale (le fait de souhaiter, d’espérer quelque chose). Le simple fait de penser, de bouger nous fait tendre vers une direction qui est forcément l’avenir, y compris si on espère retrouver quelque chose de l’ordre du passé. [4]
Très souvent aussi, l’avenir représente la fin d’une durée limite qui mettra fin à un enjeu : les quatre-vingts jours du tour du monde de Phileas Fogg ou, moins connu, les vingt-et-un jours dont disposent les héros du Chemin de France pour quitter l’Allemagne avant que la validité de leurs passeports prenne fin. L’avenir peut également être concentré sur une date symbolique, telle celle du 5 avril pour maître Antifer, ou plutôt pour son neveu Juhel qui doit se marier ce jour-là et a peur que la monomanie de son oncle ne la lui fasse rater. Il ne s’agit toutefois pas ici de l’avenir dans son terme général mais plutôt d’un événement placé dans un avenir proche, puis de plus en plus proche, à l’issue duquel d’ailleurs il semble subitement ne plus être question d’avenir ! Plus que d’un véritable avenir, on parlera donc plutôt ici d’un présent extensible et limité. On laissera donc de côté ce type d’intrigue et d’enjeu pour s’intéresser directement aux unités d’avenir supérieures. A commencer par celle des saisons.
I.1. Le cycle des saisons
La première perspective d’avenir, dans un grand nombre de Voyages, c’est effectivement le changement de saison. C’est un lendemain à peu près certain, et dont les conséquences sont en principe connues, parce qu’il a un rapport avec un passé peu lointain : la saison qui approche a déjà existé l’année précédente. Toutefois, même si ce phénomène a, dans le monde du réel, plutôt à voir avec la circularité, dans les Voyages, une saison n’apparaît en général qu’à une seule reprise : peu de romans dépassent en effet le cadre des douze mois (Citons, parmi ces exceptions notables, L’Ile mystérieuse et, bien entendu, Deux ans de vacances). Mais bien entendu, elle est tout de même supposée être apparue auparavant, même si le lecteur ne peut la connaître qu’à partir d’une description d’un narrateur ou d’un personnage (et à la condition que celui-ci n’ait pas bougé depuis un an, ce qui n’est pas si courant dans ce cycle de voyageurs). Généralement, la voix narrative emprunte des accents prophétiques pour annoncer les modifications et les conséquences sur le décor, mais aussi sur les personnages, que va déclencher ce changement de saison, souvent de la même manière qu’elle expliquerait un phénomène scientifique compliqué à un lecteur profane. Ainsi dans César Cascabel : « Mais encore quelques semaines, et la Californie serait redevenue cette terre généreuse entre toutes, cette mère féconde, où la graine des céréales se multiplie au centuple […] » (CL, 1, iii)
La voix narrative sait bien de quoi elle parle, puisque ce moment dans l’année qu’elle décrit a déjà existé. Sauf que, justement, le changement de saison apporte parfois des surprises. Lorsqu’il s’agit d’une zone polaire, l’arrivée de l’hiver se traduit le plus souvent par un bateau pris dans la glace (cf. Hatteras et Le Sphinx des glaces). La saison qui approche s’annonce donc comme une date fatidique avant le déclenchement d’une série d’épreuves. La particularité de ce genre d’avenir étant qu’on peut à peu près le dater au niveau des mois de l’année, mais qu’il peut être en retard ou en avance d’une ou plusieurs semaines, ou être plus doux ou plus terrible qu’à l’accoutumée. Finalement, la règle principale que l’on retient des Voyages extraordinaires concernant les saisons, c’est que celles-ci semblent être du domaine de la certitude et du familier, mais que la plupart du temps, elles apportent une bonne part d’incertitude et d’inattendu. La conséquence peut-être la plus surprenante de ce destin saisonnier dans un Voyage concerne l’Irlande de P’tit-Bonhomme : l’arrivée de l’hiver est finalement plus terrible pour le paysan irlandais que pour l’explorateur dans l’Arctique, ce qui fait dire au narrateur de P’tit-Bonhomme : « Ah ! l’avenir des tenanciers de l’Irlande, toujours à la merci des caprices climatériques ! » (PB, 1, xiii) Parfois, d’ailleurs, la saison n’apparaît pas dans un roman pour elle-même, mais parce qu’elle est une date butoir avant une épreuve : ainsi, dans Le Volcan d’or, c’est l’arrivée du printemps qui va signifier pour Summy Skin le début de ce « maudit voyage » vers le Klondyke. Ce n’est sans doute pas un hasard si les deux romans les plus futuristes de Verne, Sans dessus dessous et L’Ile à hélice, ont pour but, le premier de faire disparaître les saisons, le second de les fuir. « L’hiver ?... […] Connaissons pas ! » déclare Calistus Munbar (IH, 1, iv).
I.2. Les craintes pour l’avenir
Si la saison est l’unité temporelle minimale sur laquelle nous puissions nous baser, la crainte semble être le dénominateur commun de bien des personnages (mais aussi de nombreux narrateurs) face à l’avenir, ce qui relativise considérablement l’idée d’un Jules Verne admiratif devant le progrès. Au-delà du changement de saison, le changement climatique fait partie des thèmes qui reviennent souvent. Sans dessus dessous l’évoque déjà, dans son célèbre chapitre XV à la tonalité apocalyptique (L’Apocalypse et le millenium sont largement cités dans le chapitre XIII du même ouvrage) ; moins connu, moins spectaculaire aussi, car elle ne concerne qu’une partie de la planète, cette citation du narrateur de L’Invasion de la mer, rapportant que pour de nombreux touaregs, la création d’une mer intérieure provoquerait de l’humidité, alors que « c’est grâce à la sécheresse de l’air du Djerid » que les dattes du pays de Tozeur conservent leur saveur. Au-delà de l’éventuelle catastrophe écologique, c’est également le fruit de la terre qui est menacé (IR, vii).
Ces deux exemples sont révélateurs de la nature de la crainte que transmet ici le narrateur vernien. Il ne s’agit pas en effet de la peur de l’avenir en tant que tel ; il s’agit de la crainte de l’avenir que peut provoquer une intervention humaine. Le narrateur vernien ou les personnages font souvent part de leur inquiétude au sujet du changement naturel de saison. Mais généralement, un certain optimisme reste de rigueur, l’esprit combatif est là, y compris dans les régions polaires. Le personnage vernien reste convaincu qu’il réussira, peut-être pas à maîtriser la nature, mais tout au moins à la contrer.
Lorsqu’il s’agit de modifications climatiques dues à l’intervention humaine, les choses sont différentes : le processus ayant une origine humaine, les personnages prennent peur. On n'a plus à faire avec les dures lois de la nature ou de la providence, lois dures mais sûrement justes, mais à l’esprit du mal représenté par l’homme. Ainsi, on se retrouve face à ce paradoxe que les Voyages pourraient être une représentation de la lutte entre le bien et le mal, mais également celle d’un monde sans providence où l’homme est seul maître à bord et seul maître de sa destinée, pour le meilleur comme pour le pire. Dans les Voyages, les modifications climatiques dues à l’intervention humaine sont un processus proche de la destruction qui suscite la crainte, tandis que les changements saisonniers naturels, si durs soient-ils, même s’ils peuvent susciter la crainte et provoquer la mort, ne provoquent pas de catastrophes irrémédiables (à part tout de même des pertes humaines, en un nombre limité) et, surtout, sont corrigés par la saison suivante. Alors qu’il n’y a bien sûr pas ce genre de correctif dans les catastrophes citées dans Sans dessus dessous ou L’Invasion de la mer.
Philippe Mustière signalait que le système constituant le récit vernien « semble être systématiquement […] le bouleversement, le soubresaut, la cassure. » [5] On peut ajouter que la chronologie vernienne tend vers cette trinité. Le changement de saison ne peut se faire sans heurt si l’on veut qu’il signifie quelque chose. De même, le passage dans le temps n’a de sens que s’il provoque un bouleversement conséquent. L’avenir n’est pas qu’un simple changement de date. Il est forcément la crainte de la fin d’un état présent qui semblait, sinon idéal, du moins acceptable. Toute la question restant de savoir si cette cassure provient d’un phénomène naturel ou d’une intervention humaine.
Si nous regardons les craintes qui reviennent le plus fréquemment dans le cycle romanesque, c’est bien l’homme qui fait peur à ces congénères. Le thème, par exemple, de la ruée vers l’or est omniprésent. Il a une dimension réellement épidémique (alors que la peur, par exemple, d’une véritable maladie pandémique, comme la peste ou le choléra, est quasiment absente des Voyages, comme si, là aussi, on appréhendait plus une épidémie due au caractère de l’homme qu’une maladie naturelle, si l’on peut dire). On ne citera que ce passage fameux du Volcan d’or, lorsque maître Snubbin le notaire, déclare à Summy Skin et à Ben Raddle, en des termes qui paraissent aussi bien se référer que parodier l’Apocalypse :
[…] je dirai de malades en proie à cette fièvre de l’or qui a fait déjà et qui fera encore tant de victimes ! […] et il en sera ainsi jusqu’au jour du Jugement… je veux dire du gisement dernier ! (VO, 1, I)
Autre sujet fréquent de crainte, celle de voir disparaître des races d’animaux. Des romans aussi différents que Vingt Mille Lieues sous les mers, César Cascabel, Le Sphinx des glaces ou Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin sont remplies d’allusions à l’extinction possible et prochaine des baleines (mais aussi des lamantins dans La Jangada) par la faute des hommes. Mais il en est de même de tribus indigènes, comme celle des Tasmaniens : « Il n’en restera plus un seul à la fin du XIXe siècle ! » annonce le narrateur de Mistress Branican (MB, 2, i). Le système colonial anglais est largement mis à l’index, mais ce n’est pas le seul motif. Le commodore Simcoë, dans L’Ile à hélice, prophétise :
Mais, fait certain, c’est que l’indigène tend à disparaître. La colonie n’est point en voie de prospérité, ni la population en voie de croissance, et ce qui le démontre, c’est l’infériorité numérique des femmes par rapport aux hommes.
