Qui est le véritable auteur des Voyages extraordinaires? Jules Verne ou Jules Hetzel? Une telle question, qui frise le crime de lèse-majesté, peut paraître totalement absurde. Pourtant, elle a été posée récemment par un jeune chercheur, ce qui lui a valu le titre de docteur.
En réalité, Masataka Ishibashi ne pose pas ainsi cette question. Jules Verne est bien l’auteur des romans qui composent les Voyages extraordinaires. En revanche, en est-il le seul auteur ? Quel degré d’importance a eu l’intervention de son éditeur dans la création romanesque ? Et Hetzel n’est-il pas le créateur du concept global des Voyages, et de ce fait, indirectement, le coauteur des romans qui composent le cycle romanesque ? Autant de questions que le chercheur a posées et auxquelles il a tenté de répondre tout au long de sa thèse intitulée : Description de la Terre comme projet éditorial. Voyages extraordinaires de Jules Verne et système de l’éditeur Hetzel. [1]
Cette thèse de plus de 350 pages, jamais publiée, datant déjà de plus de deux ans, a été injustement ignorée d’autant plus que le jury lui a assigné la meilleure mention. Ce compte-rendu tardif a pour but de la faire connaître, d’inciter les chercheurs verniens à la lire et ce sera ensuite à eux de juger.
L'auteur
Masataka Ishibashi est l’un des quatre fondateurs de la Société Japonaise Vernienne qui a vu le jour en 2006 [2]. Il est le rédacteur de la publication annuelle de cette Société, Excelsior!, où sont proposés des textes de haute qualité. Excelsior! entre en mars 2010 dans sa 4e année. Masataka Ishibashi a prononcé une intervention à l’Ecole Centrale de Nantes en 2005, lors d’un colloque consacré à « Jules Verne, les Machines et les Sciences » (son article s’intitule : « Les valeur littéraires d’un objet technique : le ballon chez Verne et quelques autres écrivains » [3]). Il est également membre de la Société pour la promotion des sciences. Surtout, il a fait partie du comité d’organisation d’un colloque sur Michel Butor qui a eu lieu en septembre 2008 à l’Université Rikkyo (Japon). Masataka Ishibashi vient de traduire en japonais les romans Autour de la Lune et Sans dessus dessous.
La thèse
Cette thèse repose sur l’idée suivante, fort audacieuse et qui peut à juste titre en faire sursauter plus d’un : Hetzel serait « pour Verne un quasi-coauteur ». Dans son introduction, M. Ishibashi annonce de plus le paradoxe suivant : pour que le « système », à partir duquel le processus éditorial des Voyages extraordinaires fonctionne, puisse perdurer, il est justement indispensable qu’Hetzel ne soit pas reconnu comme coauteur. D’où cette remarque :
Ainsi le « système » se charge de réaliser ce double paradoxe : plus Verne s’annihile comme auteur en acceptant largement les interventions de l’éditeur, plus il devient auteur ; plus Hetzel intervient comme auteur, plus il devient éditeur. » (Thèse, p. 8)
M. Ishibashi se propose donc de nous montrer le fonctionnement de ce système et de nous démontrer qu’Hetzel est le coauteur de Verne. Mais il a un autre but : expliquer comment le cycle romanesque se transforme en une description totalisante de la Terre.
La première partie de la thèse s’intitule « Comment ils ont écrit certains de ses livres ». C’est de loin la plus audacieuse des deux. Le premier chapitre détaille la carrière d’Hetzel de 1836 jusqu’à 1864, mais aussi examine certaines caractéristiques de l’édition à l’âge romantique : dès ce chapitre, M. Ishibashi insiste sur le caractère interventionniste, non seulement d’Hetzel, mais de nombre d’éditeurs, lesquels, bien entendu, cherchent à minimiser ces interventions aux yeux du public (sont cités notamment les rapports de Goethe avec Cotta ou de Hesse avec Fischer). Il rappelle également le fait qu’Hetzel est lui-même auteur sous le pseudonyme de Stahl et décrit la façon dont l’éditeur crée, organise et intervient dans l’écriture des Scènes de la vie privée et publique des animaux. Le chapitre II s’intéresse au mécanisme de la collaboration Verne-Hetzel et relate de façon détaillée le système des livraisons, celui des différents types d’édition : d’abord la prépublication sous forme d’un feuilleton dans la revue mensuelle créée par Hetzel : le Magasin d’éducation et de récréation ; puis l’édition en in-18 petit format et sans illustration ; enfin, l’édition in-8° grand format avec les illustrations (celle qui intéresse tant de collectionneurs). Dans ce chapitre, l’intervention d’Hetzel dans la réalisation des ouvrages est tout autant mise en valeur que l’intervention de Verne dans le système éditorial :
On tend à recourir trop facilement au titre « éducation et récréation » pour décrire les romans de Jules Verne. Mais c’est plutôt Verne qui a révélé la portée de ce titre, tout comme il a révélé Hetzel à lui-même. (Thèse, p. 104)
Il n’empêche qu’Hetzel parvient à mettre en place un système qui a pour première raison d’être une unité de forme, de longueur, de thème, voire de style pour l’ensemble des romans.