— C’est, en effet, l’indice de l’extinction prochaine d’une race, répond Frascolin, et, en Europe, il y a déjà quelques Etats que menace cette infériorité. (IH, 2, viii)
A contrario, les craintes concernant la possibilité d’une terre touchée par la surpopulation sont également fréquentes (particulièrement dans deux romans : Les Indes Noires et L’Ile à hélice).
Mais la crainte peut-être la plus ancienne dans l’œuvre vernienne, donc avant les Voyages, est celle de voir les chiffres remplacer définitivement les lettres. C’est déjà un thème majeur dans Paris au XXe siècle, et cette crainte est mise à nouveau en valeur dans L’Ile à hélice :
La vérité est que les élèves ne s’écrasent point aux cours publics, et, si la génération actuelle possède encore quelque teinture des études faites dans les collèges des Etats-Unis, la génération qui lui succédera aura moins d’instruction que de rentes. C’est là le point défectueux, et peut-être des humains ne peuvent-ils que perdre à s’isoler ainsi de l’humanité. (IH, 1, vii)
Pour terminer cette énumération, le tout dernier roman achevé écrit par Jules Verne, son fameux Maître du monde, contient un type de peur très actuel :
Enfin, pour épuiser la série des hypothèses, n’y avait-il pas là le cratère d’un volcan, et ce volcan dormait-il d’un long sommeil dont les poussées intérieures le réveilleraient quelque jour ?... Fallait-il redouter en son voisinage les violences du Krakatoa ou les fureurs de la montagne Pelée ?... Dans l’hypothèse d’un lagon, n’était-il pas à craindre que ses eaux, pénétrant les entrailles de la terre, puis vaporisées par le feu central, ne vinssent à menacer les plaines de la Caroline d’une éruption équivalente à celle de 1902 de la Martinique ?... (MM, I)
Peur des plus insolites et qui montre à quelle point l’actualité, dans les derniers romans de Verne, rattrape plus pesamment la narration. En effet, si les volcans qui entrent en éruption sont légion dans les Voyages, le phénomène était le plus souvent décrit par les narrateurs comme des spectacles enchanteurs, ou comme une nouvelle chance pour les personnages (bien entendu, les personnages eux-mêmes ne ressentent forcément cela de la même façon). Pour la première fois, à mon sens, dans ce cycle où l’homme fait peur à l’homme, ce n’est justement pas quelque chose provoqué par un humain mais un phénomène naturel qui suscite la crainte. Si Edom est bien de la main de Verne, on remarquera alors que l’invasion de la terre par l’eau, là aussi plutôt prétexte à d’éblouissantes descriptions (voir Hector Servadac), devient la nouvelle peur de demain. Ce n’est plus seulement l’homme, mais la nature qui devient folle dans le crépuscule vernien.
I.3. Futurisme
Lorsque l’on parle du futur ou de l’avenir dans les Voyages extraordinaires, c’est souvent avec en tête, sinon l’idée d’un Verne auteur de science fiction, en tout cas celle d’un Verne auteur d’anticipation. Plus que de futur, c’est donc de futurisme dont il est question.
Lucian Boia, dans un article du Bulletin de la Société Jules Verne, écrivait que
L’œuvre de Jules Verne s’inscrit dans le présent. Il ne parle pas de l’avenir, ou s’il le fait, il s’agit d’un avenir tout proche, et en tout cas très semblable au présent. Ses ‘anticipations’, ses inventions ne servent pas pour construire une société essentiellement différente de la nôtre. Elles sont plutôt les outils d’une ‘évasion’ de certains héros exceptionnels […]. [6]
On peut sans doute partager cet avis dans le cadre strict de l’invention, notamment technologique. En revanche, les regards que dirigent des personnages et des narrateurs vers l’avenir est multiple. Simplement, il ne s’agit pas d’un avenir véritablement chronologique. De ce point de vue, on peut retenir l’opinion de Jean-Pierre Picot, lequel, dans un article tentant précisément de répondre à la question « Jules Verne auteur de science fiction ? », parlait d’ « une sorte de révolution copernicienne » :
« ne pas emporter le lecteur dans les temps supposés futurs […] mais au contraire apprendre au lecteur à se familiariser avec l’avenir en train de se faire en son propre présent : rapprocher l’avenir, puisque chacun de nous vit en fait dans l’avenir de son propre passé : tant il est vrai que notre présent quotidien n’en finit pas d’être notre futur d’hier. » [7]
Mais si J.-P. Picot et L. Boia ont sans doute raison de nuancer l’aspect futuriste de l’œuvre de Jules Verne, il faut tout de même rappeler deux choses :
1° L’avenir proprement historique ou chronologique lointain est effectivement absent dans le sens qu’il n’est pas « représenté » par une histoire, encore moins par une intrigue. En revanche, comme tant d’autres choses, et non des moindres, la question du futur apparaît dans la bouche de personnages, voire dans les exclamations lyriques ou les verbiages didactiques de la cohorte des narrateurs, comme cet article s’efforce de le démontrer. A défaut de nous projeter dans le futur tels les voyageurs de Wells ou de Barjavel, Verne s’attache à imprégner le présent de l’histoire, voire même celui de la narration, de ce plus tard, de cet au-delà de cette époque, voire d’un au-delà de cette narration, de ce livre ! [8]
2° L’avenir ne concerne pas que des temps lointains et une société entière. La façon dont un être humain appréhende son propre espace temporel est également un élément primordial du chronotope. Juger l’évolution du temps, c’est aussi lire Rousseau se retournant sur son passé pour juger Jean-Jacques.
Il est amusant de constater cette contradiction qui a longtemps été présente dans la définition que l’on faisait autrefois de Jules Verne : un auteur de science fiction qui prévoyait l’avenir. Précisément, un auteur de science fiction présente de la science qui n’existe pas ! En dépit de tout le talent d’un H.G. Wells ou de tout le génie d’un Asimov, il ne semble pas qu’il y ait beaucoup d’hommes invisibles à se promener dans nos rues (en tout cas, on ne les a pas vus, ce qui, il est vrai, ne prouve rien !), ni qu’Harry Seldon et ses psychohistoriens n’aient pu prévoir la crise financière qui vient de nous toucher. Mais précisément, ni Wells ni Asimov n’ont jamais prétendu prédire l’avenir : il est fort douteux que cela ait eu le moindre intérêt pour eux.
Là où Verne se montre original, c’est qu’au lieu de situer ses romans dans le futur (dans son œuvre, Paris au XXe siècle est vraiment un cas à part), il cite des événements qui arriveront réellement dans le futur mais qu’il rend contemporains de son époque. Il y a bien sûr le cas d’événements qu’on peut qualifier de « farfelus », tel le fait d’envoyer en 1865 les Américains vers la Lune, mais aussi Hatteras au Pôle Nord en 1860. [9] Si à la rigueur Verne a pu croire possible l’accès un jour au Pôle Nord, croyait-il réellement que le voyage sur la Lune, ou même simplement autour, était possible ?
Beaucoup moins spectaculaire, mais de ce fait répondant plus à un genre anticipateur, il met souvent en scène des événements qui n’auront lieu que quelques années plus tard (mais que l’on pouvait prévoir). Il y a bien sûr le passage par le sous-marin du capitaine Nemo au canal de Suez en 1867, deux ans avant son inauguration. Ou la découverte de l’épave des navires de La Pérouse par Nemo, qui a en fait été découverte en 2008. Tout au long de la première partie des Aventures de trois Russes et de trois Anglais, il est fait allusion à une guerre qui risque d’éclater entre la Russie et l’Angleterre : le lecteur cultivé sait déjà que ce sera la guerre de Crimée et qu’elle va forcément poser un problème parmi les personnages.
Plus malicieuse est cette remarque insolite dans Kéraban-le-Têtu. Notre seigneur turc, qui craint le mal de mer, se voit contraint de traverser un fleuve pour accéder à une rive :
Il était vraiment fâcheux que le seigneur Kéraban ne fût pas né quelque cent ans plus tard ! Si son voyage s’était fait à cette époque, Ahmet n’aurait pas eu sujet d’être inquiet, comme il l’était en ce moment.
En effet, ce détroit tend à s’ensabler, et finira, avec l’agglomération des sables coquilliers, par ne plus être qu’un étroit chenal à courant rapide. Si, il y a cent cinquante ans, les vaisseaux de Pierre le Grand avaient pu le franchir pour aller assiéger Azof, maintenant, les bâtiments de commerce sont forcés d’attendre que les eaux, refoulées par les vents du sud, leur donnent une profondeur de dix à douze pieds.
Mais on était en l’an 1882 et non en l’an 2000, et il fallait accepter les conditions hydrographiques telles qu’elles se présentaient. (KT, 1, xiv)
Sans dessus dessous représente le cas peut-être le plus courant de cette manière de présenter l’avenir, à la fois encore inexistant et pas trop lointain. Le narrateur date les événements en 189., donc vers le futur, en tout cas au moment de la rédaction de ce roman qui date de 1889 (autrement dit, il y a au minimum une avance sur un an, mais ce peut tout aussi bien être sur dix ans). Par ailleurs, les événements décrits dans ce roman paraissent invraisemblables au niveau des proportions. Il semble difficile d’avoir un canon d’une telle taille et une ambition aussi délirante que celle qui motive les membres du Gun-Club. Toutefois, si on peut parler d’un roman « extraordinaire », il ne s’agit pas à proprement parler de science fiction (seules, encore une fois, les proportions sont invraisemblables, mais il n’y a pas trace d’invention nouvelle), ni de fantastique : pas de paranormal, pas d’hésitation entre le réel et le surnaturel, ce dernier étant totalement absent de cette histoire. On pourrait parler de société fiction, ou d’anticipation sur la façon de fonctionner de la société. La projection sur le futur vient donc moins d’un progrès technique ou d’un renversement des mentalités sociétales, mais bien plutôt de conséquences par rapport à des phénomènes déjà existants dans les années 1880. Ici, le futurisme n’apporte donc pas des éléments nouveaux, mais prend de l’avance sur les conséquences dues à ces éléments déjà anciens. En quelque sorte, Verne accélère un processus historique qui paraît devoir se réaliser de toute façon, mais à plus long terme.
Le dernier chapitre de Sans dessus dessous se veut d’ailleurs « très court, mais tout à fait rassurant pour l’avenir du monde ». Grâce à la science, il est possible en effet d’établir qu’on ne peut produire un déplacement de l’axe du globe :
Il semble donc que les habitants du globe peuvent dormir en paix. Modifier les conditions dans lesquelles se meut la Terre, cela est au-dessus des efforts permis à l’humanité. Il n’appartient pas aux hommes de rien changer à l’ordre établi par le Créateur dans le système de l’Univers. (SD, xxi)
C’est donc toute l’ambiguïté de ce roman qui semble si réaliste pour le lecteur du XXIe siècle d’être dénoncé comme irréalisable par un de ses narrateurs. Après avoir fait peur, on cherche à apaiser, ce qui a souvent été le propre de bien des romans futuristes justement : on vous présente un futur effrayant pour vous servir de leçon, et comme justement nous sommes certains que les hommes ont bien retenu la leçon, ce futur que l’on vous a présenté s’avère en fin de compte totalement invraisemblable (quitte à évoquer pour une fois le Créateur comme garantie absolue).
D’autres romans d’anticipation existent, moins cités parce que l’anticipation y est plus discrète, nullement technologique. L’un des plus fameux (et quasiment jamais cité dans cette catégorie) est Le Testament d’un excentrique qui nous présente le premier jeu réalité de l’histoire : ou comment des êtres humains, attirés par l’appât du gain (ou se laissant prendre au jeu) acceptent de devenir de simples pions et de mettre leur sort entre les mains d’un lanceur de dés : c’est d’après le chiffre qui sera obtenu par les dés que les pions iront, à leurs risques et périls (et à leurs frais) dans tel état des Etats-Unis, chaque état représentant une case d’un jeu de l’Oie géant.
Le cas très particulier des Indes Noires est exemplaire car il réunit plusieurs des formules utilisées par Jules Verne. Tout d’abord, la date à laquelle se déroule l’histoire se limite à un 18.. (qui n’apparaît même pas dans le manuscrit, en tout cas dans le premier chapitre dans lequel figure cette date du 3 décembre qui fait suite à la lecture de la première lettre. Le jour et le mois ne seront accompagnées d’un début d’année que dans les versions publiées). Non seulement elle n’est pas complète, mais nous n’avons même pas la décennie. Surtout, ce roman conjugue des regards vers un passé qui semble révolu et qui suscite la nostalgie de plusieurs personnages (au point, remarque Jean Delabroy, que les hommes de progrès deviennent passéistes et que l’ingénieur devient antiquaire [10]) et une situation futuriste en deux temps : tout d’abord, le chapitre prophétique du narrateur encyclopédique qui fait se dérouler à l’intention du lecteur toute l’histoire des houillères et énonce une prédiction :
La houille manquera un jour, – cela est certain. Un chômage forcé s’imposera donc aux machines du monde entier, si quelque nouveau combustible ne remplace pas le charbon. A une époque plus ou moins reculée, il n’y aura plus de gisements carbonifères, si ce n’est ceux qu’une éternelle couche de glace recouvre au Groënland, aux environs de la mer de Baffin, et dont l’exploitation est à peu près impossible. C’est le sort inévitable. […] cent siècles ne s’écouleront pas sans que le monstre à millions de gueules de l’industrie n’ait dévoré le dernier morceau de houille du globe. (IN, iii)
On voit donc le langage prophétique, mais s’appuyant autant que possible sur des arguments scientifiques. Le long discours se termine tout de même par cette précision qui est presque en contradiction avec l’intrigue du roman : « cent siècles ne s’écouleront pas… » Autrement dit, la pénurie est inévitable, mais elle n’est sans doute pas pour demain. Ce qui est une façon de nous conduire du côté du renouveau de la houille d’Aberfoyle qui recèle encore d’un filon inexploité et sans doute pas près d’être épuisé. Ainsi, tout ce qui a lieu dans les premiers chapitres qui servent d’introduction à ce roman semble n’être qu’une sorte d’avertissement de ce qui peut attendre un jour réellement et définitivement le monde des mines, mais qui leur est pour le moment épargné. A la fin du chapitre IX, une autre éventualité : « Et qui sait si, dans ces milieux à température constante […] la classe pauvre du Royaume-Uni ne trouvera pas refuge quelque jour ? »
Bien entendu, c’est le fameux chapitre XIII qui correspond le mieux à l’idée qu’on se fait généralement du futurisme. Devenu « Coal-City » dans les versions éditées, ce chapitre s’appelait à l’origine « Une métropole de l’avenir ». Le chapitre version manuscrit montre donc une cité futuriste, mais en décalage total avec le monde d’en-haut, avec l’extérieur qui continue à vivre à son époque. On pourrait songer ici à un procédé renversé du Voyage au centre de la Terre. Dans ce roman-ci, le monde du centre vit dans un passé qui n’a pas évolué. Dans Les Indes Noires, le souterrain se projette dans le futur. Mais entre les deux, il y a une autre différence fondamentale et qui n’est pas sans marquer l’évolution de la réflexion de Verne. Dans Voyage au centre de la Terre, le monde extérieur (notre monde) évolue, ne cesse d’avancer. Il y a donc une opposition entre l’extérieur en mouvement continu et le souterrain resté stationnaire dans un passé éternel ou dans un instant temporel. Avec Les Indes Noires, le souterrain a fait un bond dans le temps non pas suite à un voyage à travers les temps, mais parce que l’industrie a repris dans des conditions idéales : les personnes qui travaillent dans cette industrie vivent désormais dans ce souterrain. En revanche, l’extérieur, qui semble ne pas particulièrement bénéficier de la reprise de l’industrie, vit toujours dans une sorte de temps immuable, triste, où il fait toujours mauvais, ce qui n’empêche d’ailleurs pas (c’est une des contradictions du livre) la surpopulation de guetter la planète. On sent là (on pouvait le sentir dès Voyage en Angleterre et en Ecosse) une fascination de Jules Verne pour les oppositions entre les temps, lesquels seraient marqués par des lieux : Verne a vraiment frôlé le thème des mondes parallèles. A ceci près que pour lui, ces mondes sont parallèles physiquement, mais l’un est forcément en retard sur l’autre au niveau du processus historique.C’est ce même phénomène qui se met en route dans Hector Servadac, lorsqu’il apparaît évident que les Anglais vont continuer à vivre sur le même rythme que celui qu’ils connaissaient sur terre (même si ce rythme est accéléré malgré tout, les journées faisant deux fois moins d’heure : mais il est clair que les Anglais font semblant). En revanche, tous les autres représentants des nations, en tout cas les Français et les Russes, vont s’efforcer de s’adapter aux journées plus courtes de la comète.
II. Jeux avec le temps ou les « faux futurs »
Jules Verne ne se borne pas à parler du futur, il va jusqu’à créer des futurs totalement artificiels, où le rapport logique entre passé/présent/futur est particulièrement malmené par notre écrivain. Si bien que cette marche inexorable vers notre propre devenir, qui est le lot de l’humanité, prend des formes très étranges chez notre auteur, par des effets de répétition, de stationnement ou de retours en arrière qui semblent détruire les effets de réalisme de ces romans et leur donner au contraire un caractère poétique et merveilleux.
II.1. Anticipation et retours en arrière
Le passé n’est pas, mais il peut se peindre,
Et dans un vivant souvenir se voir ;
L’avenir n’est pas, mais il peut se feindre
Sous les traits brillants d’un crédule espoir !
Le présent seul est, mais soudain s’élance
Semblable à l’éclair, au sein du néant !
Ainsi l’existence est exactement
Un espoir, un point, une souvenance !