Enfin, le chapitre III de cette première partie nous fait entrer dans les coulisses des Voyages extraordinaires. S’appuyant sur la correspondance entre Hetzel et Verne, M. Ishibashi tente de démontrer que, peu à peu, l’éditeur intervient de plus en plus dans la mise en place de l’intrigue, s’assurant notamment que les éléments « verniens » soient présents dans les romans. Il s’appuie sur les nombreuses variantes entre les manuscrits et les différentes publications, notamment sur de nombreux passages supprimés ou modifiés d’Hatteras, de Vingt mille lieues sous les mers ou encore des Enfants du capitaine Grant, déjà relevés notamment par William Butcher ou Olivier Dumas. S’agissant de Michel Strogoff, Hetzel aurait pu donner des recommandations à Verne avant même que celui-ci ait écrit la moindre ligne.
La seconde partie de la thèse s’intitule « Terre et roman ». Elle est plus classique dans son approche, mais non moins intéressante. Dans le quatrième chapitre, cependant, on revient quelque peu sur le thème abordé dans la première partie en constatant à quel point les « obsessions personnelles » de Verne sont souvent systématiquement supprimées par Hetzel : il s’arrête sur plusieurs romans, terminant par Les Indes noires pour lesquelles Hetzel aurait au minimum réécrit certains passages. Dans le cinquième chapitre, il décrit la manière dont le cycle se globalise et a pour ambition de montrer un « tout » : la Terre entière. Alors que les premiers romans du cycle montraient un monde à part (le centre de la Terre, le pôle Nord, la Lune…), peu à peu chaque Voyage va présenter simplement une partie d’un tout plus vaste qui englobe l’ensemble du cycle. Sur ce point, c’est à nouveau Hetzel qui est l’organisateur, l’initiateur et, d’une certaine façon, le coauteur. Le sixième chapitre s’arrête sur trois titres : Cinq semaines en ballon, Les Enfants du capitaine Grant et Mathias Sandorf, pour appuyer son argumentation
Parmi la documention qu'a fournie M. Ishibashi, deux directions de recherches sont significatives. La première est sa connaissance profonde de la correspondance entre Verne et Hetzel, souvent citée en bas de page de la thèse. Le lecteur n'est pas obligé de tirer les mêmes conclusions que lui de certaines remarques de l'éditeur, mais la documentation sur laquelle le chercheur s'appuie est fournie.
Plus intéressant encore est la deuxième : les manuscrits de Jules Verne. En appendice, il reproduit de nombreux passages qui ont été remaniés par la suite. Ainsi, L'Archipel en feu (roman peu cité par les chercheurs), le (désormais) célèbre chapitre XIII des Indes Noires (intitulé "Une métropole de l'avenir") et de nombreux passages de Mathias Sandorf (qui n'est pas non plus l'ouvrage le plus cité de la recherche vernienne). Ces extraits et bien d'autes dont cette thèse fourmille dénotent le fait que ce jeune chercheur a su s'exercer à la lecture des manuscrits et de l'écriture de Jules Verne, à une époque où ceux-ci n'étaient pas encore numérisés et rendus disponibles en ligne par la médiathèque de Nantes.
Même si la thèse ainsi présentée peut sans doute choquer au premier abord, M. Ishibashi présente des éléments qui méritent l’examen et il nous montre l’histoire de la mise en œuvre du cycle sous un éclairage intéressant. C’est un travail qui représente une étape essentielle dans l’étude des rapports Verne-Hetzel et qui doit être recommandée à tout chercheur vernien.
NOTES
- ISHIBASHI, Masataka, Description de la Terre comme projet éditorial. Voyages extraordinaires de Jules Verne et système de l’éditeur Hetzel, Ecole doctorale « Pratiques et théories du sens », Université Paris VII – Vincennes – Saint-Denis. Doctorat de littérature et civilisation française. Thèse dirigée par le professeur Claude Mouchard et soutenue le 6 avril 2007 devant un jury composée de M. Philippe Dufour, Mlle Marie-Eve Thérenty et M. Christophe Pradeau. ^
- La Feuille de Jules n° 4, janvier 2009, bulletin de liaison du CIJV, éd. L. Sudret et M. Douchain, p. 2. ^
- ISHIBASHI, Masataka, « Les valeurs littéraires d’un objet technique : le ballon chez Verne et quelques autres écrivains », in Jules Verne. Les Machines et la Science, Actes du Colloque international de l’Ecole centrale de Nantes, éd. P. Mustière et M. Fabre, Nantes : Coiffard, 2005, pp. 150-158. ^