(Jules Verne. La Vie) [11]
Jules Verne utilise volontiers un procédé relativement courant qui consiste à placer en début de roman une scène, puis à revenir en arrière dans le chapitre suivant pour nous montrer comment on en est arrivé à cette première scène (Ce sont les fameux « Voici pourquoi… », ou « Six mois plus tôt, en effet… » si fréquents chez Balzac ou chez Hugo, et qui précèdent l’analepse). Par ce procédé, on obtient par moment un effet d’inéluctabilité par rapport à cet événement qui doit forcément arriver. C’est ce qui arrive au début des Mirifiques Aventures de maître Antifer et d’Un Drame en Livonie, par exemple, mais c’est sans doute avec les Voyages et aventures du capitaine Hatteras qu’elle a eu son plus bel accomplissement ; et cet effet est renforcé par la lettre qu’Hatteras écrit à Richard Shandon (1, ii), dans laquelle le temps le plus utilisé est le futur simple (avec, à défaut d’en avoir le mode, un caractère impératif), car il s’agit de dire ce que Shandon devra faire ; et le lecteur sait déjà que cela a été accompli. [12]
Sauf, et c’est là tout le talent et l’astuce de Verne, qu’Hatteras continue tout au long du premier tiers du livre à envoyer des lettres (signées K. Z.) à Shandon, lui indiquant toujours la route à tenir dans un proche avenir. Or, non seulement il s’obstine à ne pas indiquer à son second le but de ce voyage (donc à se propulser dans un avenir plus lointain, dépassant les quelques jours prochains), mais de surcroît le lecteur ne peut plus savoir cette fois si ces directives se réaliseront. Pourtant, du fait que ces lettres ne cessent d’apparaître de façon invraisemblable, aux moments les plus insolites, les personnages et le lecteur peuvent avoir l’impression que tout est programmé, prévu et va se réaliser selon les désirs de ce capitaine fantôme. Celui-ci semble jouer sur deux registres à la fois : narrateur omniscient et personnage invisible. [13] Lorsque finalement Hatteras fera son apparition, l’avenir changera définitivement de statut. Alors que tout semblait prévu et programmé par une force supérieure, subitement la progression dans le temps et l’espace se fait dans la terreur, l’incertitude, l’ignorance. Plus que tout autre roman parmi la cinquantaine qui va suivre, Voyages et aventures du capitaine Hatteras relie l’inconnu mystérieux avec l’avenir incertain. Pourtant, l’avancée en direction du Pôle Nord pourrait faire songer à une quête des origines, comme l’est totalement Voyage au centre de la Terre, comme l’est en grande partie Vingt Mille Lieues sous les mers. L’arrivée sur l’île Victoria avait quelque chose de la redécouverte du Paradis perdu par les survivants de l’expédition, dignes des Titans des temps anciens. C’est une interprétation parfaitement plausible et raisonnable. Mais j’y vois bien au contraire une dimension inverse. D’abord, par le nombre de références à des expéditions précédentes, qui ont échoué (dans tous les sens du terme) : cette expédition ne revient pas vers des lieux disparus (genre Atlantide) ou vers des sources historiques (une période antédiluvienne ou les sources du Nil) mais va au contraire vers un lieu qui n’a jamais été violé par quelque humain que ce soit auparavant. Hatteras et ses pairs sont les premiers. La science fait un bond en avant, l’histoire progresse dans le temps, d’autant que seuls ceux qui auront résisté jusqu’au bout verront le Pôle Nord. Mais en même temps, à peine touché, ce pôle, représenté par un volcan, disparaît. L’avenir ne saurait être borné à un lieu géographique. Une dizaine d’années plus tard, Verne récidivera avec L’Ile mystérieuse, longue remontée dans le temps : au moment d’atteindre notre époque, voire même de la dépasser par le perfectionnement qu’atteint la société de l’île Lincoln, le maléfique volcan temporel se mettra en route : la route de l’avenir sera de nouveau bloquée. Rappelons-nous que dans la nouvelle Edom, c’est également alors que d’éminents représentants de la société du XIXe siècle se gargarisent sur les derniers progrès du savoir et considèrent que ce progrès est illimité (ce qui est une manière de tuer l’avenir : il n’y a plus aucune incertitude pour un homme omnipotent, ayant évacué le divin et envahi tous les espaces) que la terre va subir cette monstrueuse montée des eaux, eaux qui vont engloutir le passé, le présent et l’avenir.
C’est ce désir d’empêcher une prise de possession de l’avenir (soit représenté par un lieu géographique, soit signifié par la maîtrise totale du savoir) qui fait sans doute que Voyages et aventures du capitaine Hatteras ne dispose pas d’une narration interne : on aurait bien vu Clawbonny occupant ce rôle qui semble un temps avoir été privilégié par Verne. C’est le cas des voyages sous la terre et sous les mers mais qui sont précisément une remontée dans le passé, l’avenir étant finalement représenté par l’instant de la narration. En laissant à Clawbonny la simple dimension d’un personnage parmi d’autres, ne donnant même pas son nom au titre du roman (bien qu’il me paraisse plus héroïque à tous égards que l’ennuyeux Hatteras), Verne a voulu s’assurer que l’avenir garde bien son aspect mystérieux et insaisissable, que ce soit géographiquement ou narrativement. Cette situation de l’avenir représenté par le récit lui-même et non par ce qui peut arriver à l’humanité ou aux personnages est très ironiquement illustré dans un des romans les moins célèbres de notre auteur. Dans Le Chemin de France, en effet, on trouve ce moment très surprenant où Natalis Delpierre écrit :
Evidemment, puisque je vous fais moi-même ce récit, puisque je l’ai écrit de ma main, c’est que j’en suis réchappé. Mais ce qui allait être le dénouement de cette histoire, quand j’aurais eu toute l’invention d’un conteur, il m’eût été impossible de l’imaginer. Vous le verrez bientôt. (CF,xxiii)
Rien n’est en effet plus intéressant (mais en même temps plus usité) qu’un personnage narrateur qui raconte un événement qui est forcément au passé par rapport au moment où il en parle (où il l’écrit) mais se projette dans le futur quant aux conséquences qu’auront ces événements. Ainsi, lorsque le professeur Aronnax déclare, dans Vingt Mille Lieues sous les mers : « […] on comprendra l’émotion produite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. » (VL, 1, I)
Là encore, Verne a fait preuve d’originalité avec le cas plus particulier de J.-R. Kazallon, dans Le Chancellor, qui rédige son journal. Dès le début (premier chapitre), il écrit :
Ai-je bien ou mal fait ? Aurai-je à me repentir de ma détermination ? L’avenir me l’apprendra. Je rédige ces notes jour par jour, et, au moment où j’écris, je n’en sais pas plus que ceux qui lisent ce journal, – si ce journal doit jamais trouver de lecteurs. (CR, I)
Comme s’il écrivait toujours en direct, son carnet en permanence dans la main, son stylo-plume de l’autre, au fur et à mesure que les événements se déroulent, sans avoir la moindre idée de ce qui va arriver dans la minute suivante. Posture invraisemblable, mais que l’illusion romanesque finit par suggérer fortement.
II.2. Le temps qui n’en finit pas ou le présent éternel
Que penser de ces unités de temps qui n’ont pas évolué et dont l’exemple le plus célèbre est le centre de la Terre ? Elles correspondent le plus souvent à un lieu particulier qui est celui de la création. C’est un espace spatio-temporel (un chronotope) qui représente le geste artistique gratuit : ce micro-espace, bien souvent, ne participe en rien de l’action, ou alors y joue un rôle, mais de « bloqueur ». S’agissant du premier cas, l’exemple de loin le plus représentatif est sans aucun doute cette île surprenante que rencontre Hector Servadac, qui semble être sortie tout droit d’un bel emballage, tant son métal et ses formes semblent à la fois parfaites et totalement inexploitables : ce site ne peut être qu’observé, admiré, mais en aucun cas exploré ni colonisé. Le temps n’a aucune prise sur ce lieu, car il ne suit pas le temps historique, ni celui de la narration. L’objet est comme en suspens entre les deux, le narrateur a l’air fier de l’avoir inventé et de le montrer à présent à son personnage. Sauf qu’il semble qu’il ait oublié que son personnage se retrouvait face à quelque chose venu d’une autre dimension et qui n’avait en principe rien à faire avec lui, rien à faire dans cette histoire. Bien des lieux quasi-féeriques semblent avoir le même statut dans les Voyages.
On a vu comment Verne jouait dans Voyages et aventures du capitaine Hatteras entre le temps de l’histoire (le fameux passé simple censé représenter le présent pour les personnages) et celui employé par Hatteras pour ses directives (le futur à caractère impératif). A ce va-et-vient constant entre ce qu’il est nécessaire et prévu dans les jours qui suivent et ce qui est accompli dans le présent s’ajoute également un passé, celui des voyages du passé, sur les mêmes routes, narrés par le docteur Clawbonny aux membres de l’équipage. Comme le centre de la terre, le Pôle Nord est donc un voyage dans le temps. Sauf qu’alors que Voyage au centre de la terre et Cinq Semaines en ballon sont plutôt une remontée vers le passé, Hatteras est un voyage vers un avenir incertain et qui semble toujours fuir, cependant que le passé a lui aussi disparu de ces contrées. Mais « l’imagination du docteur » « croyait entrevoir sous les arceaux glacés de la banquise les pâles fantômes de ceux qui ne revinrent pas. » (AH, 1, xiii) [14]
Le lieu le plus représentatif d’un de ces instants bloqués est ce sphinx contre lequel les voyageurs trouvent le pauvre Pym mort, enchaîné du fait du métal de son fusil. Déjà, Pym se trouve enfermé dans un temps situé entre deux romans : il est à la frontière entre Les Aventures d’Arthur Gordon Pym jamais achevées d’Edgar Poe et Le Sphinx des glaces supposé en être la suite. En même temps, bien que retrouver Pym soit en principe le but de cette histoire, il paraît évident que celui-ci s’est comme détaché de tout temps, n’offrant aucun lien avec celui des voyageurs du Sphinx des glaces. D’ailleurs, lorsque finalement Jeorling et son équipe retrouvent le corps de Pym, ils sont déjà sur le chemin du retour, autrement dit cette découverte ne joue plus aucun rôle dans l’histoire, c’est un supplément qui survient à un moment de l’histoire où il n’a guère plus d’importance.
D’une autre façon, on peut dire qu’un personnage peut se retrouver dans une sorte de « point zéro » (ou en être devenu un lui-même) au milieu d’un monde dans lequel le passé ne cesse de se cogner contre le futur. C’est l’impression que ressent Joe dans Cinq semaines en ballon :
[…] tout d’un coup il fut pris de vertige ; il se crut penché sur un abîme ; il sentit ses genoux plier ; cette vaste solitude l’effraya ; il était le point mathématique, le centre d’une circonférence infinie, c’est-à-dire, rien ! (CS, xxv)
Comme si, subitement, Joe n’avait plus, l’espace d’un instant, figuré dans un temps continu, mais s’était retrouvé isolé à l’intérieur d’une fracture temporelle.
A contrario, Axel, lui, semble faire une remontée spectaculaire à travers toutes les époques dans Voyage au centre de la terre :
Toute la vie de la terre se résume en moi, et mon cœur est seul à battre dans ce monde dépeuplé. Il n’y a plus de saisons ; il n’y a plus de climats ; la chaleur propre du globe s’accroît sans cesse et neutralise celle de l’astre radieux. […] Les siècles s’écoulent comme des jours ! Je remonte la série des transformations terrestres. […] je suis entraîné dans les espaces planétaires ! Mon corps se subtilise, se sublime à son tour et se mélange comme un atome impondérable à ces immenses vapeurs qui tracent dans l’infini leur orbite enflammée ! (VC, xxxii)
Comme souvent, Jules Verne reprend une idée ainsi ébauchée pour en faire une version plus carnavalesque. Que penser en effet de Kéraban-le-Têtu, dans le roman éponyme, dont tous les actes semblent tendre à défier l’avenir en s’accrochant sur le passé pourtant déjà disparu : bref vivant dans un présent tourbillonnant au point que le narrateur peut dire de lui : « un homme capable de partir avant même d’être arrivé ! » (KT, 1, x)
II.3. Le temps circulaire ou le retour vers le futur
« Tout ce qui a commencé a forcément une fin en ce monde », déclare le professeur Aronnax. (VL, 2, vi) Pourtant, l’ensemble des Voyages extraordinaires (y compris d’ailleurs Vingt Mille Lieues sous les mers) ne cesse de contredire cette parole d’un de ses plus éminents héros. En fait, ces voyages ne semblent jamais avoir commencé à un moment précis, il semble qu’il y ait toujours eu quelqu’un pour devancer les autres, lesquels savent que forcément quelqu’un marchera sur leurs pas et ira plus loin qu’eux. De même, les lieux ne paraissent jamais être nés à un moment précis et sous une forme définie. Tout ce monde, cet univers décrit par Verne est fait d’instabilité, de mouvements, de métamorphoses, de rassemblements, de désagrégements, d’émergences et d’immersions. Un groupe d’îles peut devenir un continent, un continent peut être englouti sous les eaux, une civilisation peut disparaître tandis qu’une autre recommencera le processus historique jusqu’à sa disparition. On songe bien entendu à ce fameux « Eternel retour » déjà cité par Nietzsche, dont Edom représente le paroxysme. Bien entendu, on se garderait bien de citer ce procédé temporel si cette nouvelle en était la seule illustration, la question de son attribution posant toujours d’importants débats au sein de la recherche vernienne. Mais des romans tels qu’Hector Servadac ou L’Ile mystérieuse avaient déjà abordé le sujet, même sans aller aussi loin que cette ultime œuvre. Dans L’Ile mystérieuse, les naufragés sont obligés de repartir du point zéro de l’histoire de l’humanité jusqu’à ce qu’ils parviennent à mettre en place une petite colonie disposant de technologies. Mais l’éruption du volcan et la disparition de l’île Lincoln montre que jamais, en dépit de ses progrès techniques, une civilisation ne peut être assurée d’avoir prise sur les événements terrestres. On a souvent parlé à ce sujet de l’influence nietzschéenne (ou platonicienne). René Pillorget y a vu également la trace de la vieille cosmologie mexicaine (et précisément, ces hommes du progrès qui discutent sont mexicains). [15] Sans doute ne faut-il pas négliger non plus le traumatisme que fut, un siècle auparavant, le tremblement de terre de Lisbonne qui marquât fortement les esprits.
Mais dans ces scènes d’aller-retour, est-il possible que le passé et le futur finissent par se rencontrer ? N’est-ce pas le véritable sens qu’il faut voir dans cette étonnante scène de raréfaction dans Cinq Semaines en ballon (la scène des deux ballons qui sont en fait tous deux le Victoria, ch. xxv). S’agit-il d’un effet d’optique, transformant l’atmosphère en un vaste miroir… ou le passé et l’avenir se sont-ils rencontrés l’espace de quelques secondes ?
Le passé peut ressusciter de diverses façons. Par exemple, un personnage peut constamment revenir sur les traces d’un autre, tels le capitaine Hatteras sur les traces de Franklin, mais surtout de Kane, ou encore nos voyageurs russes et anglais qui ne cessent de se retrouver dans des lieux déjà visités par le docteur Livingston. Ce sont aussi les traces d’une civilisation disparue qui réapparaissent, comme dans Vingt Mille Lieues sous les mers, avec l’Atlantide rencontrée sous les eaux. Mais une fois de plus, Verne apporte à ces procédés dont il n’est pas l’inventeur, mais le systématiseur, une variante originale. Dans Autour de la Lune, en effet, le passé est représenté par une (hypothétique) brillante civilisation sélénite, qui aurait peut-être été en avance sur nous. A contrario, nous les rattraperons dans l’avenir :
« Si donc les Sélénites existent depuis des centaines de mille ans, si leur cerveau est organisé comme le cerveau humain, ils ont inventé tout ce que nous avons inventé déjà, et même ce que nous inventerons dans la suite des siècles. Ils n’auront rien à apprendre de nous et nous auront tout à apprendre d’eux. » (AL, v)
Quant au voyage initiatique de Nell dans Les Indes Noires, on peut s’interroger sur la question de savoir si son voyage à l’extérieur de la mine correspond à un retour vers un passé idéal, dans lequel elle pourrait se réfugier, loin des incertitudes de la Cité futuriste souterraine, si au contraire les rayons solaires qu’elle a le plaisir de découvrir annonce les Lumières du Progrès en opposition à l’aveuglement dans les ténèbres souterraines. Il n’est pas certain que Verne ne provoque pas volontairement cette ambiguïté.
III. Les choses qui arriveront… peut-être
III.1. Un monde d’hypothèses
Les Voyages extraordinaires ne sont ni manichéens (y compris pour ce qui est des personnages : il y a des méchants très méchants et des gentils trop gentils, mais il y a beaucoup de personnages ambigus), ni dogmatiques. Les narrateurs exposent des avis qui ne sont jamais censés être celui de Verne (ou alors, c’est l’homme le plus versatile, voire le plus grand schizophrène de l’histoire de la littérature). Non, ce cycle d’une richesse extraordinaire est une exposition universelle de théories, appartenant au passé, au présent et même au futur, où le fixisme voisine le darwinisme, où l’hélice et le ballon sont tous deux magnifiés, où le Pôle Nord est un volcan et le Pôle Sud un sphinx, où le neptunien et le plutonien sont finalement obligés de faire bon ménage. Cet agrégat de romans est surtout une mine d’hypothèses digne de la mine de diamants de L’Etoile du Sud. C’est le carrefour de tous les mondes possibles, de tous les futurs probables, de toutes les prévisions délirantes, s’appuyant aussi bien sur la tradition que sur la superstition, sur le calcul géodésique comme sur les statistiques.
C’est par exemple, dans L’Ile à hélice, ce moment où le narrateur dit :
Et d’ailleurs, qui sait si la terre ne sera pas trop petite un jour pour ses habitants dont le nombre doit atteindre près de six milliards en 2072 – à ce que, d’après Ravenstein, les savants affirment avec une étonnante précision ? Et ne faudra-t-il pas bâtir sur la mer, alors que les continents seront encombrés ?... (IH, 1, v)
Parfois, c’est un personnage qui s’exprime : toujours dans L’Ile à hélice, Yvernès déclare qu’« A son opinion, le vingtième siècle ne s’écoulera pas sans que les mers soient sillonnées de villes flottantes. » (IH, 1, viii) Ou Robur qui affirme que « […] cette Icarie aérienne que des milliers d’Icariens peupleront un jour ! » (RC, vi) Ou bien encore le capitaine Nemo :
Et je concevrais la fondation de villes nautiques, d’agglomérations de maisons sous-marines, qui comme le Nautilus reviendraient respirer chaque matin à la surface des mers […] (VL, 1, xviii)
On voit qu’il existe un type de personnages prophétiques chez Verne. Dean Pitferge a lui aussi de beaux projets :
« Savez-vous, mon cher monsieur, ce que je ferais du Great Eastern s’il m’appartenait ? Non ? Eh bien, j’en ferais un bateau de luxe à dix mille francs la place. Il n’y aurait que des millionnaires à bord, des gens qui ne seraient pas pressés. » (VF, xxv)
De même, Paulina Barnett qui fait aussi des projets finalement pas si utopiques que cela :
Puis, quel charme ce serait de voyager ainsi avec sa maison, son jardin, son parc, son pays lui-même ! Une île errante, mais j’entends une véritable île, avec une base solide, insubmersible, ce serait véritablement le plus confortable et le plus merveilleux véhicule que l’on pût imaginer. On a fait des jardins suspendus, dit-on ? Pourquoi, un jour, ne ferait-on pas des parcs flottants qui nous transporteraient à tous les points du monde ? (PF,2, iv)
Paulina fait une prédiction métatextuelle, puisqu’elle annonce tout simplement le programme de L’Ile à hélice ! De même les personnages de La Maison à vapeur, qui présagent déjà le scénario de Maître du monde :
Une maison roulante ! s’écriait-il, une maison qui est à la fois une voiture et un bateau à vapeur ! Il ne lui manque plus que des ailes pour se transformer en appareil volant et franchir l’espace !
— Cela se fera un jour ou l’autre, ami Hod, répondit sérieusement l’ingénieur.
— Je le sais bien, ami Banks, répondit non moins sérieusement le capitaine. Tout se fera ! Mais ce qui ne se fera pas, ce sera que l’existence nous soit rendue dans deux cents ans pour voir ces merveilles ! La vie n’est pas gaie tous les jours, et, cependant, je consentirais volontiers à vivre dix siècles – par pure curiosité ! (MV,1, viii)
A contrario, on s’interroge dans Le Testament d’un excentrique sur une possibilité qui a déjà vu sa réalisation dans un roman antérieur (c’est-à-dire dans Voyage au centre de la terre, rédigé trente ans plus tôt) : « […] ne découvrira-t-on pas un jour tout un monde extraordinaire dans les entrailles du globe terrestre ?... » (TE, 2, v) [16]
Le questionnement hypothétique représente souvent la parole finale d’un roman, tel Autour de la lune :
« Et maintenant, cette tentative sans précédents dans les annales des voyages amènera-t-elle quelque résultat pratique ? Etablira-t-on jamais des communications directes avec la Lune ? Fondera-t-on un service de navigation à travers l’espace, qui desservira le monde solaire ? Ira-t-on d’une planète à une planète, de Jupiter à Mercure, et plus tard d’une étoile à une autre, de la Polaire à Sirius ? Un mode de locomotion permettra-t-il de visiter ces soleils qui fourmillent au firmament ? » (AL, xxiii)
Mais si on veut avoir une idée complète de tous les registres que Verne est capable d’aborder sur ce thème, on ne peut que recommander la lecture d’Hector Servadac, deuxième partie, onzième chapitre intitulé : « Dans lequel le monde savant de Gallia se lance, en idée, au milieu des infinis de l’espace ». Là aussi, Verne est bien plus proche de l’anticipation ou science fiction ou tout ce qu’on voudra en matière de science hypothétique et de demain, en considérant que dans ce voyage interplanétaire, l’avenir peut offrir toutes sortes de possibles. Temps du récit (passé simple) et de la certitude (imparfait) sont rejoints par les temps du possible (futur antérieur et conditionnel). Timascheff et Servadac regardent vers l’avenir avec une certaine sécurité, se plaisent à imaginer (non sans une certaine appréhension peut-être ?) ce qui se serait passé dans un autre scénario, et en même temps doivent prendre au sérieux quelques dangers qui menacent leur comète. Quelques pages auparavant, d’ailleurs, le regard de ces personnages, beaucoup moins pétris de certitudes, allaient en voguant dans ces espaces illimités où rien n’est jamais joué, ceci dans une belle envolée narrative :
Quand, parfois, ils considéraient la partie comme perdue, le retour à la terre comme impossible, ils se laissaient alors aller à scruter cet avenir qui les attendait dans le monde solaire, peut-être même dans le monde sidéral. Ils se résignaient d’avance à ce sort. Ils se voyaient transportés dans une humanité nouvelle et s’inspiraient de cette large philosophie qui, repoussant l’étroite conception d’un monde fait uniquement pour l’homme, embrasse toute l’étendue d’un univers habité. (HS, 2, ix)
Dans un article récent, Philippe Scheinhardt a précisé les modifications que Verne a apportées à son manuscrit : à l’origine, la possibilité d’un non-retour vers la terre est beaucoup plus prégnante. De ce soudain manque d’audace (si l’on peut parler ainsi s’agissant d’un roman qui multiplie les fantaisies), P. Scheinhardt pose cette question qui relativise le phénomène : « Comme tant d’autres, Jules Verne n’a-t-il pu être confronté au problème de la ramification des possibles temporels des personnages de sa chronique galienne avec le désir ou la crainte d’un choix parmi les nombreux avenirs envisageables […] ? » [17]
III.2. Un avenir apocalyptique
S’il y a des personnages verniens, en général des profanes comme Paulina Barnett ou Yvernès ou Nemo, qui émettent beaucoup d’hypothèses, d’autres, presque toujours des savants, ont au contraire un langage purement prophétique et se montrent formels dans leurs prédictions. Le docteur Fergusson, dans Cinq Semaines en ballon, indique le passage du conditionnel à la prédiction pure et simple. Il commence en disant :
Et sait-on, répliqua le docteur, si quelque jour cette contrée ne deviendra pas le centre de la civilisation ? Les peuples de l’avenir s’y porteront peut-être, quand les régions de l’Europe se seront épuisées à nourrir leurs habitants.
Puis, quand Kennedy s’étonne, le docteur, pris dans son enthousiasme verbal, devient purement affirmatif, voire prédicatif : « Vois la marche des événements ; considère les migrations successives des peuples, et tu arriveras à la même conclusion que moi. » La prédiction n’est pas de la divination, mais le résultat d’un exercice de logique, à partir d’une observation du passé.
Mais plus intéressante encore est alors la réaction de Kennedy :
…ce sera peut-être une fort ennuyeuse époque que celle où l’industrie absorbera tout à son profit ! A force d’inventer des machines, les hommes se feront dévorer par elles ! Je me suis toujours figuré que le dernier jour du monde sera celui où quelque immense chaudière chauffée à trois milliards d’atmosphères fera sauter notre globe ! (CS, xvi)
Kennedy devient lui aussi prophète, mais c’est parce que l’auteur de ses jours, qui fait preuve dans ce roman d’un certain optimisme, a mis dans la bouche de Fergusson la voix de l’avenir progressif et dans celle du pessimiste Ecossais le ton du futur apocalyptique. Ferguson est quasiment le seul savant du cycle vernien à montrer un éternel optimisme dans ses propos. Déjà, Aronnax annonce que « […] la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elle deviendra inhabitable et inhabitée comme la lune, qui depuis longtemps a perdu sa chaleur vitale. » (VL, 2, vii) Déclaration importante, qui me semble confirmer mon impression que l’astre d’Autour de la Lune est le miroir de la terre, ou plutôt le reflet de son avenir. On remarquera au passage la contradiction qui semble apportée ici à l’idée cyclique exprimée en II.3. Sauf bien entendu si les Terriens sont appelés à l’avenir à prendre la place des Sélénites.
La prophétie qui semble revenir le plus couramment dans les Voyages est celle qui apparaît pour la première fois à nouveau dans la bouche d’Aronnax. Il prédit en effet, au sujet de l’archipel de Pomotou dont les îles sont coralligènes, qu’
un soulèvement lent, mais continu, provoqué par le travail des polypes, les reliera un jour entre elles. Puis, cette nouvelle île se soudera plus tard aux archipels voisins, et un cinquième continent s’étendra depuis la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie jusqu’aux Marquises.
Dans Le Chancellor, J.-R. Kazallon fait exactement la même prédiction concernant l’archipel bermudien :
« D’ailleurs, il est destiné à s’accroître, et probablement sur une vaste échelle. Avec le temps – ce principe du travail de la nature -, cet archipel, déjà composé de cent cinquante îles ou îlots, en comptera un plus grand nombre, car la madrépores travaillent incessamment à construire de nouvelles Bermudes, qui se relieront entre elles et formeront peu à peu un nouveau continent. » (CR, 5)
Et on renchérit à ce sujet dans L’Ile mystérieuse :
« Et je crois bien que, les siècles succédant aux siècles et les infusoires aux infusoires, ce Pacifique pourra se changer un jour en un vaste continent, que des générations nouvelles habiteront et civiliseront à leur tour. » (IM, 1, xxi)
C’est Yvernès qui va le plus loin, en prédisant « dans un élan de prophétique enthousiasme » que « sur ces parages actuellement sillonnés par les voiliers et les steamers, fileront à toute vapeur des trains express qui relieront l’ancien et le nouveau monde… » (IH, 1, xii)
Mais il est bien difficile de faire des prédictions dans un monde aussi instable, comme le remarque à nouveau dans Le Chancellor André Letourneur :
« — Qui sait s’il ne disparaîtra pas bientôt par suite d’un phénomène semblable à celui qui l’a produit ? répond André Letourneur. Vous le savez, monsieur Kazallon, ces îles volcaniques n’ont souvent qu’une durée éphémère, et quand les géographes auront inscrit celle-ci sur leurs nouvelles cartes, peut-être n’existera-t-elle déjà plus ! » (CR, xviii)
Autre prédiction, celle de Pencroff dans L’Ile mystérieuse :
« […] nous ferons de cette île une petite Amérique ! Nous y bâtirons des villes, nous y établirons des chemins de fer, nous y installerons des télégraphes, et un beau jour, quand elle sera bien transformée, bien aménagée, bien civilisée, nous irons l’offrir au gouvernement de l’Union ! » (IM, 1, xi)
Mais c’est toujours dans L’Ile mystérieuse qu’apparaît la prédiction la plus détaillée, de la bouche de Cyrus Smith, sur le devenir de la planète (IM, 1, xxi). Prophète parmi les prophètes, Cyrus en prodigue d’ailleurs une autre concernant cette fois le devenir des ressources naturelles (2, xi).
Beaucoup plus cynique est le ton du dialogue suivant entre le capitaine Nicholl et Michel Ardan :
« — Alors, demanda Nicholl, qu’arriverait-il donc si la Terre s’arrêtait subitement dans son mouvement de translation ?
« — Sa température serait portée à un tel point, répondit Barbicane, qu’elle serait immédiatement réduite en vapeurs.
« — Bon, fit Michel, voilà un moyen de finir le monde qui simplifierait bien les choses. » (AL, vi)
Et que penser de ces réflexions, dans L’Invasion de la mer ?
— Eh bien, mon cher Hardigan, ne vous plaignez pas trop, car si tout le Sahara eût été encore d’un niveau inférieur à celui de la Méditerranée, soyez sûr que nous l’aurions transformé en Océan depuis le golfe de Gabès jusqu’au littoral de l’Atlantique ! comme cela a dû exister en certaines périodes géologiques.
— Décidément, déclara en souriant l’officier, les ingénieurs modernes ne respectent plus rien ! Si on les laissait faire, ils combleraient les mers avec les montagnes et notre globe ne serait qu’une boule lisse et polie comme un œuf d’autruche, convenablement disposée pour l’établissement de chemins de fer ! (IR, vi)
III.3. L’avenir est dans le livre
Si les Voyages extraordinaires nous donnent de magnifiques aperçus d’avenirs possibles (et certaines des hypothèses que nous avons rencontrées se sont vérifiées – hélas, pour certaines d’entre elles !), on ne doit jamais oublier que ces voyages sont, précisément, « extraordinaires ». Ils proposent plusieurs lectures du monde réel, mais ils finissent, au fil des tomes, par créer un véritable univers proche du nôtre, mais tout de même parallèle, ne serait-ce que par sa tendance à emprunter au lointain passé, au présent (il faut bien sûr songer au XIXe siècle) et au futur (dont nous sommes en partie les représentants). De plus, l’étendue de l’écriture de ce cycle (quarante ans) fait qu’il crée des origines et des devenirs à la fois à ses divers narrateurs et à l’histoire qu’il raconte.
Bien plus à mon sens que les machines ou les explorations, ce qui fait la modernité des Voyages, c’est son caractère métatextuel. Bien avant les surréalistes et les nouveaux romanciers (bien après Scarron, Diderot et Sterne), Verne n’a cessé de se mettre en scène de façon déguisée dans son œuvre et de laisser entendre que cet univers était d’abord le sien. De ce fait, l’avenir présenté dans ces histoires est aussi celui de l’ouvrage dans lequel elles sont présentées. Ou pour être plus exact, la narration et le volume sont les bornes à la fois physique et temporelle des Voyages. Ceci est sans doute logique pour le lecteur… mais est également exprimé par les personnages. L’avenir pour nombre d’entre eux est en effet représenté de deux façons. D’abord par un discours qui annonce quel sera le programme de l’ouvrage ; ensuite par ce moment particulier où quelqu’un lira leurs aventures. [18] S’agissant du premier cas, le discours programmatique peut être proféré par un narrateur ; tel celui de La Jangada qui nous prédit quelle sera la réaction de Yaquita selon la manière d’agir de son époux, Joam Garral (JA, 1, v). Cette sorte de parole omnisciente qui prévoit tous les cas de figure est largement usitée en ce siècle de Balzac et de Hugo. Plus particulier à Verne, cette manière dont un des personnages annonce aux autres ce qui va arriver selon si les choses continuent en l’état, ou si elles se passent comme on le souhaite. D’une certaine manière, le personnage annonce la suite du livre et fait saliver aussi bien ses compagnons que le lecteur. L’un des meilleurs exemples est cette déclaration du capitaine Nemo :
Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passé à mon bord. Vous allez voyager dans le pays des merveilles. L’étonnement, la stupéfaction seront probablement l’état habituel de votre esprit. Vous ne vous blaserez pas facilement sur le spectacle incessamment offert à vos yeux. Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous-marin – qui sait ? le dernier peut-être – tout ce que j’ai pu étudier au fond de ces mers tant de fois parcourues, et vous serez mon compagnon d’études. A partir de ce jour, vous entrez dans un nouvel élément, vous verrez ce que n’a vu encore aucun homme […] (VL, 1, x)
Le personnage qui « fait le programme » peut se tromper du tout au tout, comme Matakit, dans L’Etoile du Sud, qui se prédit un avenir qui ne se réalisera pas (EO, vii). Ou encore M. Perry, le régisseur des Burbank dans Nord contre Sud, qui déclare, au sujet des Noirs, que « Si on les livre à leur seule volonté, ils dépériront, et la race en sera bientôt perdue. » (NS, 1, vi). On peut même dire qu’à la longue, on nous permet de juger d’un personnage par sa propension à être bon ou mauvais prophète et il est certain que Matakit et Perry sont plutôt des êtres ridicules. En revanche, beaucoup plus prophétique est le propos, toujours dans Nord contre Sud, de James Burbank :
Je crains que le Sud ne marche à des désastres qu’il aurait pu éviter, et c’est dans son intérêt même que j’aurais voulu le voir suivre une autre voie au lieu de s’engager dans une guerre contre la raison, contre la conscience universelle. Vous reconnaîtrez un jour que ceux qui vous parlent, comme je le fais aujourd’hui, n’avaient pas tort. Quand l’heure d’une transformation, d’un progrès moral a sonné, c’est folie de s’y opposer. (NS, 1, vii)
L’avenir est également vu selon la façon dont la narration de toutes ces aventures va être lue. Cinq Semaines en ballon s’achève par une allusion à la lecture qu’on fera du compte-rendu de ce voyage. [19] Dans Vingt milles lieues sous les mers, Nemo remet un ouvrage au professeur Aronnax en lui déclarant solennellement :
Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit écrit en plusieurs langues. Il contient le résumé de mes études sur la mer, et, s’il plaît à Dieu, il ne périra pas avec moi. Ce manuscrit, signé de mon nom, complété par l’histoire de ma vie, sera renfermé dans un petit appareil insubmersible. Le dernier survivant de nous tous à bord du Nautilus jettera cet appareil à la mer, et il ira où les flots le porteront. (VL, 2, xix)
Pour Nemo, l’avenir se résume désormais en ce manuscrit. Or, tout ceci nous est rapporté par Aronnax qui est, comme on le sait, le narrateur interne de cette histoire. C’est donc un autre manuscrit (dans lequel celui de Nemo est mis en abyme) qui présente les limites temporelles de toute cette épopée finalement très limitée dans le temps (une bonne année), qui pose beaucoup de questions pour le futur, mais qui en même temps semble considérer ce futur en suspension du fait même de renvoyer aux lecteurs de l’histoire.
Plus subtil encore (ou plus ironiquement prétentieux), Kazallon fait des projections sur l’avenir à partir des enseignements que ses lecteurs tireront de la lecture de ses écrits :
Que l’on me pardonne ces détails ! Je ne dois rien cacher de ce que les naufragés du Chancellor ont souffert ! On saura, par ce récit, tout ce que des êtres humains peuvent supporter de misères morales et physiques ! Que ce soit l’enseignement de ce journal ! Je dirai tout, et, malheureusement, je pressens que nous n’avons pas encore atteint le maximum de nos épreuves ! (CR, xl)
Tout au long des Voyages, on se soucie donc à la fois de savoir comment se terminera l’aventure, mais aussi comment elle sera appréciée par les lecteurs. Dans Le Village aérien, Max et John semblent très soucieux de ce que penseront les lecteurs du récit rédigé par John. Or, cette interrogation se produit dès le premier chapitre, alors qu’il ne leur est rien arrivé. Comme pour s’excuser auprès des lecteurs de déclencher des aventures peu ordinaires. Pour ne citer que cet exemple (car le phénomène est récurrent), à plusieurs reprises, dans Le Volcan d’or, il est fait allusion à « un grand livre de la destinée » qui décide du sort du malheureux Summy Skin. On songe au « grand livre » de Jacques le Fataliste ; on songe surtout que ce « grand livre de la destinée », c’est le scénario élaboré par Verne lui-même, qui a le délicieux privilège de pouvoir décider du futur au moins pour son propre univers. Lui qui a été jusqu’à représenter l’avenir pour l’univers en suspension d’un autre créateur (je fais allusion bien entendu au Sphinx des glaces, « suite » des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe). Au fond, peut-être Jules Verne ne s’est jamais exposé comme auteur dans un de ses romans autant que lorsque Jeorling, narrateur interne du Sphinx des glaces, déclare :
Me voici donc lancé dans les aléas d’une aventure qui, selon toute probabilité, dépasserait en imprévu mes voyages antérieurs. Qui aurait cru cela de moi ?... Mais j’étais saisi dans un engrenage qui me tirait vers l’inconnu […] Et, cette fois, qui sait si le sphinx des régions antarctiques ne parlerait pas pour la première fois à des oreilles humaines ?... (SG, 1, ix)
Au tout début du Château des Carpathes, le narrateur a cette formule : « Si notre récit n’est point vraisemblable aujourd’hui, il peut l’être demain, grâce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l’avenir […] » Si les deux mondes, celui du réel et l’ « univerne » restent parallèles, l’avenir n’a cessé et ne cessera de leur réserver de plus en plus d’interconnexions.
NOTES
- Quoique datés, les travaux de Mickhaïl Bakhtine sur ce sujet, et notamment sur le « chronotope », me semblent toujours être un objet de référence. Cf. pour l’édition française, Mickhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978. ^
- Dans son Encyclopédie, Pierre Versins qualifie Cinq semaines en ballon de « légère conjecture ». Selon la définition de Versins, la science-fiction est « l’ensemble des conjectures romanesques rationnelles ». Le roman de Verne – donnant les détails de la découverte des sources du Nil par Fergusson et ses deux compagnons - a été publié plus de trois mois avant l’annonce à Londres de la découverte – réelle – des sources de ce même Nil par le capitaine anglais John Hanning Speke (1827–1864). Si Speke atteint les sources – l’exutoire du lac Victoria – le 28 juillet 1862, ce n’est que le 30 avril 1863 que le télégramme envoyé d’Alexandrie parvient à Londres, annonçant le retour de Speke à Khartoum. ^
- Il s’agit du lieutenant Villette, L’Invasion de la mer, chapitre VIII. ^
- On trouvera bien entendu cette savoureuse exception que représente Le Tour du monde en quatre-vingts jours avec son « jour fantôme ». Au fur et à mesure de sa progression vers l’est, Fogg, s’il avance spatialement, s’il avance également dans la chronologie, fait toujours vingt-trois pas en avant, un pas en arrière (si l’on veut bien remplacer les heures par des pas). Sur ce sujet, voir Daniel Compère, « Le jour fantôme », in Jules Verne 1, « Le Tour du monde », Paris : Minard, Lettres modernes, 1976, pp. 31–51. ^
- Philippe Mustière, « Jules Verne et le roman-catastrophe », in Bulletin de la Société Jules Verne n° 47, 3e trim. 1978, p. 205. ^
- Lucian Boia, « Un écrivain original : Michel Verne », in Bulletin de la Société Jules Verne n° 70, 2e trim. 1984, p. 91 ^
- Jean-Pierre Picot, « Jules Verne est-il un auteur de science-fiction ? », in Jules Verne cent ans après, Actes du Colloque de Cerisy, éd. J.-P. Picot et C. Robin. Rennes : Terre des brumes, 2005, pp. 453–454. ^
- Dans le même article, Jean-Pierre Picot remarque qu’ « il y a régulièrement confusion entre la réalité du texte vernien, texte objet d’un souvenir lointain et non relu de fraîche date, et un souvenir déformant. Ce souvenir déformant comble des lacunes restées ouvertes dans l’horizon d’attente du lecteur d’autrefois […] » (Ibid, p. 437) On ne peut que partager cette opinion, mais j’ajouterai que Verne fait tout pour qu’il en soit ainsi, suggérant, frôlant, entrouvrant toujours la porte et laissant dépasser un pied dans le corridor de tous les possibles, sans jamais vraiment entrer, mais laissant aux lecteurs respirer des parfums d’horizons lointains dans l’espace et dans le temps, hommes préhistoriques, années-lumière ou XXe siècle. ^
- On pourrait être tenté de considérer également L'Ile à hélice comme un autre roman futuriste, de la même manière que Paris au XXe siècle. En réalité, ces deux romans sont très éloignés l'un de l'autre. Même s'il paraît tourné en apparence vers l'avenir, L'Ile à hélice montre plutôt une sorte d'îlot futuriste détaché du reste du monde qui ne vivrait pas du tout de la même façon que lui. On ne doit pas oublier que les Français sont très étonnés de ce qui se passe dans Standard-Island, preuve que les choses sont différentes sur la terre ferme. Le futurisme dans ce roman consiste surtout en gadgets et en matériaux haute technologie acquis par des gens fortunés mais dont les mentalités restent très dix-neuvième siècle. Dans Paris au XXe siècle, en revanche, toute la société et les mentalités de ceux qui constituent cette société sont futuristes. ^
- Jean Delabroy, « La pierre du dernier salut. Les Indes noires », in Jules Verne 5, « émergences du fantastique », Paris : Lettres modernes Minard, 1985, p. 46. ^
- Jules Verne, « La Vie », in Poésies inédites, éd. C. Robin, Paris : Le Cherche Midi éditeur, 1989, « La Bibliothèque Verne », p. 176. Je remercie Volker Dehs de m’avoir rappelé l’existence de ce poème. ^
- Le procédé a d’autant plus de saveur que le premier chapitre est situé en 1860, que le retour en arrière est daté de 1859, mais que les premiers lecteurs en auront connaissance en 1864, ce qui me paraît poser la question de la date de rédaction : j’ai toujours cité, comme tout le monde à ma connaissance, l’année 1863, à la suite de Cinq Semaines en ballon ; j’émettrai désormais les plus grandes réserves à ce sujet pour cette raison et pour d’autres motifs qui n’ont pas leur place ici. ^
- On sait qu’une variante de ce procédé sera utilisée dans L’Ile mystérieuse. Des événements mystérieux qui laissent supposer qu’un personnage vit caché quelque part dans l’île et veille sur les faits et gestes des naufragés, leur apportant de l’aide, allant finalement jusqu’à leur écrire un message. ^
- En revanche, je ne vois pas Hector Servadac pouvoir être considérée comme une œuvre futuriste. Il s’agit d’un chef-d’œuvre à la fois fantastique, poétique et satirique, avec des héros à qui il arrive une aventure totalement invraisemblable (et qui n’a donc rien d’anticipateur) mais qui, dans leur façon d’être, se comportent exactement comme des citoyens des années 1870. Il n’y a aucune évolution d’enregistrée dans ce roman, ce serait même plutôt l’inverse. ^
- René Pillorget, « Optimisme ou pessimisme de Jules Verne », in Europe n° 595–596 spécial Jules Verne, nov.–déc. 1978, p. 26. ^
- Ce sujet a fait l’objet de deux articles fondateurs, beaucoup plus détaillés : voir Volker Dehs, « Prélèvement et remploi dans l’œuvre vernienne », Bulletin de la Société Jules Verne n° 79 (1986), pp. 27–31 ; et Daniel Compère, « Reflets et projections dans l’œuvre vernienne », Bulletin de la Société Jules Verne n° 82 (1987), pp. 9–17. ^
- Philippe Scheinhardt, « Allers et retours de la plume. Sur les pages du brouillon de La Comète », in Europe n° 909–910 spécial « Jules Verne », janv.–févr. 2005, p. 168. ^
- On ne peut que renvoyer, pour ce qui concerne le phénomène métatextuel, à l’ouvrage de Daniel Compère, Jules Verne écrivain. Genève : Droz, 1991. Plus particulièrement au chapitre intitulé « Le ludotexte », pp. 89–121. ^
- Simone Vierne a minutieusement relevé ce moment où la voix narrative « se fait de plus en plus distante, de plus en plus officielle », « passage du récit direct aux récits des journaux, puis au récit de Fergusson », « et un dernier paragraphe éloigne encore le narrateur, et la participation des lecteurs, de ce qui a été raconté ». « Ainsi, Jules Verne ne joue pas jusqu’au bout le jeu du ‘récit véridique parce qu’il a été rédigé d’après des notes de voyage’, ou du moins il rend ce jeu ambigu. » (Jules Verne. Une vie, une œuvre, une époque. Paris, Balland, 1986, pp. 134–135) ^
ABRÉVIATIONS
- AH = Voyages et aventures du capitaine Hatteras (Paris : Hetzel, 1866)
- AL = Autour de la Lune (Paris : Hetzel, 1870)
- CC = Le Château des Carpathes (Paris : Hetzel, 1892)
- CF = Le Chemin de France (Paris : Hetzel, 1887)
- CL = César Cascabel (Paris : Hetzel, 1890)
- CM = La Chasse au météore (Paris : Hetzel, 1908)
- CR = Le Chancellor (Paris : Hetzel, 1875)
- CS = Cinq semaines en ballon (Paris : Hetzel, 1863)
- EO = L'Etoile du Sud (Paris : Hetzel, 1884)
- FN = Famille-sans-nom (Paris : Hetzel, 1889)
- HS = Hector Servadac (Paris : Hetzel, 1877)
- IH = L’Ile à hélice (Paris : Hetzel, 1895)
- IM = L’Ile mystérieuse (Paris : Hetzel, 1874–75)
- IN = Les Indes Noires (Paris : Hetzel, 1877)
- IR = L’Invasion de la mer (Paris : Hetzel, 1905)
- JA = La Jangada (Paris : Hetzel, 1881)
- KT = Kéraban-le-têtu (Paris : Hetzel, 1883)
- MB = Mistress Branican (Paris : Hetzel, 1891)
- MM = Maître du monde (Paris : Hetzel, 1904)
- MV = La Maison à vapeur (Paris : Hetzel, 1880)
- NS = Nord contre Sud (Paris : Hetzel, 1887)
- PB = P’tit-Bonhomme (Paris : Hetzel, 1893)
- PF = Le Pays des fourrures (Paris : Hetzel, 1873)
- RC = Robur le conquérant (Paris : Hetzel, 1886)
- SD = Sans dessus dessous (Paris : Hetzel, 1889)
- SG = Le Sphinx des glaces (Paris : Hetzel, 1897)
- TE = Le Testament d’un excentrique (Paris : Hetzel, 1899)
- VA = Le Village aérien (Paris : Hetzel, 1901)
- VC = Voyage au centre de la Terre (Paris : Hetzel, 1864)
- VL = Vingt mille lieues sous les mers (Paris : Hetzel, 1869–70)
- VO = Le Volcan d’or (Paris : Hetzel, 1906)
LIVRES ET ARTICLES CITÉS
Bakhtine, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, [Moscou, Khoudojestvennaïa Literatoura, 1975] Paris : Gallimard, 1978.
Boia, Lucian, « Un écrivain original : Michel Verne », in Bulletin de la Société Jules Verne n° 70, 2e trim. 1984.
Chesneaux, Jean. Jules Verne. Une lecture politique. Paris : François Maspéro, 1982.
Compère, Daniel, « Le jour fantôme », in Jules Verne 1, « Le Tour du monde », Paris : Minard, Lettres modernes, 1976.
Compère, Daniel, « Reflets et projections dans l’œuvre vernienne », Bulletin de la Jociété Sules Verne n° 82 (1987).
Compère, Daniel, Jules Verne écrivain. Genève : Droz, 1991.
Dehs, Volker, « Prélèvement et remploi dans l’œuvre vernienne », BSJV n° 79 (1986).
Delabroy, Jean, « La pierre du dernier salut. Les Indes noires », in Jules Verne 5, « émergences du fantastique ». Paris : Lettres modernes Minard, 1985.
Moré, Marcel, Nouvelles explorations de Jules Verne. Paris : Gallimard, 1963.
Mustière, Philippe, « Jules Verne et le roman-catastrophe », Bulletin de la Société Jules Verne n° 47, 3e trim. 1978.
Picot, Jean-Pierre, « Jules Verne est-il un auteur de science-fiction ? », in Jules Verne cent ans après, Actes du Colloque de Cerisy, éd. J.-P. Picot et C. Robin. Rennes : Terre des brumes, 2005.-
Pillorget, René « Optimisme ou pessimisme de Jules Verne », in Europe n° 595–596 spécial Jules Verne, nov.–déc. 1978.
Scheinhardt, Philippe, « Allers et retours de la plume. Sur les pages du brouillon de La Comète », in Europe n° 909–910 spécial « Jules Verne », janv.–févr. 2005.
Versins, Pierre, Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction. Lausanne : L'Age d'homme, 1972.
Vierne, Simone, Jules Verne. Une vie, une œuvre, une époque. Paris : Balland, 1986